2-9-12. René Blondlot à H. Poincaré

Nancy 4 Février 1902

Mon Cher ami,

Avant de vous entretenir de Choses Scientifiques, je veux vous annoncer une nouvelle qui certainement vous fera plaisir : c’est la nomination de Camille Gutton comme maître de Conférences à notre Faculté (en place de Perreau nommé à Besançon); nous sommes tous heureux ici de nous attacher définitivement cet excellent garçon, au cœur droit, à l’esprit solide & en même temps beaucoup plus fin qu’on ne pourrait le croire au premier abord.11endnote: 1 François Perreau (1868–1916) fut ancien élève de l’École normale supérieure, promotion de 1888, à côté de Pierre Weiss et d’Élie Cartan; voir l’Association amicale des anciens élèves de l’École normale supérieure, 1965, 215. Sur la carrière de Perreau, voir Grelon 2006, 94). Avec ces qualités, & grâce aussi à ses aptitudes pour l’expérimentation & à son sentiment de la réalité, il rendra certainement de bons services dans l’enseignement, en même temps qu’il exécutera d’utiles travaux de recherche. Maintenant, je vais vous raconter des expériences.22endnote: 2 Voir Blondlot (1902a, 1902b), où Blondlot décrit une expérience qui associe de manière originale deux dispositifs qui ont conduit aux deux découvertes fondamentales de ce temps : les rayons X et les rayons hertziens. Il explique comment il peut avoir ainsi une idée de la vitesse des rayons X, en observant les variations d’intensité d’une petite étincelle d’un résonateur provoquée par un excitateur de Hertz. Il soutient que la source de rayons X peut faire varier l’intensité de l’étincelle et il est vrai que l’on peut très bien concevoir que les rayons X peuvent amplifier les phénomènes d’ionisation, cause de l’étincelle. Si ce type d’expérience n’a pas connu d’écho par la suite, on peut en trouver la raison dans la critique que fait Erich Marx en 1919. Ce spécialiste des rayons X, tout en reconnaissant que Blondlot a été le premier à chercher une détermination de la vitesse des rayons X, met en doute la pertinence de l’expérience : “Die Methode enthielt unter anderen Voraussetzung, dass die Beeinflussung des Leuchtens lediglich durch die Röntgenstrahlen und nicht durch elektrische Luftwellen hervoergerufen wurde, keine Trägheit in Hinsicht auf das Leuchten des Funkens zeigte” (Marx 1919). En mettant lui-même en œuvre des expériences plus crédibles que celle de Blondlot, Marx arrivera à la même conclusion : la vitesse des rayons X est la même que la vitesse de la lumière.

J’ai voulu essayer d’avoir quelque renseignement sur l’ordre de grandeur de la vitesse de propagation des rayons X. Le principe de la méthode de Roemer pour la vitesse de la lumière m’a paru pouvoir être jusqu’à un certain point appliqué ici, & cette idée m’a conduit à l’expérience suivante :33endnote: 3 L’astronome danois Ole Rømer (1644–1710) mesura la vitesse de la lumière en 1676, à partir de l’observation des éclipses des satellites de Jupiter.

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Des pôles d’une bobine d’induction partent deux fils qui aboutissent aux électrodes HH & HH^{\prime} d’un tube de Crookes horizontal; avant d’arriver à ce tube, ces fils sont reliés respectivement aux deux moitiés AA & AA^{\prime} d’un excitateur de Hertz, formé de deux cylindres de laiton de 0cm,8 de diamètre, & de 5cent,6 de longueur chacun, fixés horizontalement dans un bain d’huile (non représenté). Au dessous du vase qui contient cette huile, est disposé un résonateur formé d’une boucle de fil de cuivre, (que j’ai représenté à côté de l’excitateur, mais dont la partie rectiligne BBBB^{\prime} est en réalité au dessous même de cet excitateur); la coupure CC est tournée du côté du tube de Crookes, & protégée contre toute autre radiation par une lame d’aluminium & des écrans de papier verni. En réglant convenablement la distance explosive de l’excitateur, on arrive à faire fonctionner simultanément le tube de Crookes & l’excitateur : à chaque courant de rupture envoyé par la bobine, le tube de Crookes s’illumine, puis, le potentiel continuant à croître, l’étincelle éclate à l’excitateur, &, presqu’aussitôt, le tube de Crookes n’étant plus alimenté s’éteint.

