7-1-24. Discours au cinquantenaire de l’entrée de M. Joseph Bertrand dans l’enseignement

[1894.05.27]11endnote: 1 Poincaré delivered this speech on behalf of the French Mathematical Society at the École polytechnique in Paris, on the occasion of the fiftieth anniversary of the start of Joseph Bertrand’s teaching career. The text of Poincaré’s speech was published in the Revue scientifique on 2 June, 1894, and reedited in the Annuaire de l’École polytechnique (1895) and in Savants et écrivains (1910, 157–161).

Mon cher Maître,

La Société Mathématique de France m’a fait un honneur dont je lui suis profondément reconnaissant : elle m’a chargé d’être auprès de vous son interprète et de vous apporter ses respectueuses félicitations.

C’est un jour de fête aussi pour elle; non seulement parce que presque tous ses membres sont vos élèves, mais parce que votre nom nous appartient.22endnote: 2 Variant: “non seulement parce que nous sommes presque tous vos élèves”. Il est à nous doublement, et nous en sommes fiers, depuis le jour où vous avez accepté le titre de membre honoraire du Conseil.

Il y a vingt ans que vous êtes des nôtres; vous étiez illustre alors et depuis longtemps; car vous l’avez été de bonne heure.33endnote: 3 Variant: “vous étiez déjà illustre alors”.

C’était justice. Déjà l’algèbre vous devait de beaux théorèmes sur les groupes de Gallois, la géométrie d’importants travaux sur la théorie des surfaces, la mécanique d’ingénieuses applications de la méthode de Jacobi.44endnote: 4 Évariste Galois (1811–1832); Carl Gustav Jacob Jacobi (1804–1851).

Et ces innombrables petits problèmes, résolus au jour le jour et si élégamment que l’on songe aux éléments d’Euclide et au livre des Principes !

Et ce grand traité de Calcul Différentiel et Intégral, si précieux pour tous les analystes !55endnote: 5 Bertrand (1864, 1870).

J’allais oublier vos idées sur la Similitude en Mécanique, idées simples et fécondes qui devaient engendrer bientôt le système moderne des unités électriques.66endnote: 6 Bertrand (1848, 1886). C’est là un enfant qui, malgré ses retentissants succès, ne vous a peut-être pas toujours donné complète satisfaction, mais que vous chercheriez vainement à renier.

Qu’on me permette d’insister un peu plus sur les recherches plus récentes que vous avez achevées depuis que vous nous appartenez, sur ces travaux dont les habitués du Collège de France ont eu la primeur, mais que vous avez bientôt livrés au grand public.

Vos leçons sur la Thermodynamique et l’Électricité nous ont fait connaître de nouvelles qualités de votre libre esprit.77endnote: 7 Bertrand (1887, 1890). Vos devanciers, pressés de construire, s’étaient peut-être contentés à trop peu de frais; ils avaient quelquefois affirmé trop vite, et beaucoup de leurs assertions, trop longtemps indiscutées, étaient déjà sur le point de devenir articles de foi, quand votre pénétrante critique nous a heureusement ramenés à ce demi-scepticisme qui est pour le savant le commencement de la sagesse.88endnote: 8 Variant: “ils avaient quelquefois affirmé trop vite et bien des principes étaient depuis si longtemps indiscutés”.

Vous avez toujours eu une sorte de prédilection pour le Calcul des Probabilités, sans doute en souvenir de ses illustres fondateurs, de Pascal d’abord, et de ces géomètres du XVIIIe siècle, vers qui vous pousse une secrète sympathie. Cependant vous ne pouvez partager leur naïve confiance dans l’instrument qu’ils ont créé. Vous savez trop bien qu’ils n’ont pu soumettre à la règle de fer du calcul ce qui est, par essence, si incertain et si fugitif, qu’à force d’accumuler les hypothèses tacites. Ces hypothèses, souvent arbitraires, vous les avez dénoncées impitoyablement, portant vous-même de rudes coups à la science que vous aimez.99endnote: 9 See Bertrand (1889a), to which Poincaré often referred in his own lectures on probability (Poincaré, 1896).

Vous ne nous avez jamais été infidèle, malgré l’attrait qu’exerçaient sur vous d’autres études; et dans les moments mêmes où vous paraissiez vous y absorber tout entier, un livre nouveau venait de temps en temps nous montrer que vous ne nous aviez pas oubliés. C’est ainsi que vous avez parcouru d’une frontière à l’autre, de l’algèbre à la physique, ce vaste domaine des mathématiques qui nous semble tout un monde, à nous autres géomètres, et qui n’est pourtant qu’une des provinces visitées par votre universelle curiosité.

