Le libre examen en matière scientifique, Revue de l’Université de Bruxelles 15, 285–295

Henri Poincaré
(1909)

Mesdames, Messieurs.

Vous trouverez peut-être que j’ai choisi un sujet bien général et un titre bien ambitieux ; je ne songe pourtant pas à m’en excuser. Je ne pouvais pas, comme d’autres le font, vous entretenir de mes études quotidiennes ; elles sont un peu …comment dirai-je, ésotériques, et bien des auditeurs aiment mieux les révérer de loin que de près, et alors j’étais bien forcé de rester dans les généralités. D’ailleurs, je ne pouvais oublier que la maison qui me donne aujourd’hui l’hospitalité est avant tout une maison de liberté, et qu’on y est toujours bien accueilli quand on y parle de liberté. Permettez-moi d’ajouter que ce choix, c’est une idée de M. le Recteur, idée que, du reste, j’ai saisie avec empressement.

La liberté est pour la Science ce que l’air est pour l’animal ; privée de liberté, elle meurt d’asphyxie comme un oiseau privé d’oxygène. Et cette liberté doit être sans limite, parce que, si on voulait lui en imposer, on n’aurait qu’une demi-science, et qu’une demi-science, ce n’est plus la science, puisque cela peut être, cela est forcément une science fausse. La pensée ne doit jamais se soumettre, ni à un dogme, ni à un parti, ni à une passion, ni à un intérêt, ni à une idée préconçue, ni à quoi que ce soit, si ce n’est aux faits eux-mêmes, parce que, pour elle, se soumettre, ce serait cesser d’être.

Depuis les temps lointains où il interdisait à nos premiers parents de toucher à l’arbre de la science, les idées du bon Dieu se sont sans doute bien élargies ; j’imagine que ce merveilleux artiste qui a fait le monde, ne veut pas que cette incomparable œuvre d’art demeure inutile, faute d’admirateurs ; il ne veut pas non plus qu’on n’en connaisse qu’une mauvaise reproduction artificiellement mutilée. Si nous pouvions entendre sa voix, je crois qu’elle nous dirait : “Regardez bien et regardez tout”, et non pas : “Ne regardez pas de ce côté, attendez qu’on ait mis à la Vérité une feuille de vigne”.

Si les bûchers sont éteints pour toujours, il arrive encore qu’un homme est puni pour avoir pensé. S’il est rare qu’il paye ses idées de sa vie, ou même de sa liberté, elles sont pour lui trop souvent l’origine de mille tracasseries sournoises ; elles l’exposent à la perte de sa place ou aux taquineries haineuses de persécuteurs hypocrites qui n’ont plus le courage d’être de francs inquisiteurs. C’est encore trop ; il est clair que s’il faut être un héros pour ouvrir les yeux et pour oser dire ce qu’on a vu, il y aura bien peu de gens qui se serviront loyalement de la vue ou de la parole, parce qu’en ce monde les héros seront toujours rares ; et ce qui est plus grave, c’est qu’il y aura des hommes qui se tromperont et qui nous tromperont, parce que, ne regardant qu’en tremblant, ils croiront de bonne foi avoir vu ce qu’il est le moins dangereux de voir. Il faut donc que toute contrainte légale ou sociale exercée sur la pensée disparaisse autant que la nature humaine le permet.

Je rougirais d’insister, mais cela, ce n’est que la liberté extérieure, et cela ne suffit pas ; les pires chaînes sont celles que nous nous forgeons à nous-mêmes et c’est aussi de celles-là qu’il convient de s’affranchir.

Si vous abordez l’étude des phénomènes avec une croyance préconçue, qui vous est chère parce que vous l’avez sucée avec le lait, parce que les maîtres à qui vous la devez sont des hommes vertueux et dignes de respect ; si, de plus, vous êtes persuadé que vous ne sauriez y renoncer sans crime, par quels conflits douloureux n’allez-vous pas passer, si les faits viennent à la démentir ? C’est à cette angoisse que beaucoup de savants éminents qui ont conservé leur foi tout entière ou des traces de leur foi se trouvent tous les jours exposés, et il leur faut, pour affronter la lumière, pour pouvoir appliquer aux faits une critique impartiale, et, après cette critique, se soumettre aux faits sans réserve, plus de courage qu’à nous autres ; il leur faut un esprit mieux trempé et peut-être plus vraiment libre.