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Supposons d’abord que le tube soit tout près de l’excitateur, & que les fils AHAH, AHA^{\prime}H^{\prime}, qui relient le tube à l’excitateur soient très courts. Portons en abscisses les temps comptés à partir du moment où l’étincelle éclate dans l’huile et en ordonnées les intensités des rayons X : nous avons ainsi une courbe décroissante dès le temps zéro. Traçons maintenant une courbe ayant pour ordonnées les valeurs de la force électrique à la coupure du résonateur; cette courbe part de zéro, puis présente un maximum dont l’abscisse a une certaine valeur, tant parce que l’action subie par le résonateur est dûe précisément à la disparition de la charge de l’excitateur, que parce que le résonateur lui-même emploie un certain temps à se mettre en marche. Il résulte de cette différence de temps que, lorsque ce maximum a lieu, les rayons X sont éteints ou du moins diminués, & que, par suite, ils n’exerceront pas ou n’exerceront que peu d’action sur l’étincelle du résonateur. C’est ce qui a lieu : la variation de l’étincelle par l’interposition d’une lame de plomb est à peine perceptible.

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Maintenant, laissant le tube contre l’excitateur, remplaçons les fils courts AH,AH, AHA^{\prime}H^{\prime} par des fils de 33cent, repliés sans coude brusque. Cet allongement des fils va déjà avoir pour effet de retarder un peu l’extinction des rayons X. Alors éloignons progressivement le tube du résonateur en redressant les fils : il en résulte que les rayons X vont éprouver un retard croissant, égal au temps qu’ils mettent à franchir la distance du tube à la coupure CC. Si leur vitesse est finie, par ex. comparable à celle de la lumière, l’avance de l’instant où les rayons X disparaissent en CC sur l’instant du maximum de la force électrique en CC diminue d’autant, autrement dit la coïncidence en CC de la force électrique & des rayons X s’améliore, &, en conséquence, on peut s’attendre à voir l’action du tube sur l’étincelle augmenter à mesure que l’on écartera le tube.

J’ai exécuté cette expérience, je l’avoue, avec très peu de confiance. Á ma grande surprise, elle a réussi : l’action du tube sur l’étincelle augmente bien à mesure qu’on l’éloigne; l’effet est certain et facilement visible. Au mois de juin j’avais fait une première série d’expérience; une seconde à la fin d’octobre, une troisième et une quatrième tout récemment ont invariablement donné le même résultat (l’appareil a été chaque fois entièrement remonté); nombre de personnes ont constaté aisément ce fait paradoxal.

Voici maintenant plus de détails. Le tube étant d’abord écarté de manière à tendre à peu près les fils, on voit en CC une étincelle brillante; si l’on approche peu à peu le tube, l’étincelle devient plus petite & plus pâle : cette diminution s’accentue jusqu’à ce que la distance de l’axe du tube à la coupure soit réduite à environ 9 centimètres, & l’étincelle est alors très pâle. Si l’on continue à approcher le tube, l’étincelle augmente de nouveau : il y a ainsi un minimum pour la distance de 9 centimètres. Ce minimum est très net, & avec un réglage soigné de la coupure, on peut le localiser sur une longueur de moins d’un centimètre. Comment maintenant l’expliquer dans l’hypothèse qui m’a conduit à cette expérience ? Ne peut-on pas dire : lorsque l’on rapproche le tube, la coïncidence de temps devient moins bonne entre la force électrique & les rayons X à la coupure, mais d’autre part, l’intensité de leur action a énormément augmenté, & de la superposition de ces deux actions de sens opposés un minimum doit prendre naissance ? Il est même étonnant que l’augmentation de l’intensité des rayons X quand la distance diminue laisse subsister un effet de sens contraire. C’est pourquoi j’ai recherché si la variation de l’étincelle à la coupure était bien dûe aux rayons X : pour cela, j’ai remplacé la lame d’aluminium par une lame de plomb de mêmes dimensions; tout effet a alors disparu, & l’éclat de l’étincelle est devenue indépendant de la distance du tube. J’ai répété très souvent cette expérience dans des conditions variées.

