4-13-1. Georges Brunel à H. Poincaré

Leipzig, Juin 1881

Monsieur,

Pouvant vous entretenir de choses qui vous intéressent spécialement, je me permets de vous écrire. Ancien élève de l’École Normale Supérieure, j’ai été envoyé en Allemagne à ma sortie de l’École et je suis en ce moment auprès de Mr Klein où j’ai déjà à plusieurs reprises entendu parler de vous. Comme vous le voyez, suivant l’habitude allemande, j’ai commencé par le présenter; si je me suis conformé à une habitude allemande, il ne faut pas croire pour cela que je me plaise beaucoup au milieu de ce peuple; plus j’apprends à le connaître et plus je le déteste.

Vous vous demandez probablement à quoi je veux en venir. C’est bien simple. Aujourd’hui nous avions Séminaire Mr Klein est arrivé avec les Comptes Rendus qui contiennent vos Notes sur les fonctions fuchsiennes et aussi les travaux récents de Picard. Il s’est d’abord adressé à moi et m’a communiqué les deux lettres que vous lui avez écrites. Après quoi, il s’est mis à nous analyser vos derniers travaux sur les dites fonctions en commençant à peu près en ces termes «  j’ai déjà eu à parler à plusieurs reprises avec quelques-uns d’entre vous des travaux des élèves de Mr Hermite; je crois aujourd’hui, avec la tournure que prend la chose devoir vous en entretenir un peu plus en détail. Il s’agit en particulier des travaux de Mr Poincaré, et des Notes qu’il publie maintenant presque régulièrement dans les Comptes Rendus. Prenons un Compte Rendu au hasard, je trouve une Note sur la propriété des fonctions fuchsiennes  ». Le mot de fuchsiennes lui a déjà permis de faire quelques railleries plus ou moins fines, qui ont paru chatouiller agréablement les oreilles allemandes qui l’écoutaient; Monsieur Klein m’avait déjà en particulier parlé de vos travaux mais, ce soir, il paraissait un peu plus énervé que précédemment; ayant lu maintenant les lettres que vous lui avez écrites, je crois devoir attribuer cette attitude à votre refus, bien motivé et bien compréhensible de changer de dénomination. Alors il a continué, et il s’est plaint de ce que les «  jeunes Français  » ne savaient pas ce qui s’était publié en Allemagne; il a dit que l’on ne savait pas en France probablement que les Mathematische Annalen existaient; à cela je n’aurais pu répondre qu’une chose, c’est que, à Berlin même, on considère ce Journal comme d’existence toute problématique que l’on n’y lisait pas le Journal de Crelle (où avez vous lu les travaux de Fuchs) etc etc…. J’étais bien ennuyé et je ne pouvais rien dire; je ne suis ici qu’un hôte et je dois être poli, même, quand on l’est pas précisément. Il a alors dans vos travaux relevé une faute dont probablement il vous a déjà parlé (4p24p-2 pour le nombre de modules au lieu de 3p33p-3) et même péroraison il nous a dit: «  Je proteste contre le nom de fonctions fuchsiennes. C’est à Riemann que revient l’idée fondamentale, c’est à Schwarz que revient le mérite de l’application de cette idée de Riemann. Plus tard, j’ai travaillé moi-même dans cette direction et dans mes leçons au Polytechnikum de Münich j’ai présenté quelques résultats qui sont la base des travaux de Mr Poincaré. Quant à Mr Fuchs, qui a voulu une fois s’occuper de questions semblables il n’est parvenu qu’à ceci, à nous montrer qu’il n’y comprenait absolument rien  ». Je dois conclure. Vos fonctions fuchsiennes n’appartiennent à personne autre qu’à vous et vous pouvez leur donner le nom qu’il vous semble bon sans qu’aucun Allemand ait à y redire. Que dans leurs cours ils aient exposé quelques idées en rapport avec la question qui vous occupe maintenant; qu’il résulte d’un entretien que Mr Klein a eu avec Mr Weierstrass à Pâques que certaines idées que vous avez de votre coté existent sous une autre forme dans le cerveau du géomètre de Berlin, tout cela n’est que chose secondaire. Enfin, Klein vous adresse encore un reproche aussi bien à vous qu’à Appell et à Picard, c’est d’exposer parfois, dans les Comptes Rendus, dans des Notes bien courtes des «  Méthodes  » que l’on ne sait pas si «  vous êtes capable d’employer  » (ceci a été accompagné d’une critique bien aigre d’une Note de Picard). Je crois que Mr Klein avait oublié quand il me dit cela qu’il n’est pas possible de publier dans les Comptes Rendus tout ce que l’on voudrait et que l’on doit se contenter d’y présenter les idées et les méthodes sans tant appuyer sur le résultat. La place manque. Vous comprenez maintenant pourquoi j’aime tant les Allemands. Je dois dire cependant que relativement j’ai toujours trouvé que Mr Klein était le plus aimable et le plus obligeant. Enfin, quoi qu’ils disent, il faut savoir profiter de ce qu’ils ont de bon; c’est toujours là ce que je me suis dit et c’est même pour cela que je suis en Allemagne. À ce point de vue je pourrais peut-être aussi vous être utile, et c’est même pour me mettre entièrement à votre disposition que je me suis permis de vous écrire. Mr Klein m’a communiqué il y a huit jours les notes prises par un élève à un cours du Polytechnikum de Münich; cela est déjà assez volumineux. Théorie des équations (Semestre d’hiver) Fonctions modulaires et coup d’œil général sur la théorie des fonctions elliptiques (Semestre d’été). Ayant ce cours entre les mains je me suis remis immédiatement au travail et quand je retournerai en France j’en aurai une traduction complète. C’est au commencement de la théorie des fonctions modulaires que je trouve quelque chose ayant rapport avec vos travaux. Mais je croyais trouver plus de ressemblance. Dans un premier entretien que j’avais eu avec Mr Klein à propos de vos fonctions, il m’avait exposé ses idées en me disant que je les trouverais dans le cours qu’il avait à me communiquer. Dans un second entretien, j’avais entre les mains les leçons en question; nous avons cherché ensemble le passage dont il s’agirait, mais n’en avons en réalité trouvé que des traces. «  Je ne voulais pas surcharger mes élèves, mais j’avais deja alors les idées dont il s’agit  ». Et cependant aujourd’hui, il s’est plaint de rencontrer des idées dans les Comptes Rendus, probablement parce qu’il regrette de n’avoir pas publié les siennes.

