Comment se fait la Science, Le Matin 25(9038), 25 novembre 1908, 1

Henri Poincaré
(1908-11-25)

Tolstoï explique quelque part pourquoi “la Science pour la science” est à ses yeux une conception absurde. Nous ne pouvons connaître tous les faits, puisque leur nombre est pratiquement infini. Il faut choisir; dès lors, pouvons-nous régler ce choix sur le simple caprice de notre curiosité; ne vaut-il pas mieux nous laisser guider par l’utilité, par nos besoins pratiques et surtout moraux; n’avons-nous pas mieux à faire que de compter le nombre de coccinelles qui existent sur notre planète ?

Il est clair que le mot utilité n’a pas pour lui le <10> sens que lui attribuent les hommes d’affaires, et derrière eux la plupart de nos contemporains. Il se soucie peu des applications de l’industrie, des merveilles de l’électricité ou de l’automobilisme, qu’il regarde plutôt comme des obstacles au progrès moral; l’utile, c’est uniquement ce qui peut rendre l’homme meilleur.

Pour moi, ai-je besoin de le dire, je ne saurais me contenter ni de l’un, ni de l’autre idéal; je ne voudrais ni de cette ploutocratie avide et bornée, ni cette démocratie vertueuse et médiocre, uniquement occupée à tendre la joue gauche, et où vivraient des sages sans curiosité qui, évitant les excès, ne mourraient pas de maladie, mais à coup sûr mourraient d’ennui. Mais cela, c’est une affaire de goût, et ce n’est pas ce point que je veux discuter.

La question n’en subsiste pas moins, et elle doit retenir notre attention; si notre choix ne peut être déterminé que par le caprice ou par l’utilité immédiate, il ne peut y avoir de science pour la science, ni par conséquent de science. Cela est-il vrai ? Qu’il faille faire un choix, cela n’est pas contestable; quelle que soit notre activité, les faits vont plus vite que nous, et nous ne saurions les rattraper; pendant que le savant découvre un fait, il s’en produit des milliards de milliards dans un millimètre cube de son corps. Vouloir faire tenir la nature dans la science, ce serait vouloir faire entrer le tout dans la partie.

Apologie de quelques fous.

Mais les savants croient qu’il y a une hiérarchie des faits et qu’on peut faire entre eux un choix judicieux; ils ont raison, puisque sans cela il n’y aurait pas de science et que la science existe. Il suffit d’ouvrir les yeux pour voir que les conquêtes de l’industrie qui ont enrichi tant d’hommes pratiques n’auraient jamais vu le jour si ces hommes pratiques avaient seuls existé, et s’ils n’avaient été devancés par des fous désintéressés qui sont morts pauvres, qui ne pensaient jamais à l’utile, et qui pourtant avaient un autre guide que leur caprice.

C’est que, comme l’a dit Mach, ces fous ont économisé à leurs successeurs la peine de penser. Ceux qui auraient travaillé uniquement en vue d’une application immédiate n’auraient rien laissé derrière eux et, en face d’un besoin nouveau, tout aurait été à recommencer. Or, la plupart des hommes n’aiment pas à penser, et c’est peut-être un bien, puisque l’instinct les guide, et le plus souvent mieux que la raison ne guiderait une pure intelligence, toutes les fois du moins qu’ils poursuivent un but immédiat et toujours le même; mais l’instinct c’est la routine, et si la pensée ne le fécondait pas, il ne progresserait pas plus chez l’homme que chez l’abeille ou la fourmi. Il faut donc penser pour ceux qui n’aiment pas à penser et, comme ils sont nombreux, il faut que chacune de nos pensées soit aussi souvent utile que possible, et c’est pourquoi une loi sera d’autant plus précieuse qu’elle sera plus générale.

S’il n’y avait pas de faits simples, la science serait impossible.