Mais de tels hommes sont rares. Combien d’autres croiront de bonne foi faire de la science impartiale, parce qu’ils font quelquefois appel au témoignage des faits ? C’est vrai, mais ils les interrogent, comme les présidents d’assises d’autrefois, ceux de la vieille école, interrogeaient les témoins ; ils ne les laissaient tranquilles que quand ils avaient dit ce que l’on voulait qu’ils dissent. Et c’était cela que ces magistrats appelaient de la justice, et c’est cela que ces soi-disant savants appellent de la science.

Je voudrais étudier de plus près le mécanisme par lequel ces hommes de bonne foi sont entraînés, à leur insu, par leurs idées préconçues, et souvent jusqu’à l’erreur. Les faits sont susceptibles de plusieurs interprétations, parce qu’ils ne sont jamais qu’imparfaitement connus. Parmi ces interprétations, il y en a qui sont plus vraisemblables que d’autres. Malheureusement, l’appréciation de la vraisemblance est une chose délicate, fugitive, éminemment subjective, sur laquelle tous les bons esprits ne peuvent toujours s’accorder. Ils ne tombent d’accord que quand les vraisemblances s’accumulent et, sans jamais atteindre la certitude mathématique, engendrent la certitude pratique. Eh bien, de deux interprétations d’un fait, l’homme asservi à un dogme ne choisira pas celle qu’il jugerait la plus raisonnable s’il ne connaissait que ce fait isolé, mais celle qui est le moins contraire à la vérité qu’il croyait connaître avant de l’avoir observé. C’est celle-là qu’il regardera comme vraisemblable et, jusqu’ici, il est dans son droit. L’explication peut sembler étrange, mais, après tout, il arrive en ce monde des choses étranges.

Seulement, après ce fait, il en observera un second, puis un troisième ; et pour chaque fait il trouvera une explication nouvelle ; comme chacune d’elles ne sera qu’à demi invraisemblable, il croira que tout est sauvé ; il ne s’apercevra pas que les invraisemblances s’accumulent et il n’osera pas s’avouer à lui-même qu’il aurait reculé devant ce faisceau d’absurdités si elles s’étaient présentées à lui à la fois, et non pas l’une après l’autre. Il sera très fier parce qu’il pourra dire : “Nous avons réponse à tout !” Ce sont les avocats qui…(Messieurs, il y a peut-être des avocats parmi vous ; je leur fais toutes mes excuses, mais je continue tout de même). Ce sont les avocats qui se contentent à si bon marché et qui sont satisfaits quand ils n’ont pas été réduits au silence ; leur métier n’est pas de chercher la vérité, mais de faire croire qu’ils la possèdent.

Pour le vrai savant, il ne s’agit pas d’abuser de la naïveté d’un juge ; il faut qu’il ait l’esprit assez libre pour se faire son propre juge et pour apprécier à sa valeur un échafaudage artificiel, dont les pièces avaient pu le séduire tant qu’elles restaient séparées.

N’allez pas comprendre au moins que je veux interdire la Science aux hommes de foi, et en particulier aux catholiques. A Dieu ne plaise ! Je ne serais pas assez bête pour priver l’humanité des services d’un Pasteur. Il y a des hommes qui oublient leur foi en entrant au laboratoire ; dès qu’ils ont revêtu leur costume de travail, ils savent regarder la vérité en face, et ils ont autant d’esprit critique que personne. C’est là tout ce qu’on peut leur demander.

