Alexander S. Chessin à H. Poincaré

Nov. 23 ’98

282 Amsterdam Ave. — New York, U.S.A.

Monsieur,

Je vous demande mille pardons pour la liberté que je prends de vous adresser et je vous serai bien reconnaissant si vous voulez décider une question sur laquelle j’ai une discussion avec un de mes collègues à l’Université de Harvard. Il s’agit d’une généralisation des théorèmes de Green et de Cauchy.11endnote: 1 Chessin 1899. Quelques remarques préliminaires sont nécessaires.

1. D’abord je dirai qu’une fonction possède une propriété quelconque en général si elle la possède excepté en points formant un ensemble mesurable d’étendue 0.

2. Soient LL et LL^{\prime} deux lignes commençant et aboutissant aux mêmes points, la première singulière, la seconde ne contenant que des points singuliers formant au plus un ensemble mesurable d’étendue 0, pour une fonction donnée f(z)f(z). Supposons, de plus, qu’il n’y aient d’autres lignes singulières dans le voisinage de LL. Nous savons que f(z)f(z) est intégrable le long de LL^{\prime}. Si donc il existe une limite pour Lf(z)𝑑z\int_{L^{\prime}}f(z)dz quand LL^{\prime} tend d’une manière quelconque de se rapprocher indéfiniment de LL, nous dirons que cette limite représente Lf(z)𝑑z\int_{L}f(z)dz.

3. Cela posé, soit f(x)f(x) une fonction de la variable réelle xx, continue dans une intervalle (a,b)(a,b) et admettant en général une dérivée f(x)f^{\prime}(x). Il est clair que f(x)f^{\prime}(x) sera intégrable dans toute l:intervalle (a,b)(a,b). En effet, divisons cette intervalle en d’autres par un procédé quelconque et dénotons celles de ces sous-intervalles qui ne contiennent des points singuliers de f(x)f^{\prime}(x) qu’aux extrémités au plus, par Δ1\Delta_{1}, Δ2\Delta_{2}, …; la fonction f(x)f^{\prime}(x) sera intégrable dans chaque intervalle Δn\Delta_{n} car α\alpha et β\beta étant les extrémités de Δn\Delta_{n} nous aurons

αβf(x)𝑑x=limε=0ε>0α+εβεf(x)𝑑x=limε=0f(βε)limε=0f(α+ε)=f(β)f(α)\int_{\alpha}^{\beta}f^{\prime}(x)dx=\underset{\varepsilon^{\prime}>0}{\lim_{% \varepsilon=0}}\int_{\alpha+\varepsilon}^{\beta-\varepsilon}f^{\prime}(x)dx=% \lim_{\varepsilon^{\prime}=0}f(\beta-\varepsilon^{\prime})-\lim_{\varepsilon=0% }f(\alpha+\varepsilon)=f(\beta)-f(\alpha)

à cause de la continuité de f(x)f(x). Pour la même raison la somme des intégrales formées pour Δ1\Delta_{1}, Δ2\Delta_{2}, …tend vers une limite déterminée quand le nombre de divisions de l’intervalle (a,b)(a,b) augmente indéfiniment. Cette limite est ce qu:on nomme l’intégrale abf(x)𝑑x\int_{a}^{b}f^{\prime}(x)dx; ce qui prove notre proposition.

4. Le théorème que nous venons de démontrer est capable d’une extension. Soit f(x,y)f(x,y) une fonction continue des deux variables réelles xx et yy dans un domaine (D)(D) et admettant en général la dérivée partielle f/x\partial f/\partial x. Je dis que la fonction f/x\partial f/\partial x est intégrable(*) dans tout le domaine (D)(D). Il suffit de le prouver pour un carré formé de droites parallèles aux axes des xx et des yy. En effet on prouverai alors le théorème par un procédé analogue à celui employé plus haut pour la fonction f(x)f(x).