Si je pense vous être de quelque utilité, s’il m’était possible de vous donner un renseignement facile à trouver ici, et que vous ne pourriez point vous procurer à Caen. Disposez de moi. Je me mets tout entier à votre service. Français, notre devoir est de combattre les Allemands, par tous les moyens possibles, mais loyalement. Par là j’entends que nous devons reconnaître franchement ce qu’ils ont fait, mais aussi nous devons ne pas tout leur attribuer. Si Mr Klein a deja publié dans sa théorie des fonctions modulaires certains théorèmes particuliers de la théorie des fonctions fuchsiennes, je ne trouve que juste que vous lui «  rendiez justice  » comme vous le lui dites. S’il n’a pas été plus loin, tant pis pour lui!

Camarade d’Appell et de Picard, je me suis permis de parler avec vous comme je le fais avec eux. Vous me pardonnerez, j’en suis sûr la liberté que j’ai prise.

Tout à vous

Brunel G

PS Je retournerais à Paris vers le 12 Aout. Si à cette époque vous vous y trouvez il me serait bien agréable de vous y rencontrer. Je pourrais alors vous communiquer mes Notes sur le cours en question. D’ailleurs, et je vous le répète, si vous avez besoin de quelques renseignements je me mets à votre disposition. Mr Klein sait que je dois vous écrire, mais pas une lettre pareille; je suppose. BG

Au cas où vous voudriez bien m’écrire, voici mon adresse

Brunel G.
bei Frau Dittmann
Liebig Strasse 4II
Leipzig

ALS 6p. Collection particulière, Paris 75017. Transcrite dans Dugac (1986, 91–93).

Time-stamp: "28.01.2021 13:47"

Références

  • P. Dugac (1986) Henri Poincaré, la correspondance avec des mathématiciens (de A à H). Cahiers du séminaire d’histoire des mathématiques 7, pp. 59–219. link1 Cited by: 4-13-1. Georges Brunel à H. Poincaré.