1-1-239. Gösta Mittag-Leffler à H. Poincaré

Djursholm le 22 Décembre 190811endnote: 1 Cette lettre est dactylographiée. On dispose en outre d’une copie carbone et du brouillon (Brefkoncept 4492)

Mon cher ami,

J’ai écrit à Painlevé en le priant de s’entendre avec vous sur le problème s’il sera possible de donner le prix Nobel pour l’année prochaine à l’invention de l’aéroplan.22endnote: 2 En 1909, G. Marconi et F. Braun obtiendront le prix Nobel de Physique “en reconnaissance de leur contribution au développement de la télégraphie sans fil” (voir § 1-1-241). Je n’ai pas reçu de réponse encore. Mais le temps passe et s’il sera possible de faire quelque chose il faut s’entendre sans retard.

Je vous prie donc de vouloir bien parler avec Painlevé sur cette question et de me faire savoir après votre opinion. Painlevé n’écrit pas des lettres malheureusement. J’ai développé toute ma pensée dans ma lettre à lui.33endnote: 3 Le 9 décembre 1908, Mittag-Leffler avait écrit à Painlevé au sujet du prix Nobel de physique. Croyez vous qu’on pourra donner le prix Nobel à l’invention de l’aéroplan ? Et auquel faut-il donner dans ce cas le prix ? A Wright ou à Farman ou à tous les deux ? N’est-ce pas que Maxime est le premier qui a fait une telle construction ? Je me rappelle que Lord Kelvin me disait il y a déjà plusieurs années qu’il regardait le problème comme résolu par Maxime.
Si vous croyez possible de récompenser cette découverte avec le prix Nobel il faut un rapport très détaillé signé par vous et Poincaré et suivi par le brevet et d’autres publications qui peuvent élucider l’affaire. Ce rapport pourrait être signé après par Phragmén, Fredholm et moi ou peut-être que nous écrivons un nouveau rapport en nous appuyant sur vous et Poincaré. Votre rapport doit être très complet et de nature de pouvoir être imprimé. Il faut vous rappeler qu’il n’y a personne ici qui a la moindre compétence de juger dans une telle affaire.
Voulez-vous causer avec Poincaré sur cette question et puis m’écrire un mot là-dessus. Mais écrivez moi réellement cette fois-ci je vous en prie. C’est une question de grande importance.
On ne peut pas proposer Poincaré pour le prix immédiatement après Lippmann, mais je pense que cette proposition pourra être faite avec succès pour l’année 1910 si nous nous organisons de bon temps. Poincaré une fois couronné on viendra à d’autres hommes de la théorie et j’espère bien de vivre assez longtemps pour vous faire donner le prix. (IML — Brefkoncept 4486)
Painlevé répond le 28 décembre en esquissant un début de rapport. Quand j’ai reçu votre lettre, voici bien longtemps que je voulais vous écrire pour avoir de vos nouvelles. Et si je vous réponds seulement aujourd’hui, c’est que je voulais rassembler quelques renseignements précis au sujet de l’importante question que vous me posez.
Je crois comme vous qu’il y aurait grand intérêt à donner un prix à l’aviation, et que ce serait justice. Après mûre réflexion, je crois qu’il faudrait partager le prix en deux parties égales :
la 1re serait attribuée aux frères Wright.
la 2de serait attribuée aux frères Voisin (constructeurs) et à Farman, pilote de l’appareil Voisin.
Parmi les aviateurs qui ont réellement quitté le sol, ceux qui se détachent des autres sont : les Wright ; Farman et Delagrange montés sur des appareils Voisin ; Blériot qui a volé une fois 8 minutes par un vent violent en virant plusieurs fois, et qui a fait 28 km aller et retour en Bearn ; enfin Esnault-Peltrie qui s’est élevé à 30 m, mais sans virer.
Si intéressant que soit Blériot, il n’a réussi qu’à virer dans une seule expérience ; il n’a donc pas résolu réellement le problème du virage. Au contraire, les Wright, Farman et Delagrange virent avec sûreté. Mais Farman est le premier qui ait décrit une boucle (1 km bouclé) en Europe, et ce avant la vérification officielle des vols des Wright, et si Delagrange ensuite a battu trois fois ses records, Farman a fini par prendre définitivement l’avantage, courant 50 km effectifs en 40 minutes [..]. (IML)
Painlevé poursuit en comparant les solutions techniques des frères Wright et Voisin. Les Wright ont renoncé à tout procédé d’équilibre automatique (queue, quille, etc.) : d’où légèreté, souplesse, etc., mais l’équilibre est tout entier dans la main du pilote, et exige un pilote exceptionnel et très entraîné.
