2-38-1. Hendrik Antoon Lorentz à H. Poincaré

Leiden, le 20 janvier 1901

Monsieur et très honoré collègue,

Permettez moi de vous remercier bien sincèrement de la part que vous avez bien voulu prendre au recueil de travaux que m’a été offert à l’occasion du 25e anniversaire de mon doctorat.11endnote: 1 Poincaré (1900) contributed to Lorentz’s Festschrift along with other scientists including, among others, Georges Sagnac (§ 2-51-4), Emil Wiechert, Wilhelm Wien and Emil Cohn. Heike Kamerlingh Onnes sent him an invitation to contribute to the volume, which was presented to Lorentz on 11 December, 1900; see Poincaré’s reply (§ 2-63-1). J’ai été profondément touché de ce que tant d’illustres savants ont choisi ce jour pour me témoigner leur sympathie et l’intérêt qu’ils prennent à mes études, malgré l’imperfection des résultats auxquels elles m’ont conduit. Cette imperfection est telle que je n’ose presque pas regarder comme un signe d’approbation le livre qu’on m’a dédié; j’y verrai plutôt un encouragement qui m’est très précieux.

Comme votre jugement a, à mes yeux, une très grande importance, vous m’avez particulièrement obligé par le choix de votre sujet et par les paroles qui précèdent votre article. J’ai suivi vos raisonnements avec toute l’attention qu’ils demandent et je sens toute la force de vos remarques. Je dois vous avouer qu’il m’est impossible de modifier la théorie de telle façon que la difficulté que vous signalez disparaisse.22endnote: 2 Dans sa contribution au recueil de travaux cité par Lorentz, Poincaré (1900) affirma que la théorie de Lorentz prévoit, dans le cas d’un oscillateur de Hertz situé au foyer d’un miroir parabolique, une certaine force (équivalente à la force de Liénard), dont l’existence constitue une violation du principe de relativité au premier ordre d’approximation en v/cv/c. Cette contradiction fut éliminée par Poincaré en 1905, en supposant que toutes les forces, y comprises celles d’inertie, transforment comme les forces électromagnétiques. A ce propos, voir Darrigol (1995, 2000b). Il me semble même guère probable qu’on puisse y réussir; je crois plutôt — et c’est aussi le résultat auquel tendent vos remarques — que la violation du principe de réaction est nécessaire dans toutes les théories qui peuvent expliquer l’expérience de Fizeau. Mais faut-il en vérité que nous nous en inquiétions ? Il y a un certain rapport entre vos considérations et une question qui a été soulevée, comme vous savez, par Helmholtz dans un de ses derniers mémoires. En effet, vos formules démontrent que l’éther contenu dans une surface fermée ne sera pas en équilibre sous l’influence des pressions de Maxwell exercées à cette surface, dès que le vecteur de Poynting est une fonction du temps. De ceci, Helmholtz tire la conclusion que l’éther sera mis en mouvement dans un tel cas, et il cherche à établir les équations qui déterminent ce mouvement.33endnote: 3 Voir Helmholtz (1894). Helmholtz est mort avant d’avoir achevé ses recherches sur le mouvement de l’éther; pour une discussion, voir Darrigol (2000a, 322).

J’ai préféré une autre manière de voir. Ayant toujours en vue les phénomènes de l’aberration, j’ai admis que l’éther est absolument immobile — je veux dire que ses éléments de volume ne se déplacent pas, bien qu’ils puissent être le siège de certains mouvements internes. Or, si un corps ne se déplace jamais, il n’y a aucune raison pour laquelle on parlerait de forces exercées sur ce corps. C’est ainsi que j’ai été amené à ne plus parler de forces qui agissent sur l’éther.

Je dis que l’éther agit sur les électrons, mais je ne dis pas qu’il éprouve de leur côté une réaction; je nie donc le principe de la réaction dans ces actions élémentaires. Dans cet ordre d’idée je ne puis pas non plus parler d’une force exercée par une partie de l’éther sur l’autre; les pressions de Maxwell n’ont plus d’existence réelle et ne sont que des fictions mathématiques qui servent à calculer d’une manière simple la force qui agit sur un corps pondérable. Évidemment, je n’ai plus à me soucier de ce que les pressions qui agiraient à la surface d’une portion limitée de l’éther ne seraient pas en équilibre.

Quant au principe de la réaction, il ne me semble pas qu’il doive être regardé comme un principe fondamental de la physique.44endnote: 4 Poincaré described the failure of Lorentz’s theory to uphold the principle of reaction as a grave difficulty, beginning in 1895 (Poincaré, 1895, 294). For a detailed discussion, see Darrigol (2022, chap. 6). Il est vrai que dans tous les cas où un corps acquiert une certaine quantité de mouvement aa, notre esprit ne sera pas satisfait tant que nous ne puissions indiquer un changement simultané dans quelque autre corps, et que dans tous les phénomènes dans lesquels l’éther n’intervient pas, ce changement consiste dans l’acquisition d’une quantité de mouvement a-a. Mais je crois qu’on pourrait être également satisfait si ce changement simultané ne fût pas lui-même la production d’un mouvement. Vous avez déduit la belle formule55endnote: 5 Voir Poincaré (1897); (1901, 448). Dans cette formule, la quantité de mouvement de la matière est désignée par MVx\sum MV_{x}, l’élément de volume de l’électron est désigné par dτd\tau, ff, gg, hh sont les composantes du déplacement électrique, et α\alpha, β\beta, γ\gamma désignent les composantes de la force magnétique.

