1-1-46. H. Poincaré à Gösta Mittag-Leffler

Paris 20/1 188511endnote: 1 Paris-20 janvier — Stockholm-23 janvier. Cette lettre est publiée en partie dans les Acta mathematica 38, p. 158-160.

Mon cher ami,

Voici la solution de la question dont vous m’aviez parlé.22endnote: 2 Mittag-Leffler était avec son épouse à Paris durant le mois de janvier. La question posée par Mittag-Leffler doit concerner le premier mémoire de Poincaré sur les groupes fuchsiens; voir Poincaré (1882), ou la réédition de Nörlund and Lebon (1916, 108–168). Poincaré a ramené le problème de leur détermination à celui de “subdiviser d’une façon régulière le plan, ou une partie du plan, en une infinité de régions toutes congruentes entre elles”, autrement dit de déterminer les pavages hyperboliques (voir note 3). Il appelle “domaine fondamental” d’une telle subdivision le polygone hyperbolique élémentaire qui engendre le pavage. On passe d’un pavé à un autre par les éléments du groupe fuchsien. Deux côtés du polygone élémentaire sont dits “conjugués” s’ils sont liés par une des substitutions du groupe (voir note 4). Poincaré montre que les substitutions d’un groupe fuchsien sont engendrées par un système fini d’entre elles, celles qui associent deux côtés conjugués d’un domaine fondamental. Par contre, il ne montre pas directement que ce système est minimal ce qui est l’objet de la question de Mittag-Leffler. En effet, un groupe discontinu est décrit par un ensemble de générateurs et un ensemble de relations. Poincaré établit que son système générateur est minimal, donc fondamental, en montrant que l’on peut obtenir toutes les relations : Puisqu’on trouve ainsi toutes les relations […], les substitutions sont généralement indépendantes et par conséquent forment un système de substitutions fondamentales du groupe envisagé. (Nörlund & Lebon 1916, 122)

Soient a1,a2,ana_{1},\,a_{2},\,\ldots\,a_{n} , n des côtés du polygone R0R_{0}33endnote: 3 Poincaré associe à chaque élément du groupe fuchsien, une région du plan. La région R0R_{0} correspond à f0f_{0}, l’identité et la région RiR_{i} à fif_{i}. […] nous réserverons le nom de groupes fuchsiens aux groupes discontinus formés de substitutions réelles.
Si le groupe G est discontinu, il est clair qu’on pourra diviser le plan, ou une partie du plan, en une infinité de régions jouissant des propriétés suivantes : Chacunes d’elles correspondra à la substitution
(z,fi(z))\left({z,f_{i}(z)}\right) s’appelera la région RiR_{i} , et, par conséquent, celle qui correspondra à la substitution (z,f0(z))\left({z,f_{0}(z)}\right) ou (z,z)\left({z,z}\right) s’appelera R0R_{0} . (Poincaré 1916, 117–118)
, a1,a2,ana^{\prime}_{1},\,a^{\prime}_{2},\,\ldots\,a^{\prime}_{n} leurs conjugués.44endnote: 4 La fonction fρf_{\rho} associe R0R_{0} et RρR_{\rho}. En supposant R0R_{0} et RpR_{p} limitrophes, si z un point appartenant au côté commun λρ\lambda_{\rho} de R0R_{0} et RpR_{p}, fp1(z)f_{p}^{-1}\left(z\right) sera un point d’un des côtés λp\lambda^{\prime}_{p} de R0R_{0}. Les côtés λp\lambda_{p} et λp\lambda^{\prime}_{p} sont dits conjugués (1916, 119). SiS_{i} la substitution qui change aia_{i} en aia^{\prime}_{i} . Je dis que S1,S2,,SnS_{1},S_{2},\cdots,S_{n} sont fondamentales ;55endnote: 5 Un système est fondamental s’il est générateur et minimal (1916, 117–118). du moins en général et sauf une exception dont je parlerai plus loin. Je dis que SnS_{n} ne peut pas être une combinaison de S1,S2,,Sn1S_{1},S_{2},\cdots,S_{n-1}. Sans cela une combinaison des n substitutions S1,S2,,SnS_{1},S_{2},\cdots,S_{n}SnS_{n} n’entrerait qu’une seule fois se réduirait à la substitution unité. Ou en d’autres termes, on pourrait construire un contour fermé C franchissant une seule fois un côté homologue à ana_{n}. Je dis que cela est impossible.