J’en connais beaucoup et Pasteur n’est que le plus illustre. Mais, rappelez-vous le bien ; Pasteur a été élève de l’Ecole normale. Là il était dirigé par des penseurs éminents qui lui ont appris le respect qui est dû à la vérité ; il se frottait constamment à des camarades qui avaient d’autres idées que lui, et leurs discussions hardies faisaient son âme forte et libre. Supposez, au contraire, qu’il ait été élevé dans un établissement d’un autre esprit, où ses maîtres auraient regardé ses qualités éminentes comme un danger, où il n’aurait vu autour de lui que des condisciples soumis à l’autorité et coulés dans le même moule, où on lui aurait appris dès l’enfance à se défier de sa raison comme d’une ennemie, à redouter des curiosités qui pouvaient l’exposer au péché du doute ; eh bien, sa foi n’aurait pas été plus vive, mais il n’aurait pas été Pasteur.

Les dogmes des religions révélées ne sont pas les seuls à craindre. L’empreinte que le catholicisme a imprimée sur l’âme occidentale a été si profonde que bien des esprits à peine affranchis ont eu la nostalgie de la servitude et se sont efforcés de reconstituer des Eglises ; c’est ainsi que certaines écoles positivistes ne sont qu’un catholicisme sans Dieu. Auguste Comte lui-même rêvait de discipliner les âmes et certains de ses disciples, exagérant la pensée du maître, deviendraient bien vite des ennemis de la science s’ils étaient les plus forts. Toute discipline extérieure n’est pour la pensée qu’une entrave, et ce ne serait pas la peine d’avoir brisé l’ancienne si c’était pour en accepter une nouvelle.

Ce péril est encore lointain, et je ne veux pas insister. Mais, sans adhérer à aucune église, sommes-nous bien certains d’avoir toujours conservé l’impartialité qui convient au savant, de ne pas nous être écriés en face d’une découverte particulièrement embarrassante pour les croyants : “Ah ! je voudrais bien savoir quelle tête vont faire les cléricaux !” Ce n’est pas la sérénité avec laquelle doit être accueillie une conquête scientifique ; l’admiration qu’elle inspire doit être désintéressée, elle doit s’adresser à la beauté pure, sans aucun souci de l’avantage qu’en peut tirer tel ou tel parti.

Voyez, par exemple, l’histoire des religions ; c’est une science qui doit être traitée comme une science, par des hommes résolus à tout voir et à aller jusqu’au bout. On ne la confiera pas à un croyant qui ne toucherait pas volontiers à ce qui lui est plus cher que lui-même ; les chirurgiens les plus habiles n’aiment pas opérer leurs proches. Mais il ne convient pas davantage de choisir un homme qui a de l’antipathie pour les choses religieuses et qui par là même est incapable de comprendre les phénomènes qu’il doit étudier. Autant confier un cours d’optique à un aveugle, ou un cours d’acoustique à un sourd.

Nous ne serons libres, et capables de libre examen, que quand nous ne serons plus les dupes d’aucune passion, et je ne parle pas seulement des passions politiques ; peut-être arrive-t-il quelquefois qu’un expérimentateur éprouve un sentiment pénible quand il fait une observation qui vient à l’appui d’une théorie chère à un collègue pour qui il ne ressent qu’une demi-sympathie. Et cela arrivera sans doute tant que les hommes seront des hommes. L’affranchissement ne sera donc que partiel ; c’est déjà quelque chose qu’on en rougisse, qu’on ne regarde pas la partialité comme une obligation morale, ainsi qu’on fait lorsqu’on est dominé par un souci d’apologétique.

Il n’y a pas d’ailleurs que les catholiques qui se croient obligés par un devoir étroit à combattre certaines propositions et à ne pas écouter les raisons de ceux qui les défendent ; il y a ceux qui invoquent l’intérêt social. Y a-t-il des doctrines dangereuses pour la société ? Et alors la société qui veut vivre et qui a le droit de se défendre, peut-elle s’en débarrasser comme elle se débarrasse des criminels ? Non, il n’y a pas de mensonge salutaire ; le mensonge n’est pas un remède, il ne peut qu’éloigner momentanément le danger, en l’aggravant ; il est impuissant à le conjurer. C’est à ceux qui ne savent pas regarder la vérité en face qu’elle inspire de périlleuses tentations ; ceux qui sont plus familiers avec elle n’en aperçoivent que la splendeur sereine, de même que le sculpteur, en face du modèle nu, oublie ses désirs pour ne plus songer qu’à l’éternelle beauté.