En remplaçant les fils de 33cm par des fils de 50cm, puis de 65cm, puis de 75cm, on obtient encore le minimum; avec des fils de 110cm on le voit encore, mais très faible; avec de plus grandes longueurs, on ne voit plus rien. Ceci s’explique en considérant que le fil lui-même produit un retard de la cessation des rayons X, retard qui devient suffisant pour que ceux-ci arrivent toujours assez tôt.

J’ai étudié à part l’action des rayons X sur une petite étincelle : deux bobines de Ruhmkorff avaient leurs fils inducteurs sur un même circuit; l’une des bobines actionnait un tube de Crookes, l’autre, très petite & dont j’avais encore réduit l’action, produisait une étincelle de grandeur comparable à celle des expériences ci-dessus. L’action du tube de Crookes s’est montrée toute pareille comme changement d’aspect des étincelles.

J’ai vérifié aussi par des expériences de transmission d’ondes faites à part que la flexion des fils n’influe pas sur la vitesse de propagation dans les conditions où mes expériences sont faites.

J’ai augmenté la période du résonateur en fixant des plaques de clinquant près de la coupure; la force électrique à la coupure est retardée, et l’on devrait s’attendre à voir le minimum se produire pour un plus grand éloignement du tube : c’est ce qui est arrivé, la distance étant devenue 14cent.

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Au lieu de relier directement les deux bouts de la boucle du résonateur à la coupure, j’ai intercalé entre cette boucle & la coupure une petite ligne de transmission formée de deux fils isolés contigus, longs de 27 centimètres : la force électrique devait être retardée, & la position correspondant au minimum devait s’éloigner. Le minimum s’est en effet éloigné d’environ 34 centimètres, longueur qui est assez en rapport avec les 27 centimètres dont on avait allongé le résonateur. Ce résultat est encore assez d’accord avec les prévisions.

J’ai fait l’inverse en me servant d’un résonateur microscopique. Le minimum s’est encore éloigné plus qu’avec le résonateur primitif. Cela ne me paraît pas non plus inconciliable.

En résumé, dans toutes ces expériences, on voit l’action du tube de Crookes augmenter en même temps que la distance; ce fait paradoxal ne semble pouvoir s’expliquer que par une amélioration de la concordance de deux époques, ce qui ne peut avoir lieu que si les rayons X ont une vitesse de propagation comparable à celle des ondes électriques. Cependant, j’hésite encore, craignant qu’à tout cela il n’y ait quelqu’explication toute différente que je n’aperçois pas. Et puis la persistance possible de l’ionisation est une complication dont je ne tiens pas compte; peut-être après tout est-elle très faible comme durée & comme intensité. En tous cas, ce phénomène paradoxal est bien singulier, et tient certainement aux rayons X, puisqu’il disparaît par la lame de plomb.

Je serai très heureux si vous vouliez bien consacrer un peu d’attention à examiner tout ceci & me dire ensuite ce que vous en pensez. Si, comme je le crains parfois, je me fourvoie (non dans les expériences, dont je suis sûr), mais dans mes vues théoriques, je ne voudrais pas risquer de m’égarer plus avant, & je viens vous prier de m’en dire très franchement votre avis.

La longueur d’onde de l’excitateur avec les fils & le tube de Crookes est d’environ 170cm.44endnote: 4 Il s’agit d’une note marginale.

Bien cordialement à vous,

R. Blondlot

P.S. Nos mathématiciens sont émerveillés des Notes récemment publiées par votre neveu; voilà de belles promesses d’avenir ….55endnote: 5 Pierre Boutroux 1901, 1902. La deuxième note fut présentée par Émile Picard le 13.01.1902. Pierre Boutroux (1880–1922) fut le fils d’Aline et Émile Boutroux. Les mathématiciens de la faculté des sciences de Nancy furent Gaston Floquet (analyse), Jules Molk (mécanique rationnelle), et Henri Vogt (mathématiques appliquées).

