1-1-135. H. Poincaré à Gösta Mittag-Leffler

[24/1/1897]11endnote: 1 Date du cachet de la poste de Paris. Paris-24 janvier 1897 — Djursholm-27 janvier 1897.

Mon cher ami,

Je n’ai toujours pas reçu les mémoires de M. Bohlin ; j’ai pour lui la plus grande estime et je ferai volontiers un rapport favorable.22endnote: 2 Gyldén est décédé en 1896 et laissait donc vacant un poste de professeur d’astronomie auquel postulait Bohlin. Mittag-Leffler qui soutenait ce dernier, avait dû demander à Poincaré un rapport concernant ses travaux. Les mémoires que M. Bohlin a publiés sans interruption depuis quinze ans sont relatifs aux parties les plus diverses de l’Astronomie.
Trois d’entre eux se rapportent plus particulièrement à l’Astronomie d’Observation ; le premier sur la détermination de la latitude de l’Observatoire d’Upsal où il a trouvé un chiffre s’écartant de 2” de celui que le professeur Schultz avait trouvé en 1854, ce qui soulève la question de la variabilité des latitudes. Le second a pour objet la détermination de la constante de la nutation diurne ; la constante obtenue était certainement inférieure aux erreurs d’observation, la réalité de cette nutation demeure douteuse. Enfin, M. Bohlin, en collaboration avec M. Schultz, a travaillé par une série d’observation à la détermination des points équinoxiaux.
Mais c’est principalement du côté de l’Astronomie Mathématique que M. Bohlin a concentré ses efforts. Dans cette direction, il trouvait un appui et un guide dans le regretté M. Gyldén qui a tant contribué aux progrès de cette science. Aussi dans ses premières recherches s’inspire-t-il plus directement des idées de son maître. Dans son travail sur la comète de Winnecke, il fait une heureuse application de la méthode de quadratures mécaniques imaginée par M. Gyldén et qui consiste à augmenter par divers artifices la rapidité de la convergence de la série de Fourier. C’est aussi d’après le conseil de M. Gyldén que M. Bohlin écrivit sa dissertation inaugurale sur le calcul de l’orbite du troisième satellite de Saturne, Téthys. Cette étude était rendue difficile par l’incertitude des observations, l’importance des perturbations causées par l’anneau et les autres satellites et le peu de notions que nous avons sur leurs masses.
Un mémoire publié d’abord en suédois, puis reproduit en allemand dans les Acta mathematica est intitulé : Ueber die Bedeutung des Princips der Lebendigen Kraft für die Frage von der Stabilität dynamischer Systeme. Il y a un cas et un seul, où les intégrales connues permettent d’assigner une limite aux distances des trois corps ; c’est celui où l’une des masses est négligeable et où le mouvement des deux autres est circulaire. C’est ce que M. Bohlin a montré en généralisant un important résultat obtenu par Hill. L’étude des perturbations séculaires des excentricités allait conduire M. Bohlin à de fort curieuses propositions. On sait que Lagrange, tenant compte seulement dans la fonction perturbatrice des carrés de ces excentricités, exprime les excentricités par des fonctions séculaires du temps. M. Bohlin montre que, si l’on tient compte des quatrièmes puissances, elles pourront s’exprimer par des fonctions elliptiques et que si l’on tient compte des sixièmes puissances, elles pourront s’exprimer par des fonctions abéliennes dont le genre sera en général égal à 4, mais pourra s’abaisser dans divers cas particuliers. Il convient d’ajouter que M. Bohlin