Le démon d’Arrhénius, dans Hommage à Louis Olivier, Paris: Louis Maretheux, 281–287

Henri Poincaré
(1911)

Parmi les idées nouvelles que nous voyons germer en foule dans le fécond cerveau de M. Arrhénius, il y en a une qui mérite d’attirer particulièrement l’attention, parce qu’elle intéresse l’avenir de notre Univers ; elle nous ouvre (ou du moins elle s’y efforce) des perspectives plus consolantes que la théorie classique de Clausius. Le monde, si l’on en croit le savant suédois, ne serait pas fatalement voué à la mort thermique, il ne serait pas destiné à périr dans une morne uniformité finale.

On sait que les machines thermiques ne peuvent fonctionner qu’entre, deux sources, l’une chaude et l’autre froide. La chaleur empruntée à la première ne peut être que partiellement transformée en travail, il est nécessaire qu’une partie soit cédée à la source froide ; il en résulte que la source chaude va se refroidir et la source froide s’échauffer ; leurs températures finiront par s’égaliser ; elles seront alors épuisées.

Si l’on regarde l’Univers entier comme une immense machine thermique, la source chaude sera représentée par les Soleils, la source froide par les Nébuleuses, toutes les sources dont nous disposons devant être regardées seulement comme des échelons intermédiaires de l’échelle immense qui s’étend entre ces deux extrêmes. Qu’est-ce donc qui peut entretenir la source chaude ? ce ne peut être que l’énergie qui existe dans le monde sous la forme mécanique ; ce n’est pour nos Soleils qu’une bouchée, à peine de quoi assouvir leur appétit pendant une centaine de millions d’années. Et alors les Étoiles vont se refroidir et les Nébuleuses s’échauffer, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus entre elles de différence de température : l’Univers aura subi la mort thermique.

C’est là ce qu’exige le second principe de la Thermodynamique. Mais quelle est la raison d’être de ce principe ? d’après beaucoup de physiciens, il ne serait qu’une conséquence de la loi des grands nombres. Les molécules étant très nombreuses, leurs mouvements tendraient de plus en plus à se distribuer conformément aux lois du hasard. Tout tendrait à se mêler, parce que, s’il est facile de cacher un grain d’orge dans un tas de blé, il est très difficile de l’y retrouver et de l’en faire sortir. Les molécules sont innombrables et très petites, c’est pourquoi il est pratiquement impossible de les démêler une fois qu’elles sont mêlées.

Pour remonter le courant, pour faire passer de la chaleur d’un corps froid sur un corps chaud, il faudrait, disait Maxwell, un être assez petit et assez intelligent pour faire le triage de ces objets minuscules. Cet être aux sens déliés, qui verrait ce qui échappe à nos yeux grossiers, pourrait séparer les molécules “chaudes”, c’est-à-dire les molécules rapides, des molécules “froides”, c’est-à-dire des molécules lentes. C’est cet être fictif que l’on appelle le démon de Maxwell.

Pour conserver au monde la vie, pour maintenir les Nébuleuses froides et les Soleils chauds, il faudrait donc une sorte de démon de Maxwell automatique. C’est ce qu’Arrhénius croit avoir trouvé. Comment en effet opérerait le démon de Maxwell pour réchauffer la moitié d’une masse gazeuse en refroidissant l’autre ? Il séparerait le vase en deux parties par une cloison percée de petites portes qu’il pourrait ouvrir ou fermer à volonté. Si une molécule rapide venant de gauche, s’approchait d’une de ces portes, il se hâterait de la fermer et la molécule rebondirait vers la gauche ; il l’ouvrirait au contraire pour une molécule lente venant de gauche ou pour une molécule rapide venant de droite. Finalement, il n’y aurait plus à gauche que des molécules rapides et à droite que des molécules lentes ; le gaz de gauche serait chaud et celui de droite serait froid.