ALS 7p. Collection particulière, Paris 75017.

Time-stamp: " 3.05.2019 01:30"

Notes

  • 1 François Perreau (1868–1916) fut ancien élève de l’École normale supérieure, promotion de 1888, à côté de Pierre Weiss et d’Élie Cartan; voir l’Association amicale des anciens élèves de l’École normale supérieure, 1965, 215. Sur la carrière de Perreau, voir Grelon 2006, 94).
  • 2 Voir Blondlot (1902a, 1902b), où Blondlot décrit une expérience qui associe de manière originale deux dispositifs qui ont conduit aux deux découvertes fondamentales de ce temps : les rayons X et les rayons hertziens. Il explique comment il peut avoir ainsi une idée de la vitesse des rayons X, en observant les variations d’intensité d’une petite étincelle d’un résonateur provoquée par un excitateur de Hertz. Il soutient que la source de rayons X peut faire varier l’intensité de l’étincelle et il est vrai que l’on peut très bien concevoir que les rayons X peuvent amplifier les phénomènes d’ionisation, cause de l’étincelle. Si ce type d’expérience n’a pas connu d’écho par la suite, on peut en trouver la raison dans la critique que fait Erich Marx en 1919. Ce spécialiste des rayons X, tout en reconnaissant que Blondlot a été le premier à chercher une détermination de la vitesse des rayons X, met en doute la pertinence de l’expérience : “Die Methode enthielt unter anderen Voraussetzung, dass die Beeinflussung des Leuchtens lediglich durch die Röntgenstrahlen und nicht durch elektrische Luftwellen hervoergerufen wurde, keine Trägheit in Hinsicht auf das Leuchten des Funkens zeigte” (Marx 1919). En mettant lui-même en œuvre des expériences plus crédibles que celle de Blondlot, Marx arrivera à la même conclusion : la vitesse des rayons X est la même que la vitesse de la lumière.
  • 3 L’astronome danois Ole Rømer (1644–1710) mesura la vitesse de la lumière en 1676, à partir de l’observation des éclipses des satellites de Jupiter.
  • 4 Il s’agit d’une note marginale.
  • 5 Pierre Boutroux 1901, 1902. La deuxième note fut présentée par Émile Picard le 13.01.1902. Pierre Boutroux (1880–1922) fut le fils d’Aline et Émile Boutroux. Les mathématiciens de la faculté des sciences de Nancy furent Gaston Floquet (analyse), Jules Molk (mécanique rationnelle), et Henri Vogt (mathématiques appliquées).

Références

  • F. Birck and A. Grelon (Eds.) (2006) Un siècle de formation des ingénieurs électriciens, ancrage local et dynamique européenne, l’exemple de Nancy. Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris. Cited by: A. Grelon (2006).
  • R. Blondlot (1902a) Action des rayons X sur de très petites étincelles électriques. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 134, pp. 1559–1560. link1 Cited by: endnote 2.
  • R. Blondlot (1902b) Sur la vitesse de propagation des rayons X. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 135, pp. 666–670. link1 Cited by: endnote 2.
  • P. Boutroux (1901) Sur la densité des zéros et le module maximum d’une fonction entière. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 132, pp. 251. link1 Cited by: endnote 5.
  • P. Boutroux (1902) Sur la théorie des fonctions entières. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 134, pp. 82–85. link1 Cited by: endnote 5.
  • A. Grelon (2006) L’Institut électrotechnique de Nancy, 1900–1914: note sur la naissance d’une communauté enseignante. See Un siècle de formation des ingénieurs électriciens, ancrage local et dynamique européenne, l’exemple de Nancy, Birck and Grelon, pp. 91–100. Cited by: endnote 1.
  • E. A. Marx (1919) Röntgenstrahlen. In Handbuch der Radiologie, Volume 5, E. A. Marx (Ed.), pp. 281. Cited by: endnote 2.