Au contraire les Voisin ont cherché l’équilibre automatique par une longue queue et par le cloisonnement de leur biplan. L’appareil peut être mené par un homme quelconque pourvu qu’il ait de la résolution, et après très peu d’exercices. Enfin, l’appareil peut partir n’importe où avec ses propres moyens pourvu qu’il ait devant lui un champ à peu près évasé d’une soixantaine de mètres. Mais le Voisin est plus lourd que le Wright, exige une puissance motrice presque double, manœuvre plus paresseusement.
Les deux systèmes Wright et Farman-Voisin représentent deux tendances qu’il faudra développer l’une et l’autre : il faudra déterminer le maximum de tour de force que l’air permet à l’homme, et le maximum de sécurité que l’on peut obtenir, si maladroit que soit le pilote. (IML)
Après avoir analysé rapidement le rôle d’un certain nombre de précurseurs (Lilienthal, Maxime, Ader), Painlevé termine en disant que Poincaré est d’accord avec lui et qu’il compte avoir le soutien de Darboux, Picard et Lippmann. Le 3 janvier, Mittag-Leffler donne son accord à la proposition de Painlevé et demande d’envoyer au plus vite un rapport “très clair et très détaillé” parce que “il n’y a personne de la commission qui comprend la chose” (Brefkoncept 4498). Courant janvier, Painlevé envoie son rapport signé seulement de Poincaré et lui-même puisque Darboux et Lippmann sont les auteurs d’une proposition en faveur de Poincaré. Le rapport attendu partira demain matin pour Stockholm. Il est très détaillé, renferme notamment un historique complet de l’aviation, une comparaison des résultats acquis par les chercheurs ces dernières années, et conclut en proposant de partager le prix Nobel en deux parties égales la première attribuée aux frères Wright, la seconde à Gabriel Voisin-Farman.
Il est certain que Blériot comme constructeur et pilote, Delagrange comme pilote mériteraient chacun un accessit. Mais j’ai craint qu’une trop grande subdivision du prix ne nuise au projet. Si vous en jugez autrement, il serait facile de modifier les conclusions définitives du rapport en tenant compte des titres de Blériot, etc., qui sont exposés dans le rapport même. Malheureusement le rapport est signé seulement de Poincaré et de moi et voici pourquoi. Après avoir reçu vos lettres, Poincaré et moi avons discuté la question, comparé les titres des aviateurs et arrêté nos décisions ; il était entendu que je rédigerais le rapport que Poincaré le signerait avec moi, que nous le ferions ensuite signer par Darboux et Lippmann puis par d’autres autorités.
Or, Lundi dernier, quand j’ai présenté le rapport à signer à Darboux et Lippmann, ils m’ont déclaré qu’ils présentaient Poincaré pour le prix Nobel ; Darboux m’a sorti de sa serviette un rapport de lui couvert de signatures et préparé depuis trois semaines, sur les titres de Poincaré comme physicien.
Chose étrange, personne ne m’avait parlé de la chose, ni demandé ma signature (bien que je sois correspondant de l’Académie de Stockholm), non plus que celle d’Appell qui était au courant du projet de l’aviation. Darboux, assez embarrassé m’a expliqué qu’il n’avait pas voulu faire appuyer la présentation par les mathématiciens. Quant au silence de Poincaré là dessus, je le trouve extraordinaire.
