2-17-11. H. Poincaré à Victor Crémieu

[Après le 23.12.1901]

Cher Monsieur,

Voici le résumé des observations que je désirais vous envoyer par écrit.

Permettez moi d’appeler pour abréger :

Expérience AA celle qui fait l’objet de la 1re partie de votre thèse (effet inverse de celui de Rowland)

Exp. BB celle qui fait l’obj. de la 2de partie (effet Rowland observé par induction)

Exp. CC celle qui fait l’obj. de la 3e partie (effet Rowland observé directement)

Exp. DD celle que je vous avais demandé de faire avec un dispositif analogue à celui de l’exp. CC, mais avec un disque tournant plein et un secteur inducteur fixe ; le disque tournant étant sillonné de rainures circulaires.

Exp. EE celle où vous avez réalisé des courants ouverts, mesurables au galvanomètre.

Exp. FF celle de Carvalho.

Selon moi, c’est surtout aux exp. BB, CC, DD, EE, FF qu’il faut s’attacher d’abord, l’exp. AA en étant à peu près indépendante et étant d’ailleurs beaucoup plus délicate. Je ferai cependant à la fin de cette lettre, diverses observations se rapportant à l’exp. AA. Examinons d’abord les contradictions que semblent soulever les exp. BB CC DD EE et qu’il s’agit de faire disparaître. Ces contradictions sont de 2 sortes :

1° Contradictions qui s’attachent à la notion même de courant ouvert.

2° Contradiction apparente entre les exp. DD et EE.

1° Contradictions inhérentes à la Notion même de Courant ouvert.

Si l’on définit le courant par l’action sur le galvanomètre, c’est à dire par les équations11endnote: 1 En notation moderne : 4πj=×H4\pi j=\vec{\nabla}\times\vec{H}.

4πu\displaystyle 4\pi u =dγdydβdz\displaystyle=\frac{d\gamma}{dy}-\frac{d\beta}{dz}
4πv\displaystyle 4\pi v =dαdzdγdx\displaystyle=\frac{d\alpha}{dz}-\frac{d\gamma}{dx}
4πw\displaystyle 4\pi w =dβdxdαdy\displaystyle=\frac{d\beta}{dx}-\frac{d\alpha}{dy}
(uu, vv, ww, compos. du courant
 α\alpha, β\beta, γ\gamma, \ldots de la force magnét.)

tous les courants sont fermés par définition. Car on déduit de là :

dudx+dvdy+dwdz=0\frac{du}{dx}+\frac{dv}{dy}+\frac{dw}{dz}=0

et il ne s’agit plus de chercher s’ils se ferment, mais comment ils se ferment.

2° Comparaison des exp. DD et EE

L’exp. DD a donné des résultats négatifs comme si l’action des courants de conduction était détruite par celle des courants de convection.

L’exp. EE a donné des résultats positifs comme si cette compensation n’avait pas lieu.

Nous commencerons par l’examen de la 2de contradiction. On en peut tenter plusieurs explications.

La 1re est celle à laquelle vous songez certainement mais que je ne puis adopter sans plus de preuves. Vous admettez non seulement qu’un courant de convection ne produit pas d’effet magnétique, mais qu’il en est de même d’un courant de conduction se propageant lentement et que dans ce dernier cas “il ne se produit pas de différence de potentiel pouvant donner lieu à un courant de conduction proprement dit.”

Cette hypothèse rend bien compte du résultat de l’exp. DD, mais elle est inadmissible à mon sens.

On peut d’ailleurs la soumettre à diverses vérifications :

1re vérif. (expérience DD^{\prime})

Reprenons l’exp. DD, mais outre les rainures circulaires assez larges pour opposer un obstacle absolu au courant, traçons des rainures radiales très fines et très nombreuses où jailliront des étincelles. Ces étincelles sont la preuve qu’il y a bien des différences de potentiel. C’est ce que j’appellerai l’expérience DD^{\prime}.

Si le résultat reste négatif, c’est que les courants en question qui ne peuvent guère être différenciés des véritables courants de conduction se comportent comme les courants de conduction à propagation lente de l’exp. DD.

Ou bien encore supposons que nous n’ayons d’inducteur que d’un coté que sur la face BBBB du disque tournant on ait des secteurs iso

[Uncaptioned image]

2e Vérif. (exp. D′′D^{\prime\prime})

Je suppose que l’on supprime les rainures circulaires, nous aurons une nouvelle distribution de nos courants de conduction et il semble qu’ils devront encore être regardés comme des courants de conduction à propagation lente. Si le résultat ne reste pas négatif, c’est que dans certaines conditions ces courants doivent agir.

