1-1-189. Gösta Mittag-Leffler à H. Poincaré

5/2 1902

Professor Mittag-Leffler – Djursholm, Stockholm

Mon cher ami,

Votre proposition pour le prix Nobel est venue en temps.11endnote: 1 [Elle est réunie par] rayé. Avec vous se sont réunis Röntgen, L. Fuchs, K. Birkeland, M. Planck et G. Lundqvist (Professeur de Physique math. à l’université d’Upsal. Homme non sans valeur malgré qu’il n’a rien écrit).22endnote: 2 Voir § 1-1-188, note 2.

J’espère que nous réussirons et que cela sera le premier pas pour tirer le prix vers la côté de la théorie.33endnote: 3 Crawford (1984b) explique que la plupart des campagnes de Mittag-Leffler ont eu comme principal objectif de ramener le prix Nobel de physique vers des travaux théoriques et de physique mathématique et en particulier faire obtenir ce prix à Poincaré. La majorité du comité Nobel était beaucoup plus sensible à la physique expérimentale qui avait connu des succès considérables à la fin du 19e siècle avec notamment les travaux de Röntgen, Zeemann, Rayleigh, Becquerel et des Curie. Les réticences des membres du comité Nobel à désigner des lauréats théoriciens s’inscrivent plus généralement dans les débats cruciaux autour de la définition du champ de la physique (voir Crawford 1984a). C’est toujours le premier pas qui est le plus difficile. Sans un rapport de vous il n’y aurait pas eu moyen d’amener le prix aux théories mathématiques.

A vous de cœur

Mittag-Leffler

On travaille pour faire donner le prix à M. Arrhenius. Cela serait je trouve de se faire ridicule.44endnote: 4 Cette remarque est de la main de Mittag-Leffler. Arrhenius obtiendra le prix Nobel de chimie en 1903 “en reconnaissance des extraordinaires services rendus au progrès de la chimie par sa théorie électrolytique de la dissociation”. Arrhenius avait été proposé aux prix Nobel de physique (7 propositions) et de chimie (12 propositions). Le projet était de lui faire obtenir simultanément les deux, celui de physique conjointement avec Lord Rayleigh et celui de chimie avec Ramsey. Mittag-Leffler note dans son journal à la date du 12 novembre 1903 : J’ai assisté à la dernière réunion Nobel de l’académie des Sciences qui a pris une décision sur le prix.
Que Becquerel-Curie aient pu l’emporter est surtout l’œuvre de Angström, qui en avait très habilement dirigé la campagne. Pettersson et Widman [tous deux membres du comité Nobel de chimie] avaient, tout comme Arrhenius, imaginé que celui-ci aurait la moitié du prix de physique ainsi que la moitié de celui de chimie, Lord Rayleigh la seconde moitié du prix de physique et Ramsey celle de chimie.
Arrhenius serait donc d’une part l’égal d’un des plus grands en physique et d’autre part d’un des plus grands en chimie. Je m’étais préparé à une forte protestation, mais j’y ai renoncé alors qu’il a paru évident que leur plan échouerait de part sa propre bêtise […]. Il fait plaisir de voir que la raison arrive malgré tout à venir à bout de l’académie. (IML)
La rivalité et l’antipathie entre Arrhenius et Mittag-Leffler étaient déjà ancienne (voir § 1-1-124, note 5). Opposés sur bien des plans, Arrhenius qui était un libéral et Mittag-Leffler qui était un conservateur, s’étaient affrontés institutionnellement dans les batailles pour définir les objectifs et la politique de la Högskola, la nouvelle université de Stockholm. L’instauration des prix Nobel fut une nouvelle occasion de conflits. Crawford (1984b) analyse précisément les réseaux que développèrent l’un et l’autre pour promouvoir leurs candidats.

TLS 1p. Mittag-Leffler Archives, Djursholm.

Time-stamp: " 8.06.2019 19:03"

Notes

  • 1 [Elle est réunie par] rayé.
  • 2 Voir § 1-1-188, note 2.
  • 3 Crawford (1984b) explique que la plupart des campagnes de Mittag-Leffler ont eu comme principal objectif de ramener le prix Nobel de physique vers des travaux théoriques et de physique mathématique et en particulier faire obtenir ce prix à Poincaré. La majorité du comité Nobel était beaucoup plus sensible à la physique expérimentale qui avait connu des succès considérables à la fin du 19e siècle avec notamment les travaux de Röntgen, Zeemann, Rayleigh, Becquerel et des Curie. Les réticences des membres du comité Nobel à désigner des lauréats théoriciens s’inscrivent plus généralement dans les débats cruciaux autour de la définition du champ de la physique (voir Crawford 1984a).
  • 4 Cette remarque est de la main de Mittag-Leffler. Arrhenius obtiendra le prix Nobel de chimie en 1903 “en reconnaissance des extraordinaires services rendus au progrès de la chimie par sa théorie électrolytique de la dissociation”. Arrhenius avait été proposé aux prix Nobel de physique (7 propositions) et de chimie (12 propositions). Le projet était de lui faire obtenir simultanément les deux, celui de physique conjointement avec Lord Rayleigh et celui de chimie avec Ramsey. Mittag-Leffler note dans son journal à la date du 12 novembre 1903 : J’ai assisté à la dernière réunion Nobel de l’académie des Sciences qui a pris une décision sur le prix. Que Becquerel-Curie aient pu l’emporter est surtout l’œuvre de Angström, qui en avait très habilement dirigé la campagne. Pettersson et Widman [tous deux membres du comité Nobel de chimie] avaient, tout comme Arrhenius, imaginé que celui-ci aurait la moitié du prix de physique ainsi que la moitié de celui de chimie, Lord Rayleigh la seconde moitié du prix de physique et Ramsey celle de chimie. Arrhenius serait donc d’une part l’égal d’un des plus grands en physique et d’autre part d’un des plus grands en chimie. Je m’étais préparé à une forte protestation, mais j’y ai renoncé alors qu’il a paru évident que leur plan échouerait de part sa propre bêtise […]. Il fait plaisir de voir que la raison arrive malgré tout à venir à bout de l’académie. (IML) La rivalité et l’antipathie entre Arrhenius et Mittag-Leffler étaient déjà ancienne (voir § 1-1-124, note 5). Opposés sur bien des plans, Arrhenius qui était un libéral et Mittag-Leffler qui était un conservateur, s’étaient affrontés institutionnellement dans les batailles pour définir les objectifs et la politique de la Högskola, la nouvelle université de Stockholm. L’instauration des prix Nobel fut une nouvelle occasion de conflits. Crawford (1984b) analyse précisément les réseaux que développèrent l’un et l’autre pour promouvoir leurs candidats.

Références

  • E. Crawford (1984a) Le prix Nobel manqué de Henri Poincaré : définitions du champ de la physique au début du siècle. Bulletin de la Société française de physique 54, pp. 19–22. Cited by: endnote 3.
  • E. Crawford (1984b) The Beginnings of the Nobel Institution: the Science Prizes, 1901–1915. Cambridge University Press, Cambridge. Cited by: endnote 3, endnote 4.