MVx+𝑑τ(γgβh)=const.\sum MV_{x}+\int d\tau(\gamma g-\beta h)=\text{const.}

Il me semble qu’on pourrait se borner à considérer

𝑑τ(γgβh),𝑑τ(αhγf),𝑑τ(βfαg)\begin{array}[]{ccc}\int d\tau(\gamma g-\beta h),&\int d\tau(\alpha h-\gamma f% ),&\int d\tau(\beta f-\alpha g)\end{array}

comme des quantités dépendantes de l’état de l’éther qui sont pour ainsi dire „équivalentes“ à une quantité de mouvement. Votre théorème nous donne pour toute modification de la quantité de mouvement de la matière pondérable une modification simultanée de cette quantité équivalente; je crois qu’on pourrait bien se contenter de cela.

Je ne veux pas prétendre que cette manière de voir soit aussi simple qu’on pourrait le désirer; aussi n’aurais-je pas été conduit à cette théorie si les phénomènes de l’aberration ne m’y eussent pas forcé. Du reste, il va sans dire que la théorie ne doit être considérée que comme provisoire. Ce que je viens d’appeler „équivalence“ pourra bien un jour nous apparaître comme une „identité“; cela pourrait arriver si nous parvenons à considérer la matière pondérable comme une modification de l’éther lui-même.66endnote: 6 La réduction de tous les phénomènes physiques aux interactions de l’éther et des électrons, proposé par Wilhelm Wien, donna lieu à une image électromagnétique du monde. A propos de ce programme de recherche, voir McCormmach (1970), Darrigol (2000a, 360), et Seth (2004).

Il est presque inutile de dire qu’on pourrait aussi se tirer d’embarras en attribuant à l’éther une masse infiniment (ou très) grande. Alors les électrons pourraient réagir sur l’éther sans que ce milieu se mit en mouvement. Mais cette issue me semble assez artificielle.

Je désirerais bien vous faire encore quelques remarques au sujet de la compensation des termes en v2v^{2}, mais cette lettre deviendrait trop longue.77endnote: 7 Dans l’expérience de Michelson-Morley (1887), le déphasage entre la lumière se propageant parallèlement au mouvement de la terre par rapport à l’éther et se propageant perpendiculairement à cette direction aurait dû être proportionnel à v2/c2v^{2}/c^{2}. Dans un premier temps Lorentz explique le résultat négatif de cette expérience par un effet de compensation : les bras de l’interféromètre se contractent par un facteur 1/1v2c21/\sqrt{1-\frac{v^{2}}{c^{2}}} dans la direction de leur mouvement vv par rapport à l’éther. Cette contraction correspond pour lui (Lorentz 1892, 1895) à une modification des forces moléculaires déterminant la forme de tout corps en mouvement par rapport à l’éther. Pourtant, selon M. Janssen (1995, 199), Lorentz (1899) s’attacha à montrer les effets liés à une transformation générale des coordonnées qui entraîne une nouvelle conception de la masse. J’espère donc que vous me permettrez de revenir sur cette question une autre fois. Il y a là encore bien des difficultés; vous pourriez peut être parvenir à les surmonter.

Veuillez agréer, Monsieur et très honoré collègue, l’assurance de ma sincère considération.

Votre bien dévoué,

H.A. Lorentz

ALS 8p. Collection particulière, Paris 75017. Transcrite par A.I. Miller (1986, 70–71).

Time-stamp: " 8.05.2023 14:12"