C’est ce que j’appellerai l’exp. D′′D^{\prime\prime}.

2e explication

On pourrait encore expliquer la différence entre les exp. DD et EE de la manière suivante : Dans l’expérience DD comme dans l’exp. EE on a un courant de convection et un courant de conduction, mais dans l’exp. EE ce courant de conduction est uniq. ; dans l’exp. DD il y en a 2, l’un faisant le tour du disque dans le sens opposé au courant de convection, l’autre plus faible dans le sens du courant de convection par le portion du disque mobile qui n’est pas vis à vis de l’inducteur.

Cette différ. peut paraître au 1er abord peu importante mais en y réfléchissant voici ce qu’on voit : supposons pour fixer les idées que l’inducteur dans l’exp. DD comme dans l’exp. EE occupe un quadrant. Cela posé dans un cas comme dans l’autre supposons superposés 4 appareils identiques ; (4 appareils DD ou 4 appareils EE) chacun d’eux décalé de 90° par rapport au précédent. Les courant de convection n’agissant pas, considérons l’ensemble des courants de conduction. Dans le cas EE nous avons quatre courants de conduction dont l’ensemble forme 1 courant fermé dont l’effet semble-t-il ne peut être nul. Dans le cas DD nous avons 8 courants de conduction dont l’ensemble constitue 2 courants fermés se détruisant mutuellement de sorte que l’effet des 4 appareils réunis devant être nul, il n’y a pas de contradiction à ce que l’un des appareils donne un effet nul.22endnote: 2 Variante : “appareils isolés donne un effet nul.”

Est-ce pour cela que dans le cas DD on a un résultat négatif et dans le cas EE un résultat positif ?

J’ai cherché à baser sur cette seule considération une thèse sur l’action des courants ouverts, mais j’ai échoué, parce que j’arrivais à des résultats en contradiction avec le principe des courants sinueux.

Alors voici ce qu’il faudrait faire ; il faut pour ainsi dire réaliser les conditions de l’exp. DD, mais en n’offrant au courant de conduction qu’un seul chemin, pour ne pas avoir deux courants de conduction tournant autour du disque en sens contraire. Pour cela il convient de revenir aux conditions de l’exp. BB.

[Uncaptioned image][Uncaptioned image]

Le disque fixe porterait une dorure analogue à ce qui est figuré par des hachures en AA ; le disque tournant porterait une dorure analogue à ce qui est figuré par des hachures en BB ; c’est-à-dire un secteur sillonné de rainures circulaires ; tout étant réuni à une extrémité par un conducteur radial mis au sol.

Le secteur doré du disque fixe aurait je suppose 100° ; celui du disque mobile 160°.

Il faudrait opérer avec un interrupteur synchrone; il ne serait pas nécessaire d’ailleurs d’avoir un interrupteur pour la charge, mais seulement pour le galvanomètre. Les deux positions extrêmes seraient celles où le milieu du secteur mobile serait vis à vis le milieu du secteur fixe et la position diamétralement opposée.

C’est que j’appellerai l’exp. BB^{\prime}.

On peut varier en chargeant le disque mobile qui serait doré comme le disque AA et mettant au sol le disque fixe qui serait doré comme le disque BB.

C’est que nous appellerons si vous voulez l’exp. B′′B^{\prime\prime}. Dans cette exp. B′′B^{\prime\prime} il y a un courant de conduction et un courant de convection, mais ils ne sont plus dans le même disque. L’un est dans le disque fixe, l’autre dans le disque mobile.

3e explic.

D’après la 3e explic. la différence tiendrait à ce que dans un cas le conducteur où circule le courant de conduction est en mouvement relatif par rapport à celui qui emporte la charge électrique, et dans l’autre cas pas.

L’exp. B′′B^{\prime\prime} répondrait à cette 3e explic.

Mais avant d’avoir recours à une de ces 3 explic. il vaudrait tâcher de rapprocher l’exp. EE des condit. de l’exp. DD et voir si le désaccord subsisterait. Je veux dire par exemple qu’on pourrait diviser les secteurs par des rainures circulaires, partager las balais en portions isolées les unes des autres et correspondant aux intervalles entre les rainures circulaires dont je viens de parler, réunir enfin les points correspondants des 2 balais par un fil.

Je m’exprime bien mal, mais je vais faire une figure pour tâcher de mieux me faire comprendre.

[Uncaptioned image]
[Uncaptioned image]

Voici le disque tournant avec les parties dorées hachées.

