Entre 1880 et 1930 les mathématiques et la physique théorique ont subi
des transformations profondes, liées d'un côté à l'émergence de
plusieurs branches mathématiques (la théorie des groupes, les
fonctions automorphes, la géométrie algébrique, la topologie), et de
l'autre côté, à l'effondrement de la physique newtonienne, sous
l'effet de la découverte des ondes électromagnétiques, des rayons X,
de la radioactivité, des électrons, et des quanta d'énergie. La
singularité du savant français Henri Poincaré (1854-1912) est
d'avoir participé à toutes ces transformations.
À l'âge de vingt-six ans, Poincaré découvrit la théorie des
fonctions fuchsiennes, grâce à laquelle on pouvait résoudre
toute équation différentielle linéaire aux coefficients
algébriques. La renommée de cette découverte fut telle que
Poincaré devint membre correspondant des Académies allemandes,
avant même d'être nommé à une chaire de physique
mathématique à la Faculté des sciences et élu membre de
l'Institut. À travers ces postes, Poincaré infléchit
l'orientation des recherches françaises pendant un quart de
siècle, tout en poursuivant ses activités d'enseignement et de
recherche. À sa mort en 1912, il avait quelque 600 articles à son
actif, sur les mathématiques pures, la géométrie, la mécanique
céleste, la physique et la philosophie des sciences.
La publication de ses Oeuvres
[Poincaré, 1916-1956], lancée
par ses collègues peu après sa mort, fut achevée au moment du
centenaire de sa naissance. Jusqu'aux années 1970, les articles
d'origine et cette édition annotée représentaient la seule source
primaire pour les études poincaréiennes. Ensuite, un physicien
américain découvrit une collection de correspondances reçues par
Poincaré, qu'il fit reproduire sur microfilm, et sur la base de
laquelle un mathématicien français publia à la fin des années 1980
deux cahiers de correspondance entre Poincaré et les mathématiciens
[Dugac, 1986,Dugac, 1989].
Après ce premier travail, l'intérêt d'une édition critique de la
correspondance de Poincaré se fit sentir et donna lieu, en 1994, à
l'inauguration d'un projet au sein des
Archives Henri Poincaré (UMR 7117).
Le projet d'édition de la correspondance de Poincaré fait partie d'un
axe éditorial des Archives Poincaré qui implique un ingénieur de
recherche et huit chercheurs titulaires :
É. Bolmont, A. Coret, G. Heinzmann, S. Mazauric, J. Mawhin,
Ph. Nabonnand, L. Rollet, K. Volkert et S. Walter.
Le projet fut dirigé par S. Walter de 1999 à 2003, avec le soutien de
la Région Lorraine
et de la Communauté
Urbaine du Grand Nancy. À partir de 2003, la direction passa à
L. Rollet (INPL et UHP), et en 2006, à M. Rebuschi (Univ. Nancy 2),
toujours avec le soutien du Conseil Régional.
Au terme du projet, l'ensemble de la correspondance de
Poincaré aura été publié, dans toute son étendue historique, allant des lettres
écrites à sa mère pendant sa première année à l'École
polytechnique, à des missives envoyées au doyen de la Faculté
des sciences, et à ses échanges avec de jeunes chercheurs, aussi
bien qu'avec des figures dont la pensée marqua l'histoire des
sciences, telles Sophus Lie, Félix Klein, Vito Volterra, Heinrich
Hertz, W. C. Röntgen, Lord Kelvin, George Darwin, A. A. Michelson,
H. A. Lorentz et David Hilbert. Au total, cinq volumes de
correspondance sont prévus, dont le premier (correspondance avec
G. Mittag-Leffler, annotée par Ph. Nabonnand) parut en
[Poincaré, 1999].
Les volumes de correspondance à venir
contiendront des transcriptions de lettres (avec reproduction conforme
des figures originales), des annotations, de brèves biographies, et
une bibliographie complète de sources primaires et secondaires.
Le travail d'édition est décliné en outre sur Internet. Le contenu des
volumes sera repris dans des documents électroniques dotés des liens
hypertextes. Cette édition électronique, sous la direction de
S. Walter, existe depuis 2002 et évolue en même temps que l'édition
papier. À la différence de celle-ci, l'édition électronique comporte
des images numérisées des manuscrits de Poincaré et ses
correspondants, ainsi qu'un moteur de recherche.