Les théories sont des auxiliaires indispensables de la Science, mais ce sont des auxiliaires tyranniques contre lesquels il faut savoir se défendre ; celui qui subirait leur empire sans réagir ne serait plus capable d’un examen vraiment libre ; il se mettrait à lui-même des œillères, et cependant, on ne saurait se passer d’elles. Que faire alors ?

Les uns chercheront à les négliger, ils les mépriseront et mépriseront ceux qui s’en servent ; ils n’auront foi qu’à l’expérience toute nue et ils croiront qu’eux seuls sont fidèles à la vraie méthode expérimentale. Mais pourront-ils aller bien loin dans cette voie ? S’ils sont conséquents avec eux-mêmes, ils devront s’interdire tout rapprochement entre les faits, parce qu’un rapprochement, c’est déjà une théorie. Mais les faits isolés sont dépourvus d’intérêt, parce que c’est leur comparaison qui nous révèle leur harmonie, source de leur beauté, et parce que l’analogie permet seule la prévision sans laquelle il n’y a pas d’application pratique possible. Toute classification est une théorie déguisée, et ce n’est pourtant qu’en classant les faits qu’on pourra se mouvoir dans le dédale sans s’égarer. Ceux qui méconnaîtront cette vérité ne marcheront qu’à tâtons, revenant sans cesse sur leurs pas, refaisant cent fois le même chemin ; ils ne seront pas, comme il convient, économes de leur pensée ; ils doivent se rappeler que la tâche est longue et que la vie est courte (je ne dis pas seulement celle de l’homme, mais celle de l’humanité), et ils ne doivent pas s’exposer à perdre un temps précieux.

D’autres tombent dans un excès tout opposé. Ils ont tant de confiance dans les théories qu’ils se refusent à voir les faits qui peuvent les contredire, ou simplement montrer qu’elles ne sont qu’approchées. Quand on fait une expérience, il arrive, en général, qu’on n’en saurait accepter les résultats bruts, qu’il y a certaines causes d’erreur, et qu’il est nécessaire en conséquence de pratiquer quelques corrections. Eh bien, si les résultats bruts concordent avec la théorie, les savants dont je parle ne se donneront pas la peine de rechercher les erreurs ; si, au contraire, il y a désaccord, ils se creuseront la tête pour en découvrir ; ils ne rechercheront que celles qui agiront dans le bon sens ; ils seront aveugles pour celles qui pourraient agir en sens contraire ; et à force de se donner du mal, cela finira toujours par marcher. Est-il besoin de dire que ce n’est pas là le libre examen, qui ne peut être qu’un examen impartial ? Il faut être aussi sévère pour les expériences qui réussissent que pour celles qui ne réussissent pas.

Heureusement, il y a des savants qui font des théories un usage plus judicieux ; ils s’en servent, mais ils s’en défient ; elles ne sont pour eux que des guides qui leur indiquent ce qu’il est intéressant de chercher, plutôt qu’elles ne leur font pressentir quel sera le résultat de cette recherche. Parmi tous les faits qui nous environnent, aucun n’est indifférent ; ils devraient tous nous arrêter si le temps ne nous était mesuré ; malheureusement, nous sommes pressés et nous ne devons retenir que les plus importants ; la difficulté est de les discerner, c’est à cela que les théories peuvent nous aider ; les faits importants sont les faits cruciaux, comme disent les Anglais, c’est-à-dire ceux qui peuvent confirmer ou infirmer une théorie. Après cela, si les résultats ne sont pas conformes à ce qu’on a prévu, les vrais savants n’éprouvent pas un sentiment de gêne, dont ils ont hâte de se débarrasser grâce à la magie des coups de pouce ; ils sentent, au contraire, leur curiosité vivement surexcitée ; ils savent que leurs efforts, leur déconvenue momentanée, vont être payés au centuple, parce que la vérité est là, tout près, encore cachée et parée pour ainsi dire, de l’attrait du mystère, mais sur le point de se dévoiler.