Voici les deux balais ABAB, ABA^{\prime}B^{\prime} avec avec les parties conductrices en noir et les fils qui réunissent ces parties conductrices.

(C’est ce que j’appellerai l’exp. EE^{\prime})

Passons à la 2e contradiction, ou plutôt à celle que j’avais signalée d’abord et qui est inhérente à la notion même de courant ouvert.

Pour la lever il faut étudier ce qui se passe dans le voisinage de l’extrémité d’un courant ouvert et comment dans ce voisinage se comporte l’appareil astatique.

Or pour réaliser le courant ouvert il y a deux moyens, l’exp. DD et l’exp. EE. L’exp. DD sous sa forme primitive donne un résultat négatif nous le savons mais nous pouvons la varier, en remplaçant les rainures circulaires par des rainures radiales.33endnote: 3 Variante : “les coupures rainures circulaires”. C’est ce que j’appellerai l’exp. D′′′D^{\prime\prime\prime}. Les courants de convection sont alors circulaires et les courants de conduction radiaux.

De même dans l’exp. EE en réunissant les balais par le galvanomètre on aura des courants de convection circulaires et des courants de conduction radiaux dans les balais.

Il sera d’abord intéressant de reconnaître s’ils se comportent de la même manière.

Il faudra voir ensuite si le champ magnétiq. produit par ces courants de conduction est symétrique par rapport à ces courants radiaux rectilignes, c’est-à-dire s’il est le même du côté où règnent les courants de convection et du côté opposé.

Il faudra voir suivant quelles lois il varie le long d’un de ces courants et surtout dans le voisinage de l’extrémité.

Une difficulté provient de ce que ce courant ne commence pas en un point déterminé ; le long du balais par ex. le courant faible à l’extrémité supérieure, a une intensité qui va en croissant jusqu’à l’extrémité inférieure puis que le balai recueille par tous ses points l’électricité provenant du plateau tournant. Avec la disposition de l’exp. EE^{\prime}, on n’a pas cet inconvénient.

On pourrait aussi réunir44endnote: 4 Variante : “On pourrait aussi calculer”. les deux balais par une série de fils circulaires, dont l’espacement serait calculé de façon à égaliser les résistances, de façon qu’il n’y ait pas de courants radiaux. Ces fils circulaires seraient placés tout contre le disque tournant. J’appellerai cela la disposition E1E_{1}^{\prime}.

Cette disposition E1E_{1}^{\prime} équivaudrait par ses effets à la disposition EE^{\prime}. Précisons un peu ce qu’il y a à étudier.

[Uncaptioned image]

Supposons un courant rectiligne, mais non indéfini. Cherchons la force magnétiq. en un point ; nous aurons la compos. parallèle au courant, et la compos. perp.55endnote: 5 Variante : “Cette dernière doit être finie à une cert”.

Considérons cette dernière; en un point mm situé à une distance constante ϱ\varrho de l’axe du courant ou du prolongement de cet axe.

Si le point mm est en m′′m^{\prime\prime} à une certaine distance de l’extrémité la force sera i/ϱi/\varrho ; si mm est en mm^{\prime} à une distance suffisante de l’extrémité, la force sera nulle, comment varie-t-elle dans l’intervalle. Comment la loi de cette variation dépend-elle de ϱ\varrho.

Exp. de Carvalho66endnote: 6 Emmanuel Carvallo propose l’expérience en question dans une note (Carvallo 1901) présentée à l’Académie des sciences par Émile Sarrau le 23.12.1901 (son titre, “Lois de l’inertie électrique”, fut transformé par erreur en “Lois de l’énergie électrique”). Le 09.06.1902, Carvallo critique le dispositif expérimental de Crémieu, et tient son résultat nul pour “conforme aux principes essentiels de Maxwell” (Carvallo 1902). Dans sa réponse du 16 juin, présentée à l’Académie des sciences par Gabriel Lippmann, Crémieu affirme avoir pris en compte les points soulevés par Carvallo.

Pour équilibrer le barreau de Carvalho, nous devons nous arranger pour que sous l’action de la pesanteur et des champs magnétq. permanents ce barreau soit en équilibre indiffèrent. En déplaçant le centre de gravité on peut y arriver théoriquement si le champ magnétq. permanent est uniforme; cela n’est généralement pas possible dans le cas contraire. On ne pourra y arriver alors ou en approcher qu’en combinant plusieurs moyens de réglage, en ayant par exemple, outre les poids compensateurs destinés à faire varier le centre de gravité, un système d’aimants compensateurs.