Considérons les deux extrémités A0A_{0} et B0B_{0} de ana_{n}. Il peut arriver trois cas :
1° ou bien le cycle66endnote: 6 Deux points sont correspondants s’ils sont associés par une fonction du groupe fuchsien, c’est-à-dire s’ils appartiennent à la même orbite. A l’intérieur d’un domaine fondamental, il ne peut y avoir deux points correspondants. D’autre part, un point intérieur à un domaine fondamental “ne peut être non plus correspondant d’un point du périmètre de cette région” (1916, 119). Un cycle est un ensemble de sommets de R0R_{0} stable par la relation de correspondance (1916, 126). dont fait partie le sommet A0A_{0} a pour somme de ses angles 2/pi/qq>12/pi/q\quad q>1 et le cycle dont fait partie le sommet B0B_{0} a pour somme de ses angles 2/pi/pp>12/pi/p\quad p>1. (Il peut arriver d’ailleurs que les deux sommets A0A_{0} et B0B_{0} font partie d’un même cycle alors p=qp=q mais rien n’est changé). Alors on peut faire passer par A0A_{0} un côté A0B1A_{0}B_{1} homologue à ana_{n} et coupant A0B0A_{0}B_{0} sous l’angle 2π/q2\pi/q, puis un côté B1A1B_{1}A_{1} homologue à ana_{n} et coupant A0B1A_{0}B_{1} sous l’angle 2π/p2\pi/p, puis un côté A1B2A_{1}B_{2} homologue à ana_{n} et coupant B1A1B_{1}A_{1} sous l’angle 2π/q2\pi/q et ainsi de suite. De même, de l’autre côté, on construira B0A1B_{0}A_{-1} homologue à ana_{n} et coupant A0B0A_{0}B_{0} sous l’angle 2π/p2\pi/p, et ainsi de suite.

On aura ainsi une ligne brisée formée de côtés homologues à ana_{n}

A2B2A1B1A0B0A1B1A2\ldots\ldots\;A_{2}B_{2}A_{1}B_{1}A_{0}B_{0}A_{-1}B_{-1}A_{-2}\;\ldots\ldots

Cette ligne brisée sera régulière au point de vue de la géométrie non euclidienne, tous les sommets A0,A1,A2A_{0},\;A_{1},\;A_{2} etc. seront sur un même cercle, tous les sommets B0,B1,B2B_{0},\;B_{1},\;B_{2}, etc. seront sur un autre cercle.

Enfin cette ligne brisée (qui sera généralement indéfinie) partagera le cercle fondamental en deux régions. Il est donc impossible qu’un contour fermé coupe ana_{n} en un seul point, sans aller recouper la ligne brisée, c’est-à-dire sans recouper un côté homologue à ana_{n} . Donc SnS_{n} ne peut pas s’exprimer par une combinaison de S1,S2,,Sn1S_{1},\;S_{2},\;\ldots\;,S_{n-1}.77endnote: 7 S’il existait une “combinaison des n substitutions S1,S2,,SnS_{1},\,S_{2},\,\ldots\,,\,S_{n}SnS_{n} n’entre qu’une fois” réduite à l’unité, on pourrait construire, en suivant la trajectoire d’un point du disque transformé par cette combinaison de substitutions, construire une courbe fermée qui traverse ana_{n} une seule fois sans recouper un côté homologue à ana_{n}.

2e{}^{e} cas. Les deux sommets A0A_{0} et B0B_{0} font partie d’un même cycle et la somme des angles de ce cycle est 2π2\pi. J’appellerai le sommet B0=A1B_{0}=A_{1} pour plus de symétrie. Alors on peut construire un côté A1A2A_{1}A_{2} homologue à ana_{n} , puis d’autres A2A3A_{2}A_{3} , A3A4A_{3}A_{4} etc., homologues à ana_{n}. Nous aurons ainsi une ligne brisée

A2A1A0A1A2A2A3\ldots\ldots\;A_{-2}A_{-1}A_{0}A_{1}A_{2}A_{2}A_{3}\;\ldots\ldots

régulière au point de vue de la géométrie non euclidienne, tous les angles sont égaux entre eux et tous les sommets sont sur un même cercle. Cette ligne brisée partage encore le cercle fondamental en deux régions. On est conduit à la même conclusion que dans le cas précédent.

3e{}^{e} cas Les deux sommets A0A_{0} et B0B_{0} ne font pas partie d’un même cycle et la somme des angles du cycle dont fait partie A0A_{0} est égale à 2π2\pi. Il y a alors exception et SnS_{n} n’est qu’une combinaison de S1,S2,,Sn1S_{1},\;S_{2},\;\ldots\;,S_{n-1}. Il arrive alors toujours qu’on peut par le procédé du §988endnote: 8 Le paragraphe 9 du mémoire de Poincaré, Théorie des groupes fuchsiens (1882, 1916, 108–168), s’intitule Simplification du polygone générateur. Poincaré souligne “qu’un même groupe fuchsien peut-être engendré par une infinité de polygones générateurs et qu’on peut profiter de cette indétermination pour simplifier ce polygone”. Il montre alors un algorithme simple de simplification. ramener le polygone R0R_{0} à un autre qui a deux côtés de moins. Soit par exemple un polygone de 4p+24p+2 côtés dont les côtés opposés sont conjugués, dont les sommets de rang impair forment un cycle dont la somme des angles est 2π2\pi et dont les sommets de rang pair forment un autre cycle. On peut ramener ce polygone à un autre de 4p4p côtés dont tous les sommets forment un seul cycle.