Je ne lui ai pas caché mon étonnement et mon embarras. J’avais l’air de faire une présentation contre lui ! Il m’a répondu simplement : «   Cela ne fait rien. Nous signerons le rapport tous les deux et cela ira très bien ainsi.   »
Il n’y avait d’ailleurs que cela à faire (ou à renoncer à l’aviation). Je ne pouvais plus avoir que des signatures de second ordre. [..] Je ne crois pas que toutes ces manœuvres soient heureuses. Elles empêcheront probablement l’attribution à l’aviation, mais l’assureront-elles à Poincaré ? Votre projet me paraît beaucoup plus sage, et si j’avais été averti à temps, j’aurais cherché à le faire comprendre. Mais, grâce au mystère Darboux-Poincaré, il n’y avait plus rien à faire. Quoi qu’il en soit, si vous jugez inutile de pousser plus avant le projet «   aviation   », gardez notre rapport pour vous et n’en faites rien. Si vous jugez préférable de persister, nous verrons ce qu’il arrivera. (IML)
Le rapport de Darboux proposant Poincaré pour le prix Nobel de Physique 1909 est signé par Darboux, Villard, Haller, Le Chatelier, Lippmann, Violle, Boussinesq, Amagat, Vieille, Deslandres, Picard et Gernez, c’est-à-dire essentiellement des physiciens; voir Darboux et al. au Comité Nobel, 19.01.1909 (§ 2-62-20). Mittag-Leffler décide de poursuivre la proposition de l’aviation. Merci de votre lettre et merci de votre rapport très intéressant et très soigné. Nous avons signé avec Poincaré et vous, Phragmén, Backlund (Pulkowa), Carlheim-Gyllensköld, Bendixson et moi. [..] S’il y a la moindre chance que Poincaré passera cette fois-ci nous laisserons tomber notre proposition «   plus lourd que l’air   » et nous ferons notre possible pour faire passer Poincaré. Je ne crois pas pourtant que la candidature Poincaré passera cette fois-ci. La commission Nobel pour la Physique est composée par Ångström (président), Granqvist, Hildebrandson, Hasselberg, Arrhenius, un ensemble d’individus qui ne comprennent rien de la théorie et qui sont tous incapables de comprendre la moindre phrase même dans les écrits populaires de Poincaré. Je conçois bien que Arrhenius a dû donner quelque promesse à Lippmann de travailler pour Poincaré, mais il est comme vous savez très faux et il ne tiendra pas sa promesse. [..]
Malgré tout je trouve très bien que la candidature Poincaré sera poussée sérieusement par les français cette fois-ci. Cela préparera le terrain pour l’année prochaine. Alors nous tâcherons d’organiser tous les lauréats Nobel de Physique autour d’une proposition pour Poincaré et cela imposera. J’ai depuis longtemps préparé le terrain. L’essentiel sera un rapport bien fait où une découverte spéciale sera proposée pour le prix. Comme vous savez, c’est la découverte et pas l’homme qu’on donne le prix. Après avoir lu le rapport de Darboux, Lippmann, etc. pour Poincaré cette année-ci je vous dirai mon opinion. Il faut préparer de bon temps. (Lettre de Mittag-Leffler à Painlevé datée du 3 février 1909 — IML — Brefkoncept 4516)
Dans une autre lettre jointe à la précédente, Mittag-Leffler demande de montrer cette dernière à Poincaré. Il y affirme d’autre part sa certitude de l’échec de la proposition Poincaré. Du reste, c’est bien sûr que Poincaré n’arrivera pas cette fois-ci, mais j’espère que sa candidature sera bien préparée pour l’année prochaine. (IML — Brefkoncept 4517) Le 27 octobre et le 2 novembre 1909 (Brefkoncept 4722 et 4725), Mittag-Leffler fait part à Painlevé des discussions qui ont eu lieu à la commission Nobel. Elle a préféré soutenir Marconi plutôt que les propositions en faveur de Poincaré ou l’aviation. Mais, Mittag-Leffler espère, lors du débat à l’Académie des sciences de Stockholm, retourner, dès cette année, la situation en faveur de Poincaré car il estime avoir des éléments pour jeter le doute sur les expériences de Marconi. En effet, il écrit le 18 octobre 1909 à Thomson pour avoir des précisions sur une rumeur selon laquelle “le premier échange de dépêches entre l’Angleterre et l’Amérique que Marconi faisait croire avoir été fait par télégraphe sans fil aurait eu lieu en réalité par le câble.” (Brefkoncept 4699). Dans ce cas, il espère donc convaincre l’Académie que “malgré les mérites incontestables de Marconi, il serait téméraire de lui faire donner cette année un prix