3-3-1. Marcel Bertrand à H. Poincaré

Paris, 2 Février 1900

Mon cher camarade,

J’ai repris hier soir, d’après vos indications, la série de mes raisonnements, et je crois maintenant que j’arrive à les rendre exacts.

Il est clair que je me trompais en voulant démontrer qu’il n’y a qu’une couche sphérique mise en mouvement par l’effet du charriage pour compenser la couple de dénudation.11endnote: 1 Bertrand (1900c), note présentée à l’Académie des sciences de Paris le 29 janvier, 1900. L’exemple de la mouche est en effet logique; toutes les solutions sont possibles, depuis le mouvement en masse de la terre, jusqu’à celui d’une couche de masse égal à la masse déplacée superficiellement; le choix entre ces diverses solutions dépend des conditions d’adhérence des diverses couches, qui n’entrent pas dans les calculs. Je n’en persiste pas moins à croire qu’il y a en effet une mince écorce qui se déplace seule, d’abord par ce que cela est plus conforme aux conditions physiques de la croûte, telles que nous les observons dans les montagnes, et ensuite par ce que cela est nécessaire pour le tétraèdre. Ceci admis, en éliminant mon autre grosse erreur, on trouve que le déplacement de la couche superficielle n’est pas et ne peut pas être égal au déplacement de l’axe; il est beaucoup plus grand. Ce ne sont pas les mêmes molècules qui restent auprès du pôle, et le bourrelet équatorial doit aussi (la terre solide tendant toujours à reprendre avec un peu de retard sa forme d’équilibre) se déplacer sur la sphère et être formé avec des molécules différentes.22endnote: 2 Lors de la séance du 05.02.1900, M. Bertrand présente une note dans laquelle il met en relation le déplacement de l’axe de rotation de la Terre et la mobilité de l’écorce terrestre. Il admet ainsi que la Terre n’est pas un solide invariable (Bertrand, 1900a). Cette théorie suscite une critique de la part d’Albert Cochon de Lapparent (1900), et une réponse par M. Bertrand (1900b).

De plus on trouve ainsi que le mouvement de l’axe n’est pas uniforme. Si les actions de dénudation étaient restées constantes pendant les temps géologiques, le mouvement serait uniformément accéléré. Si au contraire, comme il y a de bonnes raisons de le croire, les actions de dénudation ont été progressivement en diminuant, le mouvement de l’axe aurait été d’abord un mouvement accéléré, pour devenir, à un moment donné, un mouvement retardé.

J’ai aussi repris ce qui est relatif aux chaînes méridiennes, que j’avais trop cavalièrement éliminées. On trouve qu’elles produisent aussi des déplacements, mais qui ne sont plus naturellement dans un plan normal à l’écliptique. De plus, pour les chaînes tertiaires (Oural), le déplacement a été de l’est à l’ouest, et pour les chaînes tertiaires (M.es Rocheuses et Andes), le déplacement a été de l’ouest à l’est. Il est donc probable que, par suite des actions de ces chaînes méridiennes, le pôle au lieu de décrire un grand cercle méridien, décrit sur la sphère une ligne ondulée autour de ce grand cercle. C’est d’ailleurs conforme à ce que l’on peut rétablir pour 3 anciennes positions du pôle.33endnote: 3 M. Bertrand 1900a, note présentée le 19.02.1900.

Enfin, dans ces conditions, les données géologiques ne me semblent plus pouvoir fournir, même approximativement, une évaluation de la vitesse de déplacement du bourrelet équatorial, et par conséquent de la vitesse correspondante de variation de l’excentricité. Le calcul que vous m’aviez décrit hier ne peut donc plus s’appliquer, et pour moi je reste persuadé, jusqu’à preuve du contraire, que c’est bien là la cause de l’accéleration du mouvement lunaire, par ce que la seule donnée nouvelle à introduire dans la mécanique céleste est naturellement celle dont elle n’a pas tenu compte jusqu’ici, la déformation des roches.

J’espère que vous me permettrez d’aller encore vous demander vos conseils, et je vous prie de croire à l’assurance de mes sentiments dévoués.

M. Bertrand

ALS 4p. Collection particulière, Paris 75017.

Time-stamp: " 1.12.2024 15:36"

Notes

  • 1 Bertrand (1900c), note présentée à l’Académie des sciences de Paris le 29 janvier, 1900.
  • 2 Lors de la séance du 05.02.1900, M. Bertrand présente une note dans laquelle il met en relation le déplacement de l’axe de rotation de la Terre et la mobilité de l’écorce terrestre. Il admet ainsi que la Terre n’est pas un solide invariable (Bertrand, 1900a). Cette théorie suscite une critique de la part d’Albert Cochon de Lapparent (1900), et une réponse par M. Bertrand (1900b).
  • 3 M. Bertrand 1900a, note présentée le 19.02.1900.

Références

  • M. Bertrand (1900a) Déformation tétraédrique de la Terre et déplacement du pôle. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 130 (8), pp. 449–464. link1 Cited by: endnote 2, endnote 3.
  • M. Bertrand (1900b) Essai d’une théorie mécanique de la formation des montagnes; déplacement progressif de l’axe terrestre. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 130, pp. 291–298. link1 Cited by: endnote 2.
  • M. Bertrand (1900c) Le bassin houiller du Gard et les phénomènes de charriage. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 130 (5), pp. 213–220. link1 Cited by: endnote 1.
  • A. d. Lapparent (1900) Sur la symétrie tétraèdrique du globe terrestre. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 130, pp. 614–619. link1 Cited by: endnote 2.