4-51-2. Émile Lemoine à H. Poincaré
31 mars 1902
4 Bd de Vaugirard
Mon cher Poincaré,
Votre lettre m’a fait 2 plaisirs distincts. 1° l’annonce que vous viendrez me voir; selon les préceptes de notre Ste mère l’Église c’est méritoire d’ailleurs de visiter les malades et les affligés 2° d’avoir vu que vous étiez assez entré dans l’esprit de la Géométrographie pour lui voir une possibilité d’exposé philosophique qui sera, je crois, la plus importante raison d’être de ce nouveau concept.
En effet la Géométrie se propose de passer des données au résultat cherché par un chaînon de raisonnements dont les mailles sont des droites et des cercles pour la géométrie canonique plane; la Géométrographie, elle, ne s’occupe que des mailles. Ainsi, certainement, la simplicité géométrique et la simplicité géométrographique sont deux choses absolument distinctes et telle solution géométrique assez simple pour qu’elle soit à peu près intuitive, conduit à une simplicité géométrographique compliquée autrement et inversement. Mais il est philosophique de juger que, dans l’avenir, ces simplicités marcheront parallèlement en général, du moins. Seulement, pour que l’on y arrive il faudra que la géométrographie soit assez répandue pour que : établir cet accord soit dans la préoccupation des géomètres, il en pourrait alors résulter un changement dans l’ordre didactique de l’exposé de la géométrie et dans le choix des énoncés qui font la base classique de l’enseignement de cette géométrie. C’est peut-être voir les choses de bien loin, mais je crois que c’est logique et dans l’ordre des conséquences formées. Enfin je veux essayer aussi de vous montrer qu’il y a bien le germe d’une métode de recherches, au moins de problèmes. Ceci exige un peu plus de détails. Je vais choisir un exemple très simple rien que pour faire voir l’essai de métode (car même pour cet exemple si simple je n’ai su le pousser rigoureusement jusqu’au bout).
Je me propose de trouver a priori la ou les constructions géométrographiques pour abaisser d’un point une perpendiculaire sur une droite .
Je dis : cette droite ne pourra être, finalement, tracée qu’en obtenant un second de ses points. ne peut être placé que par l’intersection de 2 cercles ou de 2 droites ou d’une droite et d’un cercle. Ces diverses lignes ne pourront être des lignes quelconques tracées au hasard sur le plan; il faut évidemment qu’elles se relient aux données. Le point ne peut être sur une autre droite passant par que ; donc il n’y a pas à chercher, sans faire une pétition de principe, à tracer une droite par , pour déterminer sur elle, puisque si cela était trouvé, le problème serait résolu.
Essayons de faire passer un cercle par . S’il est quelconque, il sera bien relié à une des données puisqu’il passe en mais point à l’autre donnée ; je ne pourrais donc, sans m’éloigner du but décrit, trouver le point de ce cercle qui serait .
Si en plus de je relie le cercle à (l’autre donnée) d’une façon simple, par exemple en prenant son centre sur , je vois que le symétrique de par rapport à sera un point et il est obtenu très directement ainsi. En appelant le point d’intersection du cercle avec et en décrivant qui coupe le cercle en , je trouve alors qui résout la question.
Construction :
tracé d’un cercle passant en et ayant son centre sur .
tracé de ce qui place
tracé de
J’ai ainsi le tracé par
et c’est effectivement un des tracés géométrographiques trouvés empiriquement.
Au lieu de tracer un cercle passant par pour le relier à je puis tracer un cercle de centre qui coupera en et et en prenant un point à égale distance de et de , par le tracé de 2 cercles et , étant qqc mais , je placerai un point de la droite cherchée que je tracerai et qui sera obtenu par
c’est une autre des constructions géométrographiques trouvées empiriquement.
Je ne m’illusionne pas jusqu’à croire que mon raisonnement est rigoureux mais il est clair que c’est une voie à un esprit plus puissant que le mien pourrait peut-être trouver la démonstration rigoureuse. Or ce serait important. Car si l’on avait la démonstration rigoureuse que telles ou telles constructions sont les constructions géométrographiques des 3 ou 4 constructions fondamentales il serait théoriquement possible de procéder ainsi pour toutes les questions en partant de là; je dis théoriquement car un peu de réflexion montre l’inextricable complication pratique de la métode dès que les questions sortent un peu de ces problèmes si simples qu’il en sont intuitifs.
Autre question. Vous me croyez beaucoup + fort que je ne le suis en allemand et il me serait impossible de rédiger mon traité pour Teubner dans cette langue; on me le traduit; ce sera soit Mr. Beyel de Zürich soit Mr. Gü[illisible] de Berlin qui sont trapus, d’ailleurs, déjà en Géométrographie. Je lis très facilement et presque sans dictionnaire, les journaux, les romans, les mémoires qui traitent de sujets que je connais un peu mais c’est tout. Mais s’il s’agit de concepts que je n’ai pas, je ne puis m’y initier dans les œuvres allemandes.
Je n’ai rien compris par exemple au mémoire de Grassmann sur l’Ausdehnungslehre.11endnote: 1 Grassmann (1844). Tandis que dans l’exposé de Carvallo en Français, si cela m’a paru très abstrait, j’ai au moins vu ce dont il s’agissait et ce qu’il aurait fallu faire pour étudier la métode et devenir un Ausdehnungslehrant !22endnote: 2 Carvallo (1892). Que je ne suis pas d’ailleurs. C’est un peu plus dur que la Géométrographie ! ! !
Voici 4 pages de pattes de mouches; je m’arrête là en vous redisant tout le plaisir que votre lettre m’a fait et en vous serrant bien amicalement la main, presque tout à vous,
à bientôt,
E Lemoine
ALS 4p. Collection particulière, Paris 75017.
Time-stamp: "31.10.2021 20:51"