Notes

  • 1 Poincaré (1900) contributed to Lorentz’s Festschrift along with other scientists including, among others, Georges Sagnac (§ 2-51-4), Emil Wiechert, Wilhelm Wien and Emil Cohn. Heike Kamerlingh Onnes sent him an invitation to contribute to the volume, which was presented to Lorentz on 11 December, 1900; see Poincaré’s reply (§ 2-63-1).
  • 2 Dans sa contribution au recueil de travaux cité par Lorentz, Poincaré (1900) affirma que la théorie de Lorentz prévoit, dans le cas d’un oscillateur de Hertz situé au foyer d’un miroir parabolique, une certaine force (équivalente à la force de Liénard), dont l’existence constitue une violation du principe de relativité au premier ordre d’approximation en v/cv/c. Cette contradiction fut éliminée par Poincaré en 1905, en supposant que toutes les forces, y comprises celles d’inertie, transforment comme les forces électromagnétiques. A ce propos, voir Darrigol (1995, 2000b).
  • 3 Voir Helmholtz (1894). Helmholtz est mort avant d’avoir achevé ses recherches sur le mouvement de l’éther; pour une discussion, voir Darrigol (2000a, 322).
  • 4 Poincaré described the failure of Lorentz’s theory to uphold the principle of reaction as a grave difficulty, beginning in 1895 (Poincaré, 1895, 294). For a detailed discussion, see Darrigol (2022, chap. 6).
  • 5 Voir Poincaré (1897); (1901, 448). Dans cette formule, la quantité de mouvement de la matière est désignée par MVx\sum MV_{x}, l’élément de volume de l’électron est désigné par dτd\tau, ff, gg, hh sont les composantes du déplacement électrique, et α\alpha, β\beta, γ\gamma désignent les composantes de la force magnétique.
  • 6 La réduction de tous les phénomènes physiques aux interactions de l’éther et des électrons, proposé par Wilhelm Wien, donna lieu à une image électromagnétique du monde. A propos de ce programme de recherche, voir McCormmach (1970), Darrigol (2000a, 360), et Seth (2004).
  • 7 Dans l’expérience de Michelson-Morley (1887), le déphasage entre la lumière se propageant parallèlement au mouvement de la terre par rapport à l’éther et se propageant perpendiculairement à cette direction aurait dû être proportionnel à v2/c2v^{2}/c^{2}. Dans un premier temps Lorentz explique le résultat négatif de cette expérience par un effet de compensation : les bras de l’interféromètre se contractent par un facteur 1/1v2c21/\sqrt{1-\frac{v^{2}}{c^{2}}} dans la direction de leur mouvement vv par rapport à l’éther. Cette contraction correspond pour lui (Lorentz 1892, 1895) à une modification des forces moléculaires déterminant la forme de tout corps en mouvement par rapport à l’éther. Pourtant, selon M. Janssen (1995, 199), Lorentz (1899) s’attacha à montrer les effets liés à une transformation générale des coordonnées qui entraîne une nouvelle conception de la masse.

Références

  • O. Darrigol (1995) Henri Poincaré’s criticism of fin de siècle electrodynamics. Studies in History and Philosophy of Modern Physics 26, pp. 1–44. Cited by: endnote 2.
  • O. Darrigol (2000a) Electrodynamics from Ampère to Einstein. Oxford University Press, Oxford. link1 Cited by: endnote 3, endnote 6.
  • O. Darrigol (2000b) Poincaré, Einstein, et l’inertie de l’énergie. Comptes rendus de l’Académie des sciences IV 1, pp. 143–153. Cited by: endnote 2.
  • O. Darrigol (2022) Relativity Principles and Theories from Galileo to Einstein. Oxford University Press, Oxford. Cited by: endnote 4.
  • H. v. Helmholtz (1894) Folgerungen aus Maxwell’scher Theorie über die Bewegung des reinen Aethers. Annalen der Physik und Chemie 53, pp. 135–143. link1 Cited by: endnote 3.
  • M. Janssen (1995) A Comparison between Lorentz’s Ether Theory and Special Relativity in the Light of the Experiments of Trouton and Noble. Ph.D. Thesis, University of Pittsburgh, Pittsburgh. Cited by: endnote 7.
  • H. A. Lorentz (1892) La théorie électromagnétique de Maxwell et son application aux corps mouvants. Archives néerlandaises des sciences exactes et naturelles 25, pp. 363–552. link1 Cited by: endnote 7.
  • H. A. Lorentz (1895) Versuch einen Theorie der elektrischen und optischen Erscheinungen in bewegten Körpern. Brill, Leiden. link1 Cited by: endnote 7.
  • H. A. Lorentz (1899) Simplified theory of electrical and optical phenomena in moving systems. Proceedings of the Section of Sciences, Koninklijke Akademie van Wetenschappen te Amsterdam 1, pp. 427–442. link1 Cited by: endnote 7.
  • R. McCormmach (1970) H.A. Lorentz and the electromagnetic view of nature. Isis 61, pp. 459–497. link1 Cited by: endnote 6.
  • A. A. Michelson and E. W. Morley (1887) On the relative motion of the earth and the luminiferous æther. Philosophical Magazine 24, pp. 449–463. link1, link2 Cited by: endnote 7.
  • A. I. Miller (1986) Frontiers of Physics, 1900–1911. Birkhäuser, Boston. Cited by: 2-38-1. Hendrik Antoon Lorentz à H. Poincaré.
  • H. Poincaré (1895) À propos de la théorie de M. Larmor. Éclairage électrique 3 (20), pp. 289–295. link1 Cited by: endnote 4.
  • H. Poincaré (1897) La théorie de Lorentz et les expériences de Zeeman. Éclairage électrique 11 (24), pp. 481–489. link1 Cited by: endnote 5.
  • H. Poincaré (1900) La théorie de Lorentz et le principe de réaction. Archives néerlandaises des sciences exactes et naturelles 5, pp. 252–278. link1 Cited by: endnote 1, endnote 2.
  • H. Poincaré (1901) Électricité et optique: la lumière et les théories électrodynamiques. Carré et Naud, Paris. link1 Cited by: endnote 5.
  • S. Seth (2004) Quantum theory and the electromagnetic world-view. Historical Studies in the Physical and Biological Sciences 35 (1), pp. 67–93. link1 Cited by: endnote 6.