Or qu’arrive-t-il dans les Nébuleuses ? la matière y étant très raréfiée, les molécules gazeuses n’y sont que faiblement retenues par la gravitation ; il doit donc arriver fréquemment qu’une molécule s’échappe et va se perdre dans le vide infini. Mais quelles sont les molécules qui sont le plus exposées à cet accident ? ce sont évidemment les plus rapides ; un projectile lancé de la Terre aura, en effet, d’autant plus de chances de sortir de la sphère d’attraction terrestre que sa vitesse initiale sera plus grande. Par conséquent, les molécules qui resteront dans la Nébuleuse seront les molécules lentes, c’est-à-dire froides ; celles qui s’en iront seront les molécules rapides, c’est-à-dire chaudes. Et c’est ainsi que les Nébuleuses peuvent rester froides, malgré la chaleur qu’elles reçoivent des Soleils. Il y a un triage, comme celui que ferait le démon de Maxwell, mais ce triage est automatique.

Les molécules échappées des Nébuleuses finissent par entrer dans la sphère d’attraction des Soleils et par tomber à leur surface en acquérant une grande vitesse par l’effet de la gravitation. En même temps qu’elles en augmentent la masse, elles en entretiennent la chaleur par leurs chocs.

La solution n’est pas encore satisfaisante ; et d’abord nous savons bien que la masse de notre Soleil n’augmente pas. D’autre part les Nébuleuses finiraient par se vider et perdre leur substance qui irait se concentrer dans les Etoiles. Le monde atteindrait l’uniformité et la mort thermique, mais par une autre voie. Arrhénius est donc obligé de compléter son hypothèse ; pour cela il a recours à la pression de radiation de Maxwell-Bartholi ; on sait que les corps très légers sont repoussés par la lumière, et c’est ainsi que se forment les queues des comètes, dont la matière très ténue est repoussée par la lumière solaire.

Arrhénius suppose que des particules très fines, issues du Soleil, peuvent subir une action analogue ; elles forment d’abord la couronne solaire, mais elles ne s’arrêtent pas là : la pression de Maxwell les pousse beaucoup plus loin, en dehors même du système solaire et jusqu’aux lointaines Nébuleuses. Les Nébuleuses qui envoient de la matière aux Soleils en recevraient en échange, de sorte qu’il y aurait balance parfaite entre les gains et les pertes de substance.

Que devons-nous penser de cette théorie si séduisante ? Toutes les difficultés sont-elles écartées ? Pas encore. La matière se trouve soumise à deux forces antagonistes : la gravitation newtonienne qui l’attire vers le Soleil, la pression de Maxwell qui tend à l’en éloigner. La première de ces forces l’emporte sur la seconde si le corps est gros et lourd, parce qu’elle est proportionnée à la masse, tandis que la pression de radiation varie comme la surface. La répulsion l’emporte, au contraire, pour les gouttelettes qui n’ont que quelques millièmes de millimètre ; enfin l’attraction l’emporte de nouveau pour les corps qui sont très petits par rapport aux longueurs d’onde et ne peuvent par conséquent réfléchir la lumière, comme par exemple pour les molécules isolées. On peut alors concevoir une sorte de va-et-vient : des gouttelettes sont repoussées par le Soleil ; parvenues à une certaine distance, pour une raison ou une autre, elles s’agglomèrent en corps trop gros ou se dissocient en particules trop petites. L’attraction l’emporte de nouveau et la matière retombe sur le Soleil où elle reprend la forme de gouttelettes, et ainsi de suite indéfiniment.

Ce n’est pas là le mouvement perpétuel ; le travail nécessaire pour entretenir ce va-et-vient indéfini est emprunté à la chaleur solaire ; nous avons affaire à une machine thermique. Quel est le rendement de cette machine ? Il est aisé de voir qu’il ne peut dépasser un demi. En effet, une de ces particules peut être regardée comme un écran qui arrête le rayonnement solaire ; quand elle est repoussée, l’espace dans lequel ce rayonnement peut se répandre se trouve accru, d’où emprunt de chaleur au Soleil ; et la loi de Maxwell montre que cet emprunt est précisément égal au travail de la pression de radiation ; la moitié de l’énergie émanée du Soleil sera donc employée en travail mécanique sur la particule et l’autre moitié en échauffement de l’espace. La chaleur ainsi perdue atteindra finalement la Nébuleuse ; le démon d’Arrhénius serait-il de force à nous la restituer ?