Vivant dans la familiarité des maîtres d’autrefois, de ces Descartes, de ces d’Alembert, de ces Laplace dont vous parlez naturellement la langue, vous avez hérité de leur limpide bon sens, de leur logique simple et droite, de ces qualités que nous aimons parce qu’elles sont celles de notre race.1010endnote: 10 See Bertrand’s biography of Jean le Rond d’Alembert (Bertrand, 1889b).

Comme eux, vous avez toujours cru que la pensée peut être profonde sans que le style cesse d’être clair et la forme attrayante. Dédaigneux des subtilités, vous n’aimez que ce que nos pères appelaient la Raison; tout ce qui est obscur ou confus vous irrite.

Le temps n’est plus où tous les hommes éclairés étaient français par l’esprit; mais si nous voulons conserver notre place il faut que nous restions nous-mêmes; aussi devons-nous vous être reconnaissants de l’exemple que vous nous donnez, vous qui êtes resté le plus français de tous nos géomètres.

AD 3p. Collection particulière, Paris 75017.

Time-stamp: "24.05.2023 22:03"

Notes

  • 1 Poincaré delivered this speech on behalf of the French Mathematical Society at the École polytechnique in Paris, on the occasion of the fiftieth anniversary of the start of Joseph Bertrand’s teaching career. The text of Poincaré’s speech was published in the Revue scientifique on 2 June, 1894, and reedited in the Annuaire de l’École polytechnique (1895) and in Savants et écrivains (1910, 157–161).
  • 2 Variant: “non seulement parce que nous sommes presque tous vos élèves”.
  • 3 Variant: “vous étiez déjà illustre alors”.
  • 4 Évariste Galois (1811–1832); Carl Gustav Jacob Jacobi (1804–1851).
  • 5 Bertrand (1864, 1870).
  • 6 Bertrand (1848, 1886).
  • 7 Bertrand (1887, 1890).
  • 8 Variant: “ils avaient quelquefois affirmé trop vite et bien des principes étaient depuis si longtemps indiscutés”.
  • 9 See Bertrand (1889a), to which Poincaré often referred in his own lectures on probability (Poincaré, 1896).
  • 10 See Bertrand’s biography of Jean le Rond d’Alembert (Bertrand, 1889b).

Références

  • J. Bertrand (1848) La similitude en mécanique. Journal de l’École polytechnique 19, pp. 189–197. Cited by: endnote 6.
  • J. Bertrand (1864) Traité de calcul différentiel et de calcul intégral, Volume 1: calcul différentiel. Gauthier-Villars, Paris. link1 Cited by: endnote 5.
  • J. Bertrand (1870) Traité de calcul différentiel et de calcul intégral, Volume 2: calcul intégral, intégrales définies et indéfinies. Gauthier-Villars, Paris. link1 Cited by: endnote 5.
  • J. Bertrand (1886) Sur les unités électriques: extrait d’une lettre adressée à l’éditeur. Acta mathematica 8 (1), pp. 387–392. Cited by: endnote 6.
  • J. Bertrand (1887) Thermodynamique. Gauthier-Villars, Paris. link1 Cited by: endnote 7.
  • J. Bertrand (1889a) Calcul des probabilités. Gauthier-Villars, Paris. link1 Cited by: endnote 9.
  • J. Bertrand (1889b) D’Alembert. Hachette, Paris. link1 Cited by: endnote 10.
  • J. Bertrand (1890) Leçons sur la théorie mathématique de l’électricité. Gauthier-Villars, Paris. link1 Cited by: endnote 7.
  • H. Poincaré (1894) Cinquantenaire de l’entrée de M. Joseph Bertrand dans l’enseignement, discours de M. Poincaré. Revue scientifique 31-1 (22), pp. 685–686. link1 Cited by: endnote 1.
  • H. Poincaré (1895) Discours au cinquantenaire de l’entrée de M. Joseph Bertrand dans l’enseignement. Annuaire de l’École polytechnique 2, pp. 107–108. Cited by: endnote 1.
  • H. Poincaré (1896) Calcul des probabilités. Gauthier-Villars, Paris. link1 Cited by: endnote 9.
  • H. Poincaré (1910) Savants et écrivains. Flammarion, Paris. link1 Cited by: endnote 1.