Il ne me reste que la place de vous serrer la main.

Poincaré

ALS 4p. IML 25, Mittag-Leffler Archives, Djursholm.

Time-stamp: " 3.07.2022 09:40"

Notes

  • 1 Paris-20 janvier — Stockholm-23 janvier. Cette lettre est publiée en partie dans les Acta mathematica 38, p. 158-160.
  • 2 Mittag-Leffler était avec son épouse à Paris durant le mois de janvier. La question posée par Mittag-Leffler doit concerner le premier mémoire de Poincaré sur les groupes fuchsiens; voir Poincaré (1882), ou la réédition de Nörlund and Lebon (1916, 108–168). Poincaré a ramené le problème de leur détermination à celui de “subdiviser d’une façon régulière le plan, ou une partie du plan, en une infinité de régions toutes congruentes entre elles”, autrement dit de déterminer les pavages hyperboliques (voir note 3). Il appelle “domaine fondamental” d’une telle subdivision le polygone hyperbolique élémentaire qui engendre le pavage. On passe d’un pavé à un autre par les éléments du groupe fuchsien. Deux côtés du polygone élémentaire sont dits “conjugués” s’ils sont liés par une des substitutions du groupe (voir note 4). Poincaré montre que les substitutions d’un groupe fuchsien sont engendrées par un système fini d’entre elles, celles qui associent deux côtés conjugués d’un domaine fondamental. Par contre, il ne montre pas directement que ce système est minimal ce qui est l’objet de la question de Mittag-Leffler. En effet, un groupe discontinu est décrit par un ensemble de générateurs et un ensemble de relations. Poincaré établit que son système générateur est minimal, donc fondamental, en montrant que l’on peut obtenir toutes les relations : Puisqu’on trouve ainsi toutes les relations […], les substitutions sont généralement indépendantes et par conséquent forment un système de substitutions fondamentales du groupe envisagé. (Nörlund & Lebon 1916, 122)
  • 3 Poincaré associe à chaque élément du groupe fuchsien, une région du plan. La région R0R_{0} correspond à f0f_{0}, l’identité et la région RiR_{i} à fif_{i}. […] nous réserverons le nom de groupes fuchsiens aux groupes discontinus formés de substitutions réelles. Si le groupe G est discontinu, il est clair qu’on pourra diviser le plan, ou une partie du plan, en une infinité de régions jouissant des propriétés suivantes : Chacunes d’elles correspondra à la substitution (z,fi(z))\left({z,f_{i}(z)}\right) s’appelera la région RiR_{i} , et, par conséquent, celle qui correspondra à la substitution (z,f0(z))\left({z,f_{0}(z)}\right) ou (z,z)\left({z,z}\right) s’appelera R0R_{0} . (Poincaré 1916, 117–118)
  • 4 La fonction fρf_{\rho} associe R0R_{0} et RρR_{\rho}. En supposant R0R_{0} et RpR_{p} limitrophes, si z un point appartenant au côté commun λρ\lambda_{\rho} de R0R_{0} et RpR_{p}, fp1(z)f_{p}^{-1}\left(z\right) sera un point d’un des côtés λp\lambda^{\prime}_{p} de R0R_{0}. Les côtés λp\lambda_{p} et λp\lambda^{\prime}_{p} sont dits conjugués (1916, 119).
  • 5 Un système est fondamental s’il est générateur et minimal (1916, 117–118).
  • 6 Deux points sont correspondants s’ils sont associés par une fonction du groupe fuchsien, c’est-à-dire s’ils appartiennent à la même orbite. A l’intérieur d’un domaine fondamental, il ne peut y avoir deux points correspondants. D’autre part, un point intérieur à un domaine fondamental “ne peut être non plus correspondant d’un point du périmètre de cette région” (1916, 119). Un cycle est un ensemble de sommets de R0R_{0} stable par la relation de correspondance (1916, 126).
  • 7 S’il existait une “combinaison des n substitutions S1,S2,,SnS_{1},\,S_{2},\,\ldots\,,\,S_{n}SnS_{n} n’entre qu’une fois” réduite à l’unité, on pourrait construire, en suivant la trajectoire d’un point du disque transformé par cette combinaison de substitutions, construire une courbe fermée qui traverse ana_{n} une seule fois sans recouper un côté homologue à ana_{n}.
  • 8 Le paragraphe 9 du mémoire de Poincaré, Théorie des groupes fuchsiens (1882, 1916, 108–168), s’intitule Simplification du polygone générateur. Poincaré souligne “qu’un même groupe fuchsien peut-être engendré par une infinité de polygones générateurs et qu’on peut profiter de cette indétermination pour simplifier ce polygone”. Il montre alors un algorithme simple de simplification.

Références