Louis Couturat à H. Poincaré

Caen, le 28 mai 1899

33, rue des Jacobins

Monsieur,

Je n’ai pas besoin de vous dire avec quel intérêt j’ai lu votre article sur l’ouvrage de M. Russell.11endnote: 1 Poincaré 1899; Russell 1897.

Je vous en remercie sincèrement pour l’auteur et pour moi  ; car, tout en trouvant un peu exagérées les louanges que je lui ai décernées, vous faites de ce livre un éloge «moins banal» que tous les miens en lui consacrant 28 pages de critiques, et en le jugeant digne d’une discussion aussi approfondie.

Cette opinion est aussi celle de M. Russell qui m’écrit textuellement :22endnote: 2 Voir l’édition de la correspondance entre Russell et Couturat (Schmid 2001). «Je me sens très flatté de l’attention d’un si grand homme et je trouve dans beaucoup de ses remarques une luminosité (sic) remarquable.» Il ajoute qu’il va tâcher de vous répondre; il regrette seulement que vous n’ayez pas lu, à ce qu’il semble, son article dans la Revue de Métaphysique de novembre, où, répondant à mes objections, il indiquait une expérience (grossière) capable de reveler le non-euclidianisme (sensible) de l’espace.33endnote: 3 L’article de Russell commence par un rejet de la théorie de Poincaré, selon laquelle les axiomes de la géométrie euclidienne “sont de pures conventions comme le système métrique, et ne sont par suite pas susceptibles d’être vrais ou faux, vérifiés ou contredits” (Russell 1898, 760). La théorie de Poincaré fut souvent contestée parmi les mathématiciens et physiciens au début du XXe siècle (Walter 1997). Sur l’échange entre Russell et Poincaré au sujet des axiomes de la géométrie, voir Nabonnand (2000). Sans avoir pu trouver le défaut de cette expérience, je persiste à douter de sa valeur, et de la possibilité de vérifier expérimentalement le postulatum d’Euclide. J’aurais été heureux de connaître votre opinion sur l’expérience proposée, qui est au moins spécieuse.

Sur d’autres points, M. Russell vous donne déjà gain de cause  ; il reconnaît notamment la force de vos objections sur la relativité de l’espace (§ 13 de votre article). C’est vous dire qu’il est d’une bonne foi absolue dans la discussion. D’ailleurs, il est jeune, et ses idées se modifient et progressent constamment. Aussi est-il très capable de profiter de vos critiques. Il médite un ouvrage sur la Philosophie des Mathématiques, qui promet d’être fort intéressant.

Comme vous le voyez, il mérite bien l’attention que vous avez accordée à son premier travail, et pour ma part, je serais très heureux si j’avais pu l’attirer sur lui, et lui procurer ainsi un critique aussi autorisé que vous.

Permettez-moi de profiter de cette occasion pour vous soumettre une difficulté que me signale M. Lechalas, et à laquelle je ne trouve pas de réponse.

Vous posez comme 5e axiome (RMM p. 254) : «Un plan et une droite se rencontrent toujours». Or cela ne paraît pas être vrai dans l’espace de Lobatchevsky : car si l’on prend dans un plan deux droites qui ne se rencontrent pas, même à l’infini, et qu’on fasse passer un autre plan par l’une d’elles, il ne pourra pas rencontrer l’autre droite même à l’infini, car il ne pourrait la rencontrer qu’en un point de la 1e droite, ce qui est contraire à l’hypothèse. Je ne vois pas ce qu’il y a à reprendre à ce raisonnement, puisque l’existence des droites en question caractérise l’espace de Lobatchevsky, et je crois devoir en conclure que votre axiome ne s’applique pas à cet espace.44endnote: 4 Pour la réponse de Poincaré, voir sa lettre du 01.06.1899.

Veuillez excuser l’importunité de mes questions, et peut-être leur naïveté; soyez sûr que le moindre éclaircissement sera reçu avec reconnaissance, et croyez dans tous les cas, à mes sentiments respectueux et dévoués.

Louis Couturat

ALS 4p. Collection particulière, Paris 75017.

Time-stamp: " 4.05.2019 00:49"

Notes

  • 1 Poincaré 1899; Russell 1897.
  • 2 Voir l’édition de la correspondance entre Russell et Couturat (Schmid 2001).
  • 3 L’article de Russell commence par un rejet de la théorie de Poincaré, selon laquelle les axiomes de la géométrie euclidienne “sont de pures conventions comme le système métrique, et ne sont par suite pas susceptibles d’être vrais ou faux, vérifiés ou contredits” (Russell 1898, 760). La théorie de Poincaré fut souvent contestée parmi les mathématiciens et physiciens au début du XXe siècle (Walter 1997). Sur l’échange entre Russell et Poincaré au sujet des axiomes de la géométrie, voir Nabonnand (2000).
  • 4 Pour la réponse de Poincaré, voir sa lettre du 01.06.1899.

Références

  • P. Nabonnand (2000) La polémique entre Poincaré et Russell au sujet du statut des axiomes de la géométrie. Revue d’histoire des mathématiques 6, pp. 219–269. link1 Cited by: endnote 3.
  • H. Poincaré (1899) Des fondements de la géométrie; à propos d’un livre de M. Russell. Revue de métaphysique et de morale 7, pp. 251–279. link1 Cited by: endnote 1.
  • B. Russell (1897) An Essay on the Foundations of Geometry. Cambridge University Press, Cambridge. link1 Cited by: endnote 1.
  • B. Russell (1898) Les axiomes propres à Euclide sont-ils empiriques?. Revue de métaphysique et de morale 6, pp. 759–776. link1 Cited by: endnote 3.
  • A. Schmid (Ed.) (2001) Bertrand Russell: Correspondance sur la philosophie, la logique et la politique avec Louis Couturat, 1897–1913. Kimé, Paris. Cited by: endnote 2.
  • S. A. Walter (1997) La vérité en géométrie : sur le rejet mathématique de la doctrine conventionnaliste. Philosophia Scientiæ 2 (3), pp. 103–135. link1 Cited by: endnote 3.