Nobel” (Brefkoncept 4699). Mittag-Leffler estime qu’après “avoir fait tomber Marconi” et avoir convaincu ses adversaires de l’académie qu’il a été “gagné par la manie de l’aviation”, il peut “faire arriver Poincaré si possible déjà cette fois-ci, si non la prochaine fois”. Il joint à sa lettre du 2 novembre une traduction du rapport du comité Nobel concernant les propositions en faveur de Poincaré et de l’aviation. Le projet de décerner à M. Poincaré le prix de cette année émane du secrétaire de l’Académie des Sciences de France, M. G. Darboux, à qui se sont unis, en dehors de MM. Lippmann et Le Chatelier, plusieurs autres membres de la même Académie, non qualifiés pour faire de semblables propositions. Laissant complétement de côté les nombreuses découvertes de M. Poincaré faisant époque dans le domaine des mathématiques, les auteurs de la proposition en question, dans un exposé clair et détaillé, se sont exclusivement attachés à ses travaux non moins étonnants dans le domaine de la physique mathématique pure, travaux dont ils ont donné une première analyse d’où il ressort que dans ces ouvrages en partie très étendus, presque toutes les questions les plus vitales et les plus ardues de la physique moderne ont été traitées d’une façon aussi précise que complète. Comme toutefois il n’a pas échappé aux auteurs de cette proposition que le prix Nobel ne saurait être attribué à une série de différents ouvrages — si importante fut-elle — mais bien à telle ou telle invention ou découverte déterminée, ils ont proposé, comme étant les plus dignes de récompense parmi les travaux de physique de M. Poincaré : 1° Ses travaux sur les équations différentielles de la physique mathématique ; 2° Son étude sur la polarisation par diffraction, œuvres qui ont été toutes deux publiées dans les Acta mathematica. Etant donné d’une part, l’importance fondamentale pour la physique théorique des équations différentielles partielles, et, d’autre part, l’insuffisance, comme purement géométrique, de la théorie de Fresnel sur la diffraction de la lumière, pour expliquer certains phénomènes expérimentaux, qui, par contre, trouvent une explication complète dans l’ouvrage ci-dessus cité de M. Poincaré, il semble que la proposition qui a été faite soit indubitablement digne de toute attention, bien que le comité ne pense pas, pour le moment, devoir lui accorder la priorité. (IML— joint au Brefkoncept 4725) Le rapport considère que la proposition en faveur de l’aviation ne peut pas être retenue car “cette découverte, dans son état actuel, ne peut guère présenter, pour l’humanité, l’utilité envisagée par les statuts de la Fondation Nobel”. Finalement, le 11 novembre 1909 (Brefkoncept 4731), Mittag-Leffler annonce que malgré une discussion sévère à l’académie, le prix Nobel de physique est attribué en 1909 à Marconi et Braun.

Avec les meilleurs vœux pour le nouvel an,

Votre ami dévoué

Mittag-Leffler

TLSX 1p. Mittag-Leffler Archives, Djursholm.

Time-stamp: " 5.05.2019 20:00"

Notes

  • 1 Cette lettre est dactylographiée. On dispose en outre d’une copie carbone et du brouillon (Brefkoncept 4492)
  • 2 En 1909, G. Marconi et F. Braun obtiendront le prix Nobel de Physique “en reconnaissance de leur contribution au développement de la télégraphie sans fil” (voir § 1-1-241).
  • 3 Le 9 décembre 1908, Mittag-Leffler avait écrit à Painlevé au sujet du prix Nobel de physique. Croyez vous qu’on pourra donner le prix Nobel à l’invention de l’aéroplan ? Et auquel faut-il donner dans ce cas le prix ? A Wright ou à Farman ou à tous les deux ? N’est-ce pas que Maxime est le premier qui a fait une telle construction ? Je me rappelle que Lord Kelvin me disait il y a déjà plusieurs années qu’il regardait le problème comme résolu par Maxime. Si vous croyez possible de récompenser cette découverte avec le prix Nobel il faut un rapport très détaillé signé par vous et Poincaré et suivi par le brevet et d’autres publications qui peuvent élucider l’affaire. Ce rapport pourrait être signé après par Phragmén, Fredholm et moi ou peut-être que nous écrivons un nouveau rapport en nous appuyant sur vous et Poincaré. Votre rapport doit être très complet et de nature de pouvoir être imprimé. Il faut vous rappeler qu’il n’y a personne ici qui a la