Cela nous montre comment doit se faire notre choix; les faits les plus intéressants sont ceux qui peuvent servir plusieurs fois; ce sont ceux qui ont chance de se renouveler. Nous avons eu le bonheur de naître dans un monde où il y en a. Supposons qu’au lieu de 60 éléments chimiques, nous en ayons 60 milliards, qu’ils ne soient pas les uns communs et les autres rares, mais qu’ils soient répartis uniformément. Alors, toutes les fois que nous ramasserions un nouveau caillou, il y aurait une grande probabilité pour qu’il soit formé de quelque substance inconnue; tout ce que nous saurions des autres cailloux ne vaudrait rien pour lui; devant chaque objet nouveau nous serions comme l’enfant qui vient de naître; comme lui nous ne pourrions qu’obéir à nos caprices ou à nos besoins; dans un pareil monde, il n’y aurait pas de science; peut-être la pensée et même la vie y seraient-elles impossibles, puisque l’évolution n’aurait pu y développer les instincts conservateurs. Grâce à Dieu, il n’en est pas ainsi; comme tous les bonheurs auxquels on est accoutumé, celui-là n’est pas apprécié à sa valeur. Le biologiste serait tout aussi embarrassé s’il n’y avait que des individus et pas d’espèce et si l’hérédité ne faisait pas les fils semblables aux pères.

Il y a une hiérarchie des faits; les uns sont sans portée; ils ne nous enseignent rien qu’eux-mêmes. Le savant qui les a constatés n’a rien appris qu’un fait et n’est pas devenu plus capable de prévoir des faits nouveaux. Ces faits-là, semble-t-il, se produisent une fois, mais ne sont pas destinés à se renouveler.

Il y a, d’autre part, des faits à grand rendement, chacun d’eux nous enseigne une loi nouvelle. Et puisqu’il faut faire un choix, c’est à ceux-ci que le savant doit s’attacher.

Sans doute, cette classification est relative et dépend de la faiblesse de notre esprit. Les faits à petit rendement, se sont les faits complexes, sur lesquels des circonstances multiples peuvent exercer une influence sensible, circonstances trop nombreuses et trop diverses pour que nous puissions toutes les discerner. Mais je devrais dire plutôt que ce sont les faits que nous jugeons complexes, parce que l’enchevêtrement de ces circonstances dépasse la protée de notre esprit. Sans doute, un esprit plus vaste et plus fin que le nôtre en jugerait-il différemment. Mais peu importe; ce n’est pas de cet esprit supérieur que nous pouvons nous servir, c’est du nôtre.

Qu’est-ce que le hasard?

Les faits à grand rendement, ce sont ceux que nous jugeons simples; soit qu’ils le soient réellement, parce qu’ils ne sont influencés que par un petit nombre de circonstances bien définies, soit qu’ils prennent une apparence de simplicité, parce que les circonstances multiples dont ils dépendent obéissent aux lois du hasard et arrivent ainsi à se compenser mutuellement. Et c’est là ce qui arrive le plus souvent. Et c’est ce qui nous a obligés à examiner d’un peu près ce que c’est que le hasard. Les faits où les lois du hasard s’appliquent, deviennent accessibles au savant, qui se découragerait devant l’extraordinaire complication des problèmes où ces lois ne sont pas applicables.

Mais qu’est-ce que le hasard? Ce n’est pas l’absence de toute loi, comme le croyaient les anciens; ce n’est pas la loi inconnue, comme on le dit quelquefois. Le hasard est autre chose que le nom que nous donnons à notre ignorance, sans quoi il n’y aurait pas de calcul des probabilités; on ne pourrait parler des lois du hasard, et les compagnies d’assurance feraient faillite.

Il nous fallait une meilleure définition. Les effets que nous attribuons au hasard sont ceux qui sont dus à de très petites causes, qui échappent à l’observateur inattentif et qui sont néanmoins considérables ou bien à des causes multiples et complexes, qui, isolées, n’auraient produit que des résultats insignifiants et qui ne deviennent efficaces que par leur accumulation.

Time-stamp: "17.10.2022 17:04"