6-1-336. Alfred Grandidier à H. Poincaré
St Rimault (Oise), le 6 Mai 1907
Cher Confrère,
Je regrette que mon absence de Paris, motivée par mon triste état de santé, m’ait empêché de vous voir lorsque vous avez pris la peine de passer chez moi au sujet de votre candidature. Je vous eusse dit ce que certainement tous nos confrères ont dû vous dire que, s’il s’était agi de la place de secrétaire perpétuel pour la section des Sciences mathématiques, je n’eusse pas hésité à voter pour vous, car nul dans cette section n’est mieux qualifié pour remplir cette haute fonction, mais il s’agit de remplacer le Secrétaire perpétuel de la Section des Sciences physiques, et le règlement, malgré quelques précédents que je vous avoue ne pouvoir approuver, ou en tout cas la logique veulent, à mon sens du moins, que ce soit un membre de cette section qui représente au Bureau les sciences chimiques, naturelles et médicales. Soyez assuré que, s’il n’y avait pas cette raison que je vous expose tout franchement, il m’eût été fort agréable de vous donner mon modeste appui, persuadé que nul mieux que vous n’eût honoré notre Bureau pour tout ce qui touche aux Sciences mathématiques dont vous êtes le maître incontesté.
Je vous remercie des explications qu’il vous plait de me donner au sujet de votre visite au Ministre de l’Instruction publique lors de la vacance de la chaire de Mammalogie au Muséum. Je sais très bien que vous avez agi suivant votre conscience et vous pouvez être sûr que je n’ai à cet égard aucune arrière-pensée ; vous étiez certes dans une situation difficile, ayant émis comme académicien un vote contraire à celui de la majorité que, comme Président, vous aviez à défendre.
Je ne veux pas faire l’historique de la candidature de mon fils, ce qui n’a plus aucun intérêt. Si, au lieu de me tenir à l’écart comme j’ai jugé convenable de le faire (à tort, je crois, du reste), j’avais causé avec vous et nombre d’autres de nos confrères, je crois bien que, mieux renseignés les uns et les autres, vous auriez voté autrement. La candidature de mon fils, en effet, n’a pas été spontanée, elle lui a été proposée, imposée même par les Professeurs de Zoologie du Muséum qui le connaissaient bien pour l’avoir vu depuis des années au travail au Laboratoire des Htes Études, et, quant à moi, je n’ai pas intrigué, comme on l’a prétendu et écrit, puisque, dès que mon fils m’a eu annoncé cette honorable proposition (qui nous a autant surpris l’un que l’autre), je n’ai plus mis les pieds au Jardin des Plantes, ne voulant influencer en rien les décisions de personne, et je n’ai été voir aucun des Professeurs que je ne connais pas du tout du reste.
Ce qui est certain, c’est que, d’une part les savants compétents et seuls réellement intéressés dans la question, c’est-à-dire les Professeurs du Muséum, étaient spontanément, n’ayant subi aucune pression ni de près ni de loin, pour mon fils et que, d’autre part, ceux qui lui étaient opposés comme MM. Giard et Delage et qui ont mené une campagne ardente étaient incompétents en Mammalogie, Ornithologie et Paléontologie et ignoraient les besoins de la Ménagerie et les nécessités d’un service très compliqués, étant du reste hostiles, de parti pris, au Muséum.
Mais qu’importe ? Je pourrais vous en dire long sur cette campagne mais d’une façon tout à fait incorrecte contre mon fils (et contre moi), je ne le fais trouvant toute récrimination, si juste soit-elle, inutile. Toutefois, il y a un regret, un grand regret que je n’ai point à vous cacher, c’est que la chaire de Mammifères et Oiseaux soit entre les mains de M. Frouessart. Je ne puis pas dire que peu m’importe la valeur scientifique du professeur et sa plus ou moins grande compétence et aptitude à diriger la Ménagerie, car un savant français ne peut se désintéresser des destinées de notre grand établissement national, mais, de ce qui est, il résulte pour moi un mal irréparable dont j’ai le droit de me plaindre. Pendant toute la susdite campagne et depuis, M. Frouessart s’est en effet conduit à notre égard d’une façon que, pour être poli, je qualifierai seulement de tout à fait incorrecte : vous seriez étonné si je vous narrais les faits dans leurs détails et vous exposais la grossièreté de certains procédés. Il en résulte que, moi et mon fils qui avons donné au Muséum nos très considérables et très précieuses collections recueillies au prix de grands efforts et au péril de notre vie, collections d’autant plus précieuses qu’elles ont été faites par nous à un point de vue véritablement scientifique pour servir à mon grand ouvrage sur Madagascar, nous sont non seulement fermées, mais même brutalement enlevées.
En effet, d’une part, ni moi ni mon fils, nous ne pouvons continuer au Muséum, aux côtés d’une personne dont la conduite à notre égard est aussi inqualifiable, les travaux que nous y faisions depuis tant d’années, et, d’autre part, la grande collection d’animaux malgaches dont mon fils étudiait l’anatomie et qui étaient renfermés dans des bocaux portant sur leurs étiquettes les annotations relatives aux dessins, notes, dissections, etc., faits depuis des années, a été, par l’ordre du professeur, dispersée et une partie a été mise d’office entre les mains d’un assistant pour qu’il les étudie en notre lieu et place ! J’ajouterai que diverses pièces uniques, obtenues dans nos voyages avec la plus grande difficulté, qui devaient donner lieu à des travaux spéciaux d’un réel intérêt, vont être disséquées, peut-être gâchées, par des mains inhabiles dans cet ordre de recherches et ne pourront plus nous servir si, un jour, les circonstances nous permettaient de reprendre nos travaux si malheureusement interrompus.
Il résulte de là que mon grand ouvrage Histoire de Madagascar, auquel j’ai consacré 40 années de ma vie et ma fortune, auquel mon fils s’est entièrement dévoué, qui comprend aujourd’hui une vingtaine de volumes grand in-4° et qui doit en comprendre de 40 à 45, est arrêté en ce qui regarde l’une des parties les plus importantes, l’Histoire naturelle des Mammifères de Madagascar, dont il a paru 4 volumes et dont mon fils préparait les 4 suivants. Avouez qu’il est triste d’avoir donné sa vie et sa fortune pour parfaire un ouvrage, que je crois utile à la Science et à notre Colonie, et de voir ce grand labeur en partie perdu, car une oeuvre semblable, pour avoir toute sa valeur, doit être terminée et ce nous est impossible.
Voilà pour nous le mal irréparable ! Ni moi, ni mon fils, nous ne méritions un semblable déni de justice et d’être ainsi récompensés de notre dévouement à la Science et au pays.
Je ne voulais vous dire que quelques mots au sujet de cette triste affaire et je me suis laissé entraîner plus loin que je ne voulais. Veuillez m’en excuser et me croire très sincèrement
Votre bien dévoué confrère.
Alfred Grandidier
ALS 6p. Collection particulière, 75017 Paris.
Time-stamp: " 4.05.2019 01:42"