moindre compétence de juger dans une telle affaire. Voulez-vous causer avec Poincaré sur cette question et puis m’écrire un mot là-dessus. Mais écrivez moi réellement cette fois-ci je vous en prie. C’est une question de grande importance. On ne peut pas proposer Poincaré pour le prix immédiatement après Lippmann, mais je pense que cette proposition pourra être faite avec succès pour l’année 1910 si nous nous organisons de bon temps. Poincaré une fois couronné on viendra à d’autres hommes de la théorie et j’espère bien de vivre assez longtemps pour vous faire donner le prix. (IML — Brefkoncept 4486) Painlevé répond le 28 décembre en esquissant un début de rapport. Quand j’ai reçu votre lettre, voici bien longtemps que je voulais vous écrire pour avoir de vos nouvelles. Et si je vous réponds seulement aujourd’hui, c’est que je voulais rassembler quelques renseignements précis au sujet de l’importante question que vous me posez. Je crois comme vous qu’il y aurait grand intérêt à donner un prix à l’aviation, et que ce serait justice. Après mûre réflexion, je crois qu’il faudrait partager le prix en deux parties égales : la 1re serait attribuée aux frères Wright. la 2de serait attribuée aux frères Voisin (constructeurs) et à Farman, pilote de l’appareil Voisin. Parmi les aviateurs qui ont réellement quitté le sol, ceux qui se détachent des autres sont : les Wright ; Farman et Delagrange montés sur des appareils Voisin ; Blériot qui a volé une fois 8 minutes par un vent violent en virant plusieurs fois, et qui a fait 28 km aller et retour en Bearn ; enfin Esnault-Peltrie qui s’est élevé à 30 m, mais sans virer. Si intéressant que soit Blériot, il n’a réussi qu’à virer dans une seule expérience ; il n’a donc pas résolu réellement le problème du virage. Au contraire, les Wright, Farman et Delagrange virent avec sûreté. Mais Farman est le premier qui ait décrit une boucle (1 km bouclé) en Europe, et ce avant la vérification officielle des vols des Wright, et si Delagrange ensuite a battu trois fois ses records, Farman a fini par prendre définitivement l’avantage, courant 50 km effectifs en 40 minutes [..]. (IML) Painlevé poursuit en comparant les solutions techniques des frères Wright et Voisin. Les Wright ont renoncé à tout procédé d’équilibre automatique (queue, quille, etc.) : d’où légèreté, souplesse, etc., mais l’équilibre est tout entier dans la main du pilote, et exige un pilote exceptionnel et très entraîné. Au contraire les Voisin ont cherché l’équilibre automatique par une longue queue et par le cloisonnement de leur biplan. L’appareil peut être mené par un homme quelconque pourvu qu’il ait de la résolution, et après très peu d’exercices. Enfin, l’appareil peut partir n’importe où avec ses propres moyens pourvu qu’il ait devant lui un champ à peu près évasé d’une soixantaine de mètres. Mais le Voisin est plus lourd que le Wright, exige une puissance motrice presque double, manœuvre plus paresseusement. Les deux systèmes Wright et Farman-Voisin représentent deux tendances qu’il faudra développer l’une et l’autre : il faudra déterminer le maximum de tour de force que l’air permet à l’homme, et le maximum de sécurité que l’on peut obtenir, si maladroit que soit le pilote. (IML) Après avoir analysé rapidement le rôle d’un certain nombre de précurseurs (Lilienthal, Maxime, Ader), Painlevé termine en disant que Poincaré est d’accord avec lui et qu’il compte avoir le soutien de Darboux, Picard et Lippmann. Le 3 janvier, Mittag-Leffler donne son accord à la proposition de Painlevé et demande d’envoyer au plus vite un rapport “très clair et très détaillé” parce que “il n’y a personne de la commission qui comprend la chose” (Brefkoncept 4498). Courant janvier, Painlevé envoie son rapport signé seulement de Poincaré et lui-même puisque Darboux et Lippmann sont les auteurs d’une proposition en faveur de Poincaré. Le rapport attendu partira demain matin pour Stockholm. Il est très détaillé, renferme notamment un historique complet de l’aviation, une comparaison des résultats acquis par les chercheurs ces dernières années, et conclut en proposant de partager le prix Nobel en deux parties égales la première attribuée aux frères Wright, la seconde à Gabriel Voisin-Farman. Il est certain que Blériot comme