1-1-149. H. Poincaré à Gösta Mittag-Leffler

[2/1/98]11endnote: 1 Date du cachet de la poste de Paris. Paris-2 janvier 1898 — Djursholm-4 janvier 1898.

Mon cher ami,

Je suis tout prêt à vous soutenir et en attendant à tâter discrètement le terrain;22endnote: 2 Brioschi était décédé le 13 décembre 1897 et laissait vacant un siège de membre correspondant de l’Académie des sciences. Mittag-Leffler avait écrit à tous ses amis français pour leur faire savoir qu’il serait “extrêmement sensible de l’honneur d’être le successeur de Brioschi” à l’Académie des Sciences. On trouve à l’institut Mittag-Leffler les brouillons des lettres qu’il adresse dans ce sens à Appell (Brefkoncept 2163 – 30 décembre 1897), Darboux (Brefkoncept 2167 – 8 janvier 1898), Jordan (Brefkoncept 2169 – 8 janvier 1898), Bertrand (Brefkoncept 2171 – 8 janvier 1898), Picard (Brefkoncept 2170 – 8 janvier 1898). Par contre, on ne trouve aucune trace de celle adressée à Poincaré. Le principal confident de Mittag-Leffler concernant la question de son élection comme correspondant de l’Académie des sciences est Painlevé. Ce dernier lui confie toutes les tractations qui se déroulent pour choisir le successeur de Brioschi à l’Académie. Dès que j’ai appris la mort de Brioschi, j’ai pensé que la place de correspondant laissée libre devait vous être justement attribuée. […] C’est Poincaré que j’ai vu tout d’abord ; inutile de vous dire ses dispositions à votre égard. Il n’avait pas encore réfléchi à la situation et n’en avait parlé avec personne ; mais la grosse difficulté qu’il prévoyait de prime abord, c’était la candidature de Cremona. «  Il fallait s’attendre à une opposition des plus vives de la part de Picard, qui s’appuyant sur ce fait qu’il fallait nommer un italien aurait sans doute pour lui, Hermite et Darboux. Quant à Jordan, il ne pouvait prévoir sa détermination   ».
J’ai vu ensuite Appell (et à plusieurs reprises), qui avait à peu près la même impression ; il savait de plus que Picard avait détourné Hermite de vous soutenir ; mais lui, Appell, était prêt à le faire très énergiquement cette fois-ci, si Poincaré ne ralliait pas Cremona.
J’ai eu enfin une longue conversation avec Darboux, qui dès les premiers mots m’a dit : «  Mais cette fois-ci, c’est impossible : il faut nommer un italien, on ne peut pas ne pas nommer Cremona   ». Comme il s’appuyait là sur une raison purement diplomatique, je lui ai répondu qu’en effet, dans ces élections de correspondant, on était bien obligé de tenir compte des raisons de nationalité, qu’à ce point de vue, en outre des motifs scientifiques, certains motifs militaient pour vous, que les services rendus par vous à la science française ne pouvaient pas être oubliés ; j’ai rappelé votre élection à la société royale de Londres en observant qu’il serait singulier que la France soit la dernière à vous rendre justice ; enfin (ceci tout à fait entre nous), j’ai insisté sur l’importance internationale que le legs Nobel donnait à l’Académie de Stockholm, et sur l’intérêt qu’avait la France à ne pas diminuer mais à accroître la légitime autorité des savants suédois qui lui étaient favorables. J’ai senti que Darboux était très frappé par tout cela et qu’il attachait le plus grand prix à ne pas vous blesser. Je n’ose pourtant pas espérer qu’il abandonne Cremona ; peut-être Poincaré obtiendrait-il ce résultat, mais c’est douteux.
Quant à Picard, il est irréductible et (cette fois-ci du moins) entraînera Hermite. Reste Jordan ; il n’y a plus que Poincaré qui puisse agir sur lui.
J’ai donc bien peur que dans la circonstance, vous n’ayez Darboux contre vous, mais j’ai le sentiment que dans tout autre cas, on l’amènerait à vous soutenir. Je crois qu’il ne serait pas mauvais de lui écrire : si malheureusement vous devez ne pas réussir cette fois-ci (ce que je trouverais peu juste), je ne m’étonnerais pas qu’il s’engageât avec vous pour la prochaine vacance, auquel cas votre future élection serait tout à fait assurée. Je crois indispensable aussi d’écrire à Hermite qui, au fond de lui-même, vous garde la plus grande sympathie. Quant à Picard, c’est une simple question de courtoisie ; si vous écrivez aux autres, il peut être plus poli de lui écrire aussi, mais vous l’aurez toujours contre vous. Vous pourriez peut-être demander à Poincaré s’il convient d’écrire à Jordan. (Lettre de Painlevé à Mittag-Leffler datée du 1er janvier 1898 — IML)