Quelque mot enfin sur l’exp. AA. D’après les anciennes idées, l’électricité devrait s’accumuler à l’une des extrémités de chaque demi anneau, la densité serait donc plus forte à cette extrémité qu’à l’extrémité opposée, la “pression électrostatique” qui est proportionnelle au carré de cette densité superficielle serait plus forte à une extrémité qu’à l’autre, ce qui entraînerait la rotation du 1/2\nicefrac{{1}}{{2}} anneau.

Qu’est-ce qui n’est pas vrai dans tout ça ?

Est-ce l’électricité qui ne se porte pas à une extrémité. Pour le savoir, il faudrait diviser chaque 1/2\nicefrac{{1}}{{2}} anneau en 2 parties que l’on pourrait mettre en communic. à volonté ; on mettrait la communication, on ferait varier le champ magnétique de façon à faire passer le courant induit direct et on romprait la communication pendant qu’il passe.

Ou bien est-ce la pression électrost. qui n’est pas comme le carré de la densité;

Ou bien y’a-t-il des forces qui seraient appliquées à l’intérieur du 1/2\nicefrac{{1}}{{2}} anneau et non aux extrémités et qui compenseraient l’effet de ces pressions.

Dans quel ordre maintenant conviendrait-il de faire ces expériences.

Je crois qu’il faut commencer par les plus faciles D′′D^{\prime\prime} et D′′′D^{\prime\prime\prime} par ex., j’attacherais aussi de l’importance à BB^{\prime} et B′′B^{\prime\prime} ; puis à EE^{\prime} ou E1E_{1}^{\prime}.

Pardon de la longueur et du décousu de ma lettre.

Tout à vous,

Poincaré

A propos de l’exp. AA je vous communique une lettre de Righi.77endnote: 7 Augusto Righi (1850–1920) est professeur de physique à Bologne. Il essaie de reproduire les expériences de Crémieu, sur lesquelles il fait un rapport (1901, 252) devant la Société italienne de physique en septembre 1901, sans obtenir des résultats stables, à cause, dit-il, de l’extrême difficulté de l’expérience. La lettre de Righi à Poincaré n’a pas été retrouvée. Voir aussi à ce propos la correspondance entre Poincaré et Tullio Levi-Civita.

ALS 9p. Archives de l’Académie des sciences. Transcrite par Indorato & Masotto (1989).

Time-stamp: " 2.01.2020 14:27"

Notes

  • 1 En notation moderne : 4πj=×H4\pi j=\vec{\nabla}\times\vec{H}.
  • 2 Variante : “appareils isolés donne un effet nul.”
  • 3 Variante : “les coupures rainures circulaires”.
  • 4 Variante : “On pourrait aussi calculer”.
  • 5 Variante : “Cette dernière doit être finie à une cert”.
  • 6 Emmanuel Carvallo propose l’expérience en question dans une note (Carvallo 1901) présentée à l’Académie des sciences par Émile Sarrau le 23.12.1901 (son titre, “Lois de l’inertie électrique”, fut transformé par erreur en “Lois de l’énergie électrique”). Le 09.06.1902, Carvallo critique le dispositif expérimental de Crémieu, et tient son résultat nul pour “conforme aux principes essentiels de Maxwell” (Carvallo 1902). Dans sa réponse du 16 juin, présentée à l’Académie des sciences par Gabriel Lippmann, Crémieu affirme avoir pris en compte les points soulevés par Carvallo.
  • 7 Augusto Righi (1850–1920) est professeur de physique à Bologne. Il essaie de reproduire les expériences de Crémieu, sur lesquelles il fait un rapport (1901, 252) devant la Société italienne de physique en septembre 1901, sans obtenir des résultats stables, à cause, dit-il, de l’extrême difficulté de l’expérience. La lettre de Righi à Poincaré n’a pas été retrouvée. Voir aussi à ce propos la correspondance entre Poincaré et Tullio Levi-Civita.

Références

  • E. Carvallo (1901) Lois de l’énergie électrique. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 133 (26), pp. 1195–1197. link1 Cited by: endnote 6.
  • E. Carvallo (1902) Sur la force électrique due à la variation des aimants. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 134, pp. 1349–1352. link1 Cited by: endnote 6.
  • L. Indorato and G. Masotto (1989) Poincaré’s role in the Crémieu-Pender controversy over electric convection. Annals of Science 46 (2), pp. 117–163. link1 Cited by: 2-17-11. H. Poincaré à Victor Crémieu.
  • A. Righi (1901) Sui campi elettromagnetici e particolarmente su quelli creati da cariche elettriche o da poli magnetici in movimento. Nuovo Cimento 2, pp. 104–121. link1 Cited by: endnote 7.