constructeur et pilote, Delagrange comme pilote mériteraient chacun un accessit. Mais j’ai craint qu’une trop grande subdivision du prix ne nuise au projet. Si vous en jugez autrement, il serait facile de modifier les conclusions définitives du rapport en tenant compte des titres de Blériot, etc., qui sont exposés dans le rapport même. Malheureusement le rapport est signé seulement de Poincaré et de moi et voici pourquoi. Après avoir reçu vos lettres, Poincaré et moi avons discuté la question, comparé les titres des aviateurs et arrêté nos décisions ; il était entendu que je rédigerais le rapport que Poincaré le signerait avec moi, que nous le ferions ensuite signer par Darboux et Lippmann puis par d’autres autorités. Or, Lundi dernier, quand j’ai présenté le rapport à signer à Darboux et Lippmann, ils m’ont déclaré qu’ils présentaient Poincaré pour le prix Nobel ; Darboux m’a sorti de sa serviette un rapport de lui couvert de signatures et préparé depuis trois semaines, sur les titres de Poincaré comme physicien. Chose étrange, personne ne m’avait parlé de la chose, ni demandé ma signature (bien que je sois correspondant de l’Académie de Stockholm), non plus que celle d’Appell qui était au courant du projet de l’aviation. Darboux, assez embarrassé m’a expliqué qu’il n’avait pas voulu faire appuyer la présentation par les mathématiciens. Quant au silence de Poincaré là dessus, je le trouve extraordinaire. Je ne lui ai pas caché mon étonnement et mon embarras. J’avais l’air de faire une présentation contre lui ! Il m’a répondu simplement : «   Cela ne fait rien. Nous signerons le rapport tous les deux et cela ira très bien ainsi.   » Il n’y avait d’ailleurs que cela à faire (ou à renoncer à l’aviation). Je ne pouvais plus avoir que des signatures de second ordre. [..] Je ne crois pas que toutes ces manœuvres soient heureuses. Elles empêcheront probablement l’attribution à l’aviation, mais l’assureront-elles à Poincaré ? Votre projet me paraît beaucoup plus sage, et si j’avais été averti à temps, j’aurais cherché à le faire comprendre. Mais, grâce au mystère Darboux-Poincaré, il n’y avait plus rien à faire. Quoi qu’il en soit, si vous jugez inutile de pousser plus avant le projet «   aviation   », gardez notre rapport pour vous et n’en faites rien. Si vous jugez préférable de persister, nous verrons ce qu’il arrivera. (IML) Le rapport de Darboux proposant Poincaré pour le prix Nobel de Physique 1909 est signé par Darboux, Villard, Haller, Le Chatelier, Lippmann, Violle, Boussinesq, Amagat, Vieille, Deslandres, Picard et Gernez, c’est-à-dire essentiellement des physiciens; voir Darboux et al. au Comité Nobel, 19.01.1909 (§ 2-62-20). Mittag-Leffler décide de poursuivre la proposition de l’aviation. Merci de votre lettre et merci de votre rapport très intéressant et très soigné. Nous avons signé avec Poincaré et vous, Phragmén, Backlund (Pulkowa), Carlheim-Gyllensköld, Bendixson et moi. [..] S’il y a la moindre chance que Poincaré passera cette fois-ci nous laisserons tomber notre proposition «   plus lourd que l’air   » et nous ferons notre possible pour faire passer Poincaré. Je ne crois pas pourtant que la candidature Poincaré passera cette fois-ci. La commission Nobel pour la Physique est composée par Ångström (président), Granqvist, Hildebrandson, Hasselberg, Arrhenius, un ensemble d’individus qui ne comprennent rien de la théorie et qui sont tous incapables de comprendre la moindre phrase même dans les écrits populaires de Poincaré. Je conçois bien que Arrhenius a dû donner quelque promesse à Lippmann de travailler pour Poincaré, mais il est comme vous savez très faux et il ne tiendra pas sa promesse. [..] Malgré tout je trouve très bien que la candidature Poincaré sera poussée sérieusement par les français cette fois-ci. Cela préparera le terrain pour l’année prochaine. Alors nous tâcherons d’organiser tous les lauréats Nobel de Physique autour d’une proposition pour Poincaré et cela imposera. J’ai depuis longtemps préparé le terrain. L’essentiel sera un rapport bien fait où une découverte spéciale sera proposée pour le prix. Comme vous savez, c’est la découverte et pas l’homme qu’on donne le prix. Après avoir lu le rapport de Darboux, Lippmann, etc. pour Poincaré cette année-ci je vous