Soit donc (x,y)(x,y); (x+ξ,y)(x+\xi,y); (x+ξ,y+z)(x+\xi,y+z) et (x,y+z)(x,y+z) les quatre sommets du carré donné. La fonction f/x\partial f/\partial x n’a pas de points singuliers en dedans de ce domaine mais elle peut en avoir sur les droites formant son contour. Ces droites peuvent même être entièrement singulières. Supposons d’abord que la dernière hypothèse n’a pas lieu. Alors une première intégration nous donne22endnote: 2 Variante : “nous donne fx𝑑x𝑑y=\iint\frac{\partial f}{\partial x}dxdy=”.

xx+ξfx𝑑x=f(x+ξ,y)f(x,y)\int_{x}^{x+\xi}\frac{\partial f}{\partial x}dx=f(x+\xi,y)-f(x,y)

et une seconde, la fonction f(x,y)f(x,y) étant continue

xx+ξyy+ηfx𝑑x𝑑y=yy+ηf(x+ξ,y)𝑑yyy+ηf(x,y)𝑑y\int_{x}^{x+\xi}\int_{y}^{y+\eta}\frac{\partial f}{\partial x}dxdy=\int_{y}^{y% +\eta}f(x+\xi,y)dy-\int_{y}^{y+\eta}f(x,y)dy

prove l’intégrabilité de f/x\partial f/\partial x dans le domaine donné.(**)

Admettons maintenant l’existence de lignes singulières. Nous n’aurons que les remplacer par d’autres infiniment approchées et non-singulières, après quoi il est aisé de montrer que la double intégrale formée de cette manière tend vers une limite déterminée quand les lignes formant le nouveau contour du domaine tendent à coïncider avec celles du contour donné.

5. Nous pouvons maintenant énoncer le théorème de Green dans cette forme plus générale.

Théorème I. Soient X(x,y)X(x,y) et Y(x,y)Y(x,y) deux fonctions des variables réelles xx et yy, continues dans un domaine donné (D)(D) et satisfaisant en général l’équation

Xy=Yx.\frac{\partial X}{\partial y}=\frac{\partial Y}{\partial x}.

L’intégrale

X𝑑x+Ydy\int Xdx+Ydy

pris le long du contour fermé de (D)(D) est égale à 0.

D’où suit le théorème de Cauchy généralisé :(***)

Théorème II. Soit f(z)f(z) une fonction uniforme et continue dans un domaine (D)(D) et en général analytique. L’intégrale f(z)𝑑z\int f(z)dz pris le long du contour fermé de (D)(D) est égale à 0.

C’est sur ce théorème que j’ai basé une démonstration du fait, que tout point auquel une fonction uniforme et en général analytique cesse d’être analytique est un infini de cette fonction.(****)

Ce sont les Théorèmes I & II qui ont été critiqués par un de mes collègues et je vous serai infiniment reconnaissant si vous voulez bien m’en donner votre opinion.

Je suis, Monsieur, votre admirateur profond et humble serviteur.

Alexandre S. Chessin

(de l’Université Johns Hopkins)

(*) Superficiellement.

(**) On sait que la double intégrale est indépendante de l’ordre de l’intégration successive dans les conditions prescrites.

(***) Annals of Mathematics, vol. 11, p. 52.33endnote: 3 Chessin 1896.

(****) Ibd.

ALS 6p. Collection particulière, Paris 75017.

Time-stamp: " 4.05.2019 00:49"

Notes

  • 1 Chessin 1899.
  • 2 Variante : “nous donne fx𝑑x𝑑y=\iint\frac{\partial f}{\partial x}dxdy=”.
  • 3 Chessin 1896.

Références

  • A. S. Chessin (1896) On the singularities of single-valued and generally analytic functions. Annals of Mathematics 11, pp. 52–56. link1 Cited by: endnote 3.
  • A. S. Chessin (1899) Sur les théorèmes de Green et de Cauchy. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 128 (10), pp. 604–606. link1 Cited by: endnote 1.