Comment on invente: le travail de l’inconscient

Henri Poincaré
(Le Matin 25(9067), 24 décembre, 1908, 1)

Il y a quelques mois, j’ai dû faire une conférence à l’Institut général psychologique, et j’avais pris pour sujet l’ « Invention mathématique ».11endnote: 1 Poincaré (1908b). Je n’avais eu qu’à faire appel à mes souvenirs personnels et à me rappeler les circonstances dans lesquelles j’avais découvert mes principaux résultats. Ces circonstances étaient presque toujours les mêmes; préoccupé d’un problème, je m’asseyais à ma table de travail, je m’engageais successivement dans mille voies diverses, où je ne tardais pas à être arrêté par quelque obstacle, je cherchais beaucoup et je ne trouvais rien du tout. Dégoûté de mon insuccès, j’abandonnais la question et je n’y pensais plus pendant plusieurs jours. Et tout à coup, en promenade, en voyage, alors que, quelques instants auparavant, mon attention était distraite par de tout autres objets, une idée se présentait à mon esprit, ou plutôt deux idées, que je n’aurais jamais songé de moi-même à rapprocher, et dont le choc produisait la lumière. J’avais ma solution, je n’avais plus qu’à l’écrire. On dit que Newton, quand on lui demandait comment il était arrivé à ses découvertes, avait coutume de répondre: « En y pensant toujours. » Eh bien! c’est un très mauvais système. Je suis persuadé que Newton ne l’a pas appliqué à la lettre. Il faut y penser souvent, parce que si on n’y avait pas pensé, les idées ne viendraient pas; il ne faut pas y penser toujours, parce qu’elles ne viendront que quand on n’y pensera plus.

Il semble qu’on bénéficie d’une sorte de travail inconscient qui s’est fait dans notre cerveau, sans que nous le sachions, pendant la période de rapport apparent. Qu’est-ce donc que ce moi inconscient qui travaille ainsi pour nous, qui trouve la solution, pendant que nous dormons et qui vient nous la souffler à notre réveil? N’est-ce que le mécanisme automatique de nos cellules cérébrales? ou bien y a-t-il là quelque chose de plus mystérieux, encore? Les gens positifs, dont je suis, penchent vers la première solution: mais tout le monde, ne pense pas ainsi: pour certains hommes de grande valeur, et, par exemple, pour William James, le célèbre célèbre professeur de Boston, l’auteur de l’Expérience religieuse et de nombreux travaux psychologiques, ce moi inconscient nous met en communication avec je ne sais quel monde obscur des esprits. En d’autres termes, il croit aux Muses dont les poètes eux-mêmes ne parlent que par métaphore.

Mais laissons cette question, où la fantaisie a trop beau jeu; rappelons seulement que la Muse ne travaillera pas tout à fait toute seule; elle ne ferait rien si on ne lui avait préparé la besogne par le travail conscient qui a précédé la période de repos apparent et qui a semble infructueux. On lui a fourni les matériaux, elle les a assemblés de toutes les façons possibles pendant que nous ne nous occupions pas d’elles et c’est seulement quand elle a obtenu une combinaison satisfaisante qu’elle nous a réveillés pour nous la présenter toute faite.

Depuis que j’ai publié ma conférence, j’ai reçu plusieurs lettres de poètes et de musiciens. Mais ces phénomènes, me disent-ils, ne sont pas particuliers à l’invention mathématique; c’est tout à fait dans les les mêmes conditions qu’agit l’inspiration poétique, ou que les musiciens font leurs trouvailles.

Il semble qu’il y ait là une loi générale de l’esprit humain, et que l’homme ne puisse être réellement créateur que quand il ne pense à rien. Ce qui est intéressant, c’est de voir que le mathématicien n’échappe pas à la loi commune, qu’il doit se fier à l’imprévu et que la rigueur inflexible de ses méthodes, qui lui est si utile quand il démontre, ne lui sert plus à rien quand il veut trouver.

Mais il faut dire un mot d’une autre sorte d’invention, qui mérite une mention spéciale, je veux parler de l’invention mécanique. Il y faut une sorte de génie particulier. Il y a des physiciens qui n’en sont pas doués; quand ils veulent monter un appareil, ils cherchent longtemps comment ils pourront l’installer, et ils finissent par acheter un support chez un constructeur.

Des autres aperçoivent du premier coup d’oeil dans un coin de leur laboratoire un morceau de bois qui n’a l’air de rien, qui leur fait un excellent support et qui leur coûte beaucoup moins cher. Ce don qui les a servis, c’est encore celui de rapprocher deux idées, en apparence fort éloignées l’une de l’autre; seulement, ce ne sont plus deux idées abstraites, ce sont les images de deux objets matériels, ou celle d’un de ces objets et celle d’un certain but à atteindre. Ce rapprochement s’est fait pour eux sans effort, et sans qu’ils aient eu conscience d’y avoir travaillé. Ce qui nous frappe, c’est qu’ici le travail inconscient a dû se faire avec une rapidité très grande. La Muse n’a pas eu plusieurs jours pour réfléchir: on lui a demande une solution immédiate et elle l’a donnée.

Le mécanisme, cependant, ne doit pas être très différent. D’abord, il est probable que le physicien en question avait préparé sans le savoir, le travail de la Muse; il avait vu ce morceau de bois plusieurs jours auparavant, il ne l’avait pas remarqué et on l’aurait bien étonné si on lui en avait parlé; mais l’image s’en était classée dans les archives de son moi inconscient; ou mieux encore, pour reprendre une comparaison que j’avais faite dans ma conférence, elle y circulait dans tous les sens, cherchant une autre idée où elle pût s’accrocher.

Et puis, s’il s’agit d’une invention mécanique plus importante, croit-on que le mécanicien arrive au but sans tâtonnements, sans essais infructueux? Après ces essais, il est pris de lassitude, rentre chez lui, et s’efforce de chasser de son esprit l’idée qui le hante. Un ou deux jours après, il rentre dans son atelier et il aperçoit dans un coin un objet qui fait son affaire. Il s’imagine le voir pour la première fois, mais croyez bien qu’il l’avait vu bien des fois sans le voir et que cette image avait travaillé dans son cerveau pendant qu’il se reposait.

C’est chez les hommes jeunes que ce travail inconscient est le plus fructueux; les hommes plus âgés sont moins heureux; chez eux, ce travail ne donne plus rien de nouveau; ce qu’on en tire n’est qu’une réédition. Ils inventent encore cependant mais c’est en vivant sur leur acquis, et, le plus souvent, ils n’inventent qu’en pleine conscience.

Henri Poincaré, de l’Académie française

Notes

Références

Time-stamp: "29.10.2025 13:31"