se restreint pour la discussion complète au cas où il n’y a que deux planètes et où les inclinaisons sont nulles. Mais le plus beau titre de gloire de M. Bohlin est certainement l’invention d’une méthode applicable aux cas où le rapport des moyens mouvements est presque commensurable. Le principal mémoire relatif à cette question a été présenté à l’Académie de Stockholm le 9 Mai 1888 ; quelques jours après j’envoyais moi-même à Stockholm un travail qui a été jugé digne du prix fondé par S. M. le roi Oscar II ; l’un des résultats exposés dans ce travail reposait sur la même idée fondamentale que le mémoire envoyé à l’Académie par M. Gyldén une semaine plus tôt. La priorité de cette idée appartient donc à M. Bohlin et je lui ai rendu justice à ce sujet dans mon livre Sur les méthodes nouvelles de la Mécanique Céleste.
M. Bohlin paraît d’ailleurs avoir été conduit à cette idée en cherchant à généraliser les recherches de Laplace sur la libration dans la théorie des planètes. C’est dans le chapitre II du livre XV de la Mécanique Céleste que se trouve en effet la première indication d’une application de cette méthode à la grande inégalité de Jupiter et de Saturne. La méthode de Delaunay est également fondée sur un principe analogue et aurait pu aussi lui servir de point de départ. Mais les changements de variables continuels auxquels elle conduit sont longs et fatiguants et l’analyse de M. Bohlin est plus simple et plus élégante.
Débarrassé des petits diviseurs, on aurait pu compter qu’on serait conduit à des séries convergentes. M. Bohlin ne s’y est pas trompé ; il a reconnu que ses séries restent divergentes ou du moins ne convergent pas uniformément.
Néanmoins les séries sont très largement suffisantes pour la pratique et nous indiquent comment se comportent les trois corps dans les différents cas. Elles font comprendre comment on passe du cas ordinaire au cas de la libration en apparence si différent. Cette méthode nouvelle peut être particulièrement utile dans le cas des petites planètes dont le moyen mouvement est à peu près triple de celui de Jupiter.
Un des principaux obstacles que l’on rencontre dans l’étude du mouvement des petites planètes provient principalement du grand nombre de ces astéroïdes. Il est clair qu’on pourra économiser beaucoup de travail le jour où on sera en possession de formules applicables à plusieurs d’entre elles. C’est à ce désideratum que M. Bohlin a cherché à satisfaire. A cet effet il a publié des tables où les coefficients des diverses inégalités sont données non plus sous la forme numérique mais sous la forme analytique et sont développés suivant les puissances des excentricités, des inclinaisons et de la différence du moyen mouvement avec un nombre fixe μ\mu. Il est manifeste que de pareilles formules seront aisément applicables aux petites planètes dont le moyen mouvement différera peu de μ\mu ; et le travail sera surtout utile si μ\mu est commensurable avec le moyen mouvement de Jupiter. M. Bohlin a publié dans cet ordre d’idées un ensemble de formules et de tables qui seront extrêmement utiles pour l’étude des petites planètes dont le moyen mouvement est à peu près de 900".
Ce résumé rapide suffit pour faire apprécier l’étendue des services rendus à la Science par M. Bohlin et pour montrer que ce savant occupe une place éminente dans cette pléiade d’astronomes mathématiciens dont la Suède est justement fière.
Poincaré (IML)