J’arrive à une question délicate, celle du surnaturel et du miracle ; je ne veux pas parler seulement des faits merveilleux dont les partisans des diverses religions tirent argument, mais de tout ce qu’on appelle télépathie ou spiritisme. Il n’y a pas longtemps que tout cela aurait été écarté par la question préalable ; ce ne sont que des superstitions d’un autre âge, aurait-on dit, et dont les progrès des lumières ont définitivement fait justice. Mais il arrive aujourd’hui que le triomphe du positivisme ne nous permet plus d’adopter sans remords cette attitude commode. Le savant ne se croit plus le représentant de je ne sais quelle raison éternelle à laquelle il saurait d’avance que les faits doivent se soumettre. L’expérience seule est reine et ceux qui reconnaissent sa royauté ne doivent rien nier sans examen.

Aussi voyons-nous des savants authentiques, et quelquefois éminents, se laisser attirer par ces mystérieuses questions. “Pourquoi, disent les uns, laisser toute une classe de faits en dehors de la science ? il faut leur appliquer les méthodes scientifiques ; comme les autres, ils obéissent à des lois ; seulement ces lois sont inconnues, il ne s’agit que de les découvrir.” Et ils n’ont pas tout à fait tort, puisqu’ils ont découvert les phénomènes d’hypnose.

D’autres vont plus loin. “De quel droit, disent-ils, proclamez-vous a priori le déterminisme universel et l’impossibilité du miracle ? Ce n’est pas là du libre examen, c’est tout le contraire. Non seulement vous n’avez pas le droit de déclarer d’avance que ces phénomènes n’existent pas, vous n’avez pas même celui de nier leur caractère surnaturel. Regardez d’abord, vous parlerez ensuite.”

On pourrait répondre, sans doute, que nous sommes obligés de faire un choix parmi la multitude d’objets qui sollicitent notre attention ; que nous sommes, par conséquent, forcés d’en négliger quelques-uns et que ce n’est pas là manquer aux règles, puisque c’est une nécessité ; qu’en conséquence il est légitime de laisser de côté les essais dont l’expérience du passé nous fait prévoir l’insuccès. Une expérience d’aujourd’hui a-t-elle plus de poids que mille expériences d’hier ?

Et ce n’est pas tout ; pour aborder ces questions avec quelque chance d’éviter les erreurs, il ne suffit pas d’être un physicien habile, il faut avant tout être un psychologue averti ; il y a des instruments de physique très perfectionnés, mais qui ne fonctionnent bien que si l’observateur est sans parti pris.

On sait que les médiums sont enclins à la supercherie ; tous les médiums trichent, disent les croyants ; il nous suffit qu’ils ne trichent pas toujours. Ceux qui raisonnent ainsi ne doivent pas être très difficiles à tromper. Les médecins eux-mêmes, qui ont créé la science de l’hypnotisme, et qui avaient un sens critique beaucoup plus développé, ne se sont pas toujours suffisamment défiés des ruses de leurs sujets.

L’enthousiasme n’est pas moins à redouter que la fraude. Quand on nous raconte un fait de ce genre, et surtout quand on nous le raconte avec l’accent de la foi, nous devons nous rappeler quel est chez certaines âmes l’appétit du merveilleux, avec quelle ardeur elles croient l’incroyable, quand elles douteraient d’une demi-vraisemblance, et nous ne devons croire que ce que nous avons vu nous-même.