Dans ces deux formes classique et électronique, l'édition de la
correspondance de Poincaré prendra sa place à côté des éditions
récentes des manuscrits des scientifiques dont l'oeuvre marqua
l'histoire des deux derniers siècles. Parmi les projets en cours où
récemment terminés, on doit mentionner d'abord celui du "Einstein
Papers Project" à
Caltech,
qui comprend trois tomes de correspondance
en quatre volumes
[Einstein, 1987-2004]. En Angleterre, Frank James publia
la correspondance de Michael Faraday
[Faraday, 1991-1999], et Peter
Harman annota trois volumes de manuscrits et correspondance de James
Clerk Maxwell
[Maxwell, 1990-2002]. Parmi les projets d'édition
allemands, celui d'Ulrich Majer à l'Université de Göttingen vise
l'édition des manuscrits du mathématicien allemand David Hilbert,
alors que deux projets furent réalisés au Deutsches Museum à Munich,
autour de la correspondance des physiciens théoriciens allemands
W. Pauli
[Pauli, 1979-1992] et A. Sommerfeld
[Sommerfeld, 2001-2004]. Ce dernier projet comporte en outre
un site
Internet. En France, Françoise Balibar et ses collaborateurs
publièrent six volumes autour de l'oeuvre d'Einstein
[Einstein, 1989-1993].
Calendrier
Notre maison d'édition prévoit la publication de trois volumes de
correspondance :
Les Sciences physiques, sous la direction de Scott Walter,
avec la collaboration d'Étienne Bolmont et André Coret, 2005;
Les Mathématiques, sous la direction de Jean Mawhin,
Ph. Nabonnand, Klaus Volkert et S. Walter, 2006;
La Mécanique céleste, sous la direction de Ph. Nabonnand et
S. Walter, 2006.
La réalisation de ces trois volumes se poursuit sur deux plans,
documentaire et rédactionnel, qui correspondent respectivement à un
travail de recherche et un travail d'édition.
D'abord, sur un plan documentaire, il s'agit d'augmenter le fonds de
manuscrits. La Nachlass de Poincaré comprend surtout la correspondance
scientifique reçue, les réponses de Poincaré ne s'y trouvent pas.
Dans l'état actuel du fonds (1697 lettres, voir l'inventaire
alphabétique en ligne), pour chaque lettre manuscrite de Poincaré on
en recense trois écrites par ses correspondants. Le fonds de
correspondance reçue étant lui-même lacunaire, il faut penser que le
nombre de lettres cachées ici ou là dans le monde est très important,
de l'ordre de plusieurs centaines de lettres inédites. Nous
recherchons activement les lettres `perdues' dans les archives
publiques et chez les antiquaires, et dans les collections privées.
Ensuite, sur un plan rédactionnel, il s'agit naturellement de
transcrire et d'annoter convenablement les manuscrits (ou les
reproductions de manuscrits) entrés aux Archives Poincaré.
L'annotation des transcriptions doit permettre au public instruit de
connaître, au-delà des détails de circonstance (les personnes, les
endroits et les ouvrages cités), le contexte des échanges,
c'est-à-dire surtout les enjeux théoriques, épistémologiques,
politiques ou matériels. Le nombre élevé de correspondants (296) et la
diversité des sujets qu'ils traitent sont tels qu'un travail de
collaboration est plus que souhaitable. Afin d'assurer un niveau
adéquat d'annotation, les commentaires de certains échanges (par
ex. ceux avec F. Klein et L. Fuchs) ont été confiés à des
spécialistes. Cette politique de collaboration doit se poursuivre, en
s'appuyant sur un réseau international d'historiens des sciences comme
celui de nos collaborateurs, dont la distribution dans l'espace
reflète, en quelque sorte, celle du réseau scientifique entretenu par
Poincaré : la France (13 collaborateurs), la Belgique (1), Luxembourg
(1), l'Allemagne (2), l'Angleterre (2) et l'Australie (1).
La première étape de l'édition des manuscrits concerna leur
numérisation. La famille Poincaré autorisa gracieusement la
numérisation et la diffusion de toutes les lettres en sa possession
(546 lettres reçues et 223 lettres envoyées). L'avantage principal de
la numérisation dans ce cadre est la reproduction des informations du
manuscrit d'origine sur un format résistant aux intempéries, mais elle
facilite en même temps le traitement éditorial des lettres. La
numérisation de ce fonds privé fut achevée en avril 2002. Désormais,
les chercheurs disposent de reproductions en couleur des manuscrits
avec une résolution optique de 600 dpi. Ces reproductions sont
enregistrées sur 300 CD-ROM, consultables aux Archives Poincaré.
L'ensemble de la correspondance de Poincaré en provenance des Archives
de l'Académie des Sciences et d'une collection privée peut être
consulté via Internet dans une version de
moindre résolution (72 dpi), ainsi qu'une sélection de 600
transcriptions annotées.
La deuxième étape de l'édition, actuellement en cours de réalisation,
concerne l'annotation, la mise en page et l'indexation des lettres.
Les figures qui paraissent dans les manuscrits numérisées sont
extraites et traitées afin d'accompagner les
transcriptions annotées. Les trois prochains volumes contiendront des
échanges dont le contenu mathématique est important ; c'est une des
raisons pour laquelle nous avons adopté le système de typographie
électronique LATEX, bien adapté à l'édition de manuscrits
mathématiques.
En résumé, d'ici 2007 nous mettrons à la disposition des lecteurs
trois volumes critiques de la correspondance d'Henri Poincaré avec ses
collègues scientifiques, qui sera une source de référence et
d'inspiration, espérons-le, pour des générations à venir.