dirai mon opinion. Il faut préparer de bon temps. (Lettre de Mittag-Leffler à Painlevé datée du 3 février 1909 — IML — Brefkoncept 4516) Dans une autre lettre jointe à la précédente, Mittag-Leffler demande de montrer cette dernière à Poincaré. Il y affirme d’autre part sa certitude de l’échec de la proposition Poincaré. Du reste, c’est bien sûr que Poincaré n’arrivera pas cette fois-ci, mais j’espère que sa candidature sera bien préparée pour l’année prochaine. (IML — Brefkoncept 4517) Le 27 octobre et le 2 novembre 1909 (Brefkoncept 4722 et 4725), Mittag-Leffler fait part à Painlevé des discussions qui ont eu lieu à la commission Nobel. Elle a préféré soutenir Marconi plutôt que les propositions en faveur de Poincaré ou l’aviation. Mais, Mittag-Leffler espère, lors du débat à l’Académie des sciences de Stockholm, retourner, dès cette année, la situation en faveur de Poincaré car il estime avoir des éléments pour jeter le doute sur les expériences de Marconi. En effet, il écrit le 18 octobre 1909 à Thomson pour avoir des précisions sur une rumeur selon laquelle “le premier échange de dépêches entre l’Angleterre et l’Amérique que Marconi faisait croire avoir été fait par télégraphe sans fil aurait eu lieu en réalité par le câble.” (Brefkoncept 4699). Dans ce cas, il espère donc convaincre l’Académie que “malgré les mérites incontestables de Marconi, il serait téméraire de lui faire donner cette année un prix Nobel” (Brefkoncept 4699). Mittag-Leffler estime qu’après “avoir fait tomber Marconi” et avoir convaincu ses adversaires de l’académie qu’il a été “gagné par la manie de l’aviation”, il peut “faire arriver Poincaré si possible déjà cette fois-ci, si non la prochaine fois”. Il joint à sa lettre du 2 novembre une traduction du rapport du comité Nobel concernant les propositions en faveur de Poincaré et de l’aviation. Le projet de décerner à M. Poincaré le prix de cette année émane du secrétaire de l’Académie des Sciences de France, M. G. Darboux, à qui se sont unis, en dehors de MM. Lippmann et Le Chatelier, plusieurs autres membres de la même Académie, non qualifiés pour faire de semblables propositions. Laissant complétement de côté les nombreuses découvertes de M. Poincaré faisant époque dans le domaine des mathématiques, les auteurs de la proposition en question, dans un exposé clair et détaillé, se sont exclusivement attachés à ses travaux non moins étonnants dans le domaine de la physique mathématique pure, travaux dont ils ont donné une première analyse d’où il ressort que dans ces ouvrages en partie très étendus, presque toutes les questions les plus vitales et les plus ardues de la physique moderne ont été traitées d’une façon aussi précise que complète. Comme toutefois il n’a pas échappé aux auteurs de cette proposition que le prix Nobel ne saurait être attribué à une série de différents ouvrages — si importante fut-elle — mais bien à telle ou telle invention ou découverte déterminée, ils ont proposé, comme étant les plus dignes de récompense parmi les travaux de physique de M. Poincaré : 1° Ses travaux sur les équations différentielles de la physique mathématique ; 2° Son étude sur la polarisation par diffraction, œuvres qui ont été toutes deux publiées dans les Acta mathematica. Etant donné d’une part, l’importance fondamentale pour la physique théorique des équations différentielles partielles, et, d’autre part, l’insuffisance, comme purement géométrique, de la théorie de Fresnel sur la diffraction de la lumière, pour expliquer certains phénomènes expérimentaux, qui, par contre, trouvent une explication complète dans l’ouvrage ci-dessus cité de M. Poincaré, il semble que la proposition qui a été faite soit indubitablement digne de toute attention, bien que le comité ne pense pas, pour le moment, devoir lui accorder la priorité. (IML— joint au Brefkoncept 4725) Le rapport considère que la proposition en faveur de l’aviation ne peut pas être retenue car “cette découverte, dans son état actuel, ne peut guère présenter, pour l’humanité, l’utilité envisagée par les statuts de la Fondation Nobel”. Finalement, le 11 novembre 1909 (Brefkoncept 4731), Mittag-Leffler annonce que malgré une discussion sévère à l’académie, le prix Nobel de physique est attribué en 1909 à Marconi et Braun.