5-1-107. H. Poincaré à Eugénie Launois

[06.05.1874]

Ma chère maman,

Que signifie cette dépêche? Quand j’ai écrit cette phrase, je n’avais pas voulu lui attacher une si grande importance. Je voulais simplement dire que je vous attendais avec impatience et puis quand j’ai écrit cette lettre, j’étais très ennuyé. Le schicksal se met encore contre moi. J’ai peur de ne pas tenir au classement qui aura lieu avant les exams. Les exams me rétabliront à une grande distance; mais je voudrais tenir jusque là. Voici donc le résumé de la situation. J’ai jusqu’à présent 20, 19, 18, 18, 17, l’autre 19, 19, 18, 18, 17; je suis donc à très peu près à égalité. J’avais 104 ou 84 points d’avance. Le dessin compte 21; le déficit peut donc aller de ce côté jusqu’à 126; mais c’est un maximum qui ne sera probablement pas atteint; de plus je compte à mon actif le laïus et l’allemand. Enfin sur le terrain des maths, la lutte ne peut se continuer dans des circonstances aussi défavorables. La situation en était là quand Bonnefoy est schicksalé dans des circonstances éminemment favorables. Le résultat encore inconnu ne peut changer que de quelques microns nos situations respectives. C’est sous le coup de cette affaire que j’ai écrit cette lettre.

Maintenant il suffirait d’un coup pour me sauver et beaucoup pour me perdre. Il est aisé de voir quelle importance j’attache classement partiel; car un grand élément de force pour moi est la réputation d’inexpugnabilité que j’ai acquise; j’ai bien fait part de mes inquiétudes à quelques cocons, mais personne ne croit que c’est arrivé et c’est ce que je voulais. De plus cette réputation pourra me servir plus tard. Enfin il me faut cette année une certaine avance pour être tranquille l’année prochaine. J’ai aussi des inquiétudes plus sérieuses; qui me dit que le hasard au lieu d’avoir agi dans le 2d semestre n’a pas plutôt agi dans le 1er. Qui me dit que la situation qui me paraît anormale, ne doit pas se prolonger, s’aggraver même l’année prochaine avec le gigon des galons.

Je ne regrette pas encore le choix que j’ai fait de l’X. Si je reste major, l’avantage est évident. Mais je ne puis m’empêcher de reconnaître que M. Forthomme avait raison sous certains rapports. Le travail que l’on fait ne me servira absolument à rien pour ce que je ferai plus tard. Dans ce moment quelles sont mes occupations? Portera-t-on le crêpe à l’épée malgré l’adminis? ou bien: Le colleur gobera-t-il plus cette formule si je la mets à gauche du tableau ou à droite? En face de ces deux grosses questions, tout s’efface; on est ici comme dans une immense machine dont il faut suivre le mouvement sous peine d’être dépassé; il faut faire ce qu’ont fait avant vous 20 générations d’x et ce que feront après vous 2n+12n+1 générations de conscrards. Ici on ne se sert que de deux facultés de son intelligence; la mémoire et l’élocution; comprendre un cours, tout le monde peut y arriver avec du travail et voilà pourquoi tout le monde peut arriver à me chiader s’il le veut bien. Les colleurs ne vous demandent jamais de gigon; ce système ne m’a pas réussi; mais il n’a pas encore été employé dans des circonstances favorables, et je compte encore sur lui pour me sauver. Quand je pense aux exams intelligents de [Tissot?] et autres, aux exams intelligents que j’ai eus en février, que dis-je aux colles que je passais au bazar, je ne puis m’empêcher de prendre en pitié ces petites colles de 10 minutes où on joue son avenir dans une expression plus ou moins exacte ou sur une phrase plus ou moins bien tournée et où on juge un individu sur des différences infinitésimales. Autant presque schicksaler sa note.

Je suis donc condamné à cette alternative, renoncer au travail personnel ou à ma place; comme cette alternative ne dure que deux ans, le choix que j’ai à faire n’est pas douteux; car l’avantage que je retirerai de ma position est incommensurable; mais il faut la garder and that is the question. Il est bien entendu que tout ceci est pour vous et rien que pour vous. Je vous présente peut-être la situation sous un jour trop noir. Ces idées ne sont pas tout à fait ce que je pense maintenant; c’est plutôt ce que je pensais hier.

AL 4p. Collection particulière, 75017 Paris.

Time-stamp: "22.09.2020 17:32"