Les molécules qui sont chassées de la Nébuleuse en sortent avec une certaine vitesse ; quand elles retombent ensuite sur le Soleil, cette vitesse s’accroît, de sorte qu’en choquant la surface solaire, elles lui apportent l’énergie qu’elles possédaient au départ, plus celle qu’elles ont acquise dans leur chute. C’est cette dernière qui figurait dans les calculs que nous venons de faire au sujet du mouvement de va-et-vient, et nous avons vu qu’elle est au plus la moitié de l’énergie rayonnée par le Soleil.

Si nous voulons que la restitution soit complète, il faut donc que la seconde moitié soit représentée par l’énergie initiale que ces molécules possédaient en quittant la Nébuleuse, c’est-à-dire que leur vitesse initiale soit comparable à celle qu’acquiert un corps qui tombe de l’infini sur le Soleil, et qui est de plusieurs centaines de kilomètres par seconde. Or, cela est bien invraisemblable ; les Nébuleuses sont très froides, c’est-à-dire que la vitesse moyenne de leurs molécules est très faible ; il est vrai que ce sont les plus rapides qui s’en vont, mais celles qui auront des vitesses de cet ordre ne pourront jamais être que des exceptions, même parmi celles qui ne sont pas retenues dans la Nébuleuse par l’attraction.

On a peine à renoncer définitivement à une idée si séduisante et on est porté à se demander si elle n’est pas incomplète plutôt que fausse. Le démon d’Arrhénius ne peut suffire à sa tâche, mais peut-être y en a-t-il d’autres qui l’y aideront. Ne pourrait-on, par exemple, après avoir mis un démon dans la source froide, en mettre un autre dans la source chaude ? Quelque hypothétiques, quelque mal fondées que soient mes vues sur ce point, me permettra-t-on d’en dire quelques mots ?

Les molécules qui quittent les Soleils ne peuvent-elles être l’objet d’une sélection comme celles qui quittent les Nébuleuses ? Cette fois ce ne sont pas les plus chaudes qui doivent partir, ce sont les plus froides. Examinons donc par quel mécanisme se produisent les gouttelettes qui subissent la pression de radiation : 1° Certaines molécules gazeuses sont ionisées ; 2° Chaque ion devient un centre de condensation pour certaines vapeurs sursaturées. La sélection se ferait donc tout naturellement : 1° Si les molécules froides, c’est-à-dire lentes, étaient plus facilement ionisées que les molécules rapides ; 2° Si la condensation se faisait plus aisément autour des ions lents que des ions rapides ; 3° Si les molécules de vapeur les plus lentes se liquéfiaient plus aisément que les plus rapides.

Je ne vois aucune raison à alléguer en faveur de la première hypothèse. La seconde est plus plausible ; on conçoit qu’un ion en repos pourra jouer son rôle de centre de condensation plus facilement qu’un ion en mouvement : pierre qui roule n’amasse pas de mousse. Mais c’est surtout à la troisième qu’il convient de s’attacher. Qu’on se représente une gouttelette en voie de formation et des molécules de vapeur circulant dans son voisinage ; on peut les comparer à des bolides qui circulent près d’une planète et frôleraient son atmosphère. Ceux qui auront des vitesses hyperboliques passeront sans être arrêtés ; ce sont les plus lents qui seront retenus et tomberont à sa surface. Sans doute aussi, quand un liquide est au contact de sa vapeur, il y a échange continuel antre leurs molécules. Retenues quelque temps par l’attraction du liquide, les unes finissent par s’échapper et redeviennent gazeuses. D’autres, au contraire, sont captées par le liquide.

Ce sont évidemment les plus lentes qui seront retenues, les plus rapides qui s’échapperont, tout se passant comme pour la Nébuleuse dont nous parlions plus haut. Il en résulterait, remarquons-le, qu’il devrait y avoir une différence de température entra un liquide et sa vapeur ; je ne sais si elle serait constatable. Quoi qu’il en soit, on pourrait imaginer un mécanisme analogue jouant dans la source chaude le rôle de démon automatique. Ce démon, en tout cas, travaillerait dans le bon sens, mais je ne puis examiner la question de savoir s’il suffirait à remplir sa tâche.

Time-stamp: " 4.07.2019 01:10"