Votre ami dévoué,

Poincaré

ALS 1p. IML 82, Mittag-Leffler Archives, Djursholm.

Time-stamp: " 2.05.2019 23:10"

Notes

  • 1 Date du cachet de la poste de Paris. Paris-24 janvier 1897 — Djursholm-27 janvier 1897.
  • 2 Gyldén est décédé en 1896 et laissait donc vacant un poste de professeur d’astronomie auquel postulait Bohlin. Mittag-Leffler qui soutenait ce dernier, avait dû demander à Poincaré un rapport concernant ses travaux. Les mémoires que M. Bohlin a publiés sans interruption depuis quinze ans sont relatifs aux parties les plus diverses de l’Astronomie. Trois d’entre eux se rapportent plus particulièrement à l’Astronomie d’Observation ; le premier sur la détermination de la latitude de l’Observatoire d’Upsal où il a trouvé un chiffre s’écartant de 2” de celui que le professeur Schultz avait trouvé en 1854, ce qui soulève la question de la variabilité des latitudes. Le second a pour objet la détermination de la constante de la nutation diurne ; la constante obtenue était certainement inférieure aux erreurs d’observation, la réalité de cette nutation demeure douteuse. Enfin, M. Bohlin, en collaboration avec M. Schultz, a travaillé par une série d’observation à la détermination des points équinoxiaux. Mais c’est principalement du côté de l’Astronomie Mathématique que M. Bohlin a concentré ses efforts. Dans cette direction, il trouvait un appui et un guide dans le regretté M. Gyldén qui a tant contribué aux progrès de cette science. Aussi dans ses premières recherches s’inspire-t-il plus directement des idées de son maître. Dans son travail sur la comète de Winnecke, il fait une heureuse application de la méthode de quadratures mécaniques imaginée par M. Gyldén et qui consiste à augmenter par divers artifices la rapidité de la convergence de la série de Fourier. C’est aussi d’après le conseil de M. Gyldén que M. Bohlin écrivit sa dissertation inaugurale sur le calcul de l’orbite du troisième satellite de Saturne, Téthys. Cette étude était rendue difficile par l’incertitude des observations, l’importance des perturbations causées par l’anneau et les autres satellites et le peu de notions que nous avons sur leurs masses. Un mémoire publié d’abord en suédois, puis reproduit en allemand dans les Acta mathematica est intitulé : Ueber die Bedeutung des Princips der Lebendigen Kraft für die Frage von der Stabilität dynamischer Systeme. Il y a un cas et un seul, où les intégrales connues permettent d’assigner une limite aux distances des trois corps ; c’est celui où l’une des masses est négligeable et où le mouvement des deux autres est circulaire. C’est ce que M. Bohlin a montré en généralisant un important résultat obtenu par Hill. L’étude des perturbations séculaires des excentricités allait conduire M. Bohlin à de fort curieuses propositions. On sait que Lagrange, tenant compte seulement dans la fonction perturbatrice des carrés de ces excentricités, exprime les excentricités par des fonctions séculaires du temps. M. Bohlin montre que, si l’on tient compte des quatrièmes puissances, elles pourront s’exprimer par des fonctions elliptiques et que si l’on tient compte des sixièmes puissances, elles pourront s’exprimer par des fonctions abéliennes dont le genre sera en général égal à 4, mais pourra s’abaisser dans divers cas particuliers. Il convient d’ajouter que M. Bohlin se restreint pour la discussion complète au cas où il n’y a que deux planètes et où les inclinaisons sont nulles. Mais le plus beau titre de gloire de M. Bohlin est certainement l’invention d’une méthode applicable aux cas où le rapport des moyens mouvements est presque commensurable. Le principal mémoire relatif à cette question a été présenté à l’Académie de Stockholm le 9 Mai 1888 ; quelques jours après j’envoyais moi-même à Stockholm un travail qui a été jugé digne du prix fondé par S. M. le roi Oscar II ; l’un des résultats exposés dans ce travail reposait sur la même idée fondamentale que le mémoire envoyé à l’Académie par M. Gyldén une semaine plus tôt. La priorité de cette idée appartient donc à M. Bohlin et je lui ai rendu justice à ce sujet dans mon livre Sur les méthodes nouvelles de la Mécanique Céleste. M. Bohlin paraît d’ailleurs avoir été conduit à cette idée en cherchant à généraliser les recherches de Laplace sur la libration dans la théorie des planètes. C’est dans le chapitre II du livre XV de la Mécanique Céleste que se trouve en effet la première indication d’une application de cette méthode à la grande inégalité de Jupiter et de Saturne. La méthode de Delaunay est également fondée sur un principe analogue et aurait pu aussi lui servir de point de départ. Mais les changements de variables continuels auxquels elle conduit sont longs et fatiguants et l’analyse de M. Bohlin est plus simple et plus élégante. Débarrassé des petits diviseurs, on aurait pu compter qu’on serait conduit à des séries convergentes. M. Bohlin ne s’y est pas trompé ; il a reconnu que ses séries restent divergentes ou du moins ne convergent pas uniformément. Néanmoins les séries sont très largement suffisantes pour la pratique et nous indiquent comment se comportent les trois corps dans les différents cas. Elles font comprendre comment on passe du cas ordinaire au cas de la libration en apparence si différent. Cette méthode nouvelle peut être particulièrement utile dans le cas des petites planètes dont le moyen mouvement est à peu près triple de celui de Jupiter. Un des principaux obstacles que l’on rencontre dans l’étude du mouvement des petites planètes provient principalement du grand nombre de ces astéroïdes. Il est clair qu’on pourra économiser beaucoup de travail le jour où on sera en possession de formules applicables à plusieurs d’entre elles. C’est à ce désideratum que M. Bohlin a cherché à satisfaire. A cet effet il a publié des tables où les coefficients des diverses inégalités sont données non plus sous la forme numérique mais sous la forme analytique et sont développés suivant les puissances des excentricités, des inclinaisons et de la différence du moyen mouvement avec un nombre fixe μ\mu. Il est manifeste que de pareilles formules seront aisément applicables aux petites planètes dont le moyen mouvement différera peu de μ\mu ; et le travail sera surtout utile si μ\mu est commensurable avec le moyen mouvement de Jupiter. M. Bohlin a publié dans cet ordre d’idées un ensemble de formules et de tables qui seront extrêmement utiles pour l’étude des petites planètes dont le moyen mouvement est à peu près de 900". Ce résumé rapide suffit pour faire apprécier l’étendue des services rendus à la Science par M. Bohlin et pour montrer que ce savant occupe une place éminente dans cette pléiade d’astronomes mathématiciens dont la Suède est justement fière. Poincaré (IML)