Eh bien, alors, allez-y voir, nous dira-t-on. Mais si quelqu’un d’entre nous y voulait aller, on lui imposerait des conditions saugrenues. Eusapia consentait à l’intervention d’un photographe, mais elle se réservait d’ordonner elle-même l’inflammation du magnésium en criant : fuoco. Ce n’est plus là, le libre examen, puisqu’il y a des modes d’examen qu’on ne nous laisse pas libres d’employer, et ceux qui ne veulent pas se prêter à cette comédie ont bien raison.

Que devons-nous répondre maintenant à ceux qui nous reprochent de nier le miracle a priori et d’être ainsi infidèles à la méthode expérimentale ? Pouvons-nous dire que la physique moderne en a démontré l’impossibilité ; non, ce serait une pétition de principe. La science ne peut que nous faire connaître les lois des phénomènes ; elle ne nous apprend pas que ces lois ne comportent aucune exception, elle le postule, cela n’est pas la même chose. Nous aurons beau montrer que ces exceptions sont rares, que dans tel cas particulier, celles qu’on avait cru observer n’étaient qu’apparentes, nous n’aurons pas la démonstration rigoureuse qui réduirait nos adversaires au silence.

Tout au plus pourra-t-on dire que nos habitudes expérimentales nous ont fait un état d’âme qui nous rend impossible la croyance au miracle, cet état d’âme ne se communique pas.

Non, ce qui plaide contre le surnaturel, ce n’est pas la physique, c’est la psychologie et l’histoire.

La première nous apprend, je l’ai déjà dit, quelles illusions engendre l’enthousiasme : il faut toujours en revenir au mot de Renan : les témoins qui se font égorger, c’est justement de ceux-là qu’il convient de se défier.

Quant à l’histoire, elle nous montre que les faux dieux ont fait autant de miracles que le vrai.

Si l’on veut établir que les faits dits surnaturels sont non seulement authentiques, mais inexplicables sans l’action d’un être surhumain, encore faut-il que cet être existe ; et alors nous avons le droit de demander aux croyants de juger les récits de ces faits, comme ils le feraient si le prodige était attribué à Jupiter.

Il reste bien les miracles modernes ; là aussi, sans doute, Esculape faisait tout aussi bien ; il serait néanmoins désirable que des médecins sans parti pris étudiassent ces phénomènes de près.

Je sais bien à quoi ils s’exposent et je comprends qu’ils hésitent ; aussi est-il heureux qu’un procès récent à Metz ait jeté quelque lumière sur ces questions.

J’ai dit, Messieurs, ce que la liberté est pour la science ; je voudrais, en terminant, dire ce que la science peut faire pour la liberté ; les fondateurs de votre Université l’ont bien compris.

“Ce qui fait la force de notre établissement, disait l’un d’eux, ce qui a sauvegardé son existence, c’est que, bien qu’émanant d’un parti politique, il n’en a jamais été l’instrument. L’Université de Bruxelles n’est point destinée à défendre telle ou telle doctrine libérale, sa mission est de propager les grands principes, et spécialement celui du libre examen.”

On ne saurait mieux dire ; non, ce qu’on doit demander à la science, ce n’est pas de découvrir des vérités aussi désagréables que possible pour nos adversaires politiques, c’est de faire des esprits libres ; quand elle nous en aura donné beaucoup, elle aura payé sa dette envers la liberté.

Voyez Pasteur, sa foi était profonde et il ne croyait certes pas travailler contre le catholicisme ; cependant il a formé des élèves qui se sont imprégnés de ses méthodes, de sa rigoureuse critique, de ses habitudes d’expérimentateur consciencieux ; ce sont de libres esprits qu’il a donnés à l’humanité, et tous ceux qui aiment la liberté doivent lui en être reconnaissants. Parmi ces élèves, il y en a peut-être qui partagent ses idées religieuses ; mais ils travailleront librement comme leur maître ; à leur tour, ils engendreront des esprits libres et par là ils travailleront pour nous ; quoi qu’ils en aient, ces croyants sont des nôtres ; s’il n’y en avait que de pareils, on pourrait vivre avec eux.

Time-stamp: "31.05.2022 14:39"