Dans sa lettre adressée à Mittag-Leffler le lundi 24 janvier 1898, jour de la réunion du comité secret de la section de géométrie, Painlevé annonce l’échec des efforts de Poincaré et Appell en sa faveur et leur tentative de préparer une future élection. J’ai été à l’Institut aujourd’hui, malheureusement les nouvelles ne sont pas celles que je voudrais avoir à vous envoyer. Poincaré et Appell ont fait le possible pour vous amener Darboux et Jordan, sans y réussir, et ils considèrent maintenant l’élection de Cremona comme inévitable. Leur but se réduit à assurer votre élection pour la prochaine occasion. C’est l’un d’eux qui fera le rapport sur les noms proposés et il saura mettre vous mettre en évidence. (Lettre de Painlevé à Mittag-Leffler datée du 24 janvier 1898 — IML)
seulement je prévois un obstacle ; il est possible que l’on veuille remplacer un Italien par un autre Italien et qu’on trouve naturel de faire succéder Cremona33endnote: 3 Cremona est élu membre correspondant de l’Académie des sciences à la séance du 31 janvier 1898 (Comptes rendus, 128 (1898), p. 375). Mittag-Leffler apparaît à cette occasion comme un candidat sérieux puisqu’il est classé en seconde ligne au comité secret du 24 janvier et obtient lors de l’élection 8 voix sur 53 votants. Painlevé annonce le résultat de l’élection et la promesse d’une nomination proche. Je sors de l’institut où Cremona vient d’être élu par 45 voix contre 8 que vous avez recueillies. Les autres candidats n’ont eu aucune voix. Le rapport de la section fait par Darboux lundi dernier, présentait Cremona en 1re ligne, en 2d vous, Zeuthen, Nœther et Gordan. Hermite m’a dit que l’unanimité de la section pensait que les 2 prochaines places devaient être pour vous et Zeuthen. Picard m’a dit à peu près la même chose, mais fera tout pour faire passer Zeuthen d’abord et tâchera de s’associer Darboux. Poincaré et Appell ont cherché du moins à vous mettre en avant en vous ayant des voix cette fois-ci, et je pense que vos 8 voix vous assurent la prochaine place. Aussi vous n’imaginez pas les efforts de Picard aujourd’hui pour faire voter Cremona, (ceci entre nous), Hermite n’est pas venu, Bertrand vous a beaucoup soutenu et a voté pour vous, ainsi que Sarrau et Rouché. Je pense connaître les autres voix. (Lettre de Painlevé à Mittag-Leffler datée du 31 janvier 1898 — IML) Jordan annonce à Mittag-Leffler qu’il sera porté sur la liste de présentation de la section de géométrie. J’ai fait part de votre désir à mes confrères de la section de géométrie ; mais j’ai le regret de vous dire que je ne les ai pas trouvés disposés à vous donner pour cette fois du moins, complète satisfaction. Vous serez porté sur notre liste de présentation ; mais ils pensent que Brioschi étant le seul géomètre italien qui figurait parmi nos correspondants, il convient de le remplacer par un de ses compatriotes. Vous savez quel rôle ces questions jouent dans nos élections. Nous faisons de l’équilibre européen, ni plus ni moins que les diplomates. (Lettre de Jordan à Mittag-Leffler datée du 24 janvier 1898 — IML) Darboux justifie l’élection de Cremona par des considérations de priorité et d’ancienneté. Lorsque votre lettre nous est parvenue, nous avions déjà causé dans la section et notre avis unanime avait été qu’il était bien difficile de laisser de côté M. Cremona dont les travaux sur les transformations birationnelles ont fait époque et qui se trouvait depuis plus de 20 ans sur notre liste de présentation. Mais nous avons inscrit votre nom et nous avons fait rapport de vos titres à l’Académie. Vous connaissez d’ailleurs le résultat. L’Académie a pour habitude de suivre les présentations de notre section. Vous savez d’ailleurs qu’elle est composée de gens qui sont loin de vous vouloir du mal. (Lettre de Darboux à Mittag-Leffler datée du 10 mars 1898 — IML) Hermite évoque lui-aussi cette élection dans sa lettre adressée à Mittag-Leffler le 1er février 1898. Je n’ai pu, pour raison de santé, prendre part à l’élection qui a eu lieu hier à l’Académie, dans laquelle vous avez eu huit voix, Cremona ayant été élu, pour remplir la place de correspondant vacante par le décès de Brioschi. Il ne m’a même pas été possible de venir à la réunion de la Section de Géométrie pour dresser la liste des candidats ; (Dugac 1989, 47) L’insistance de Mittag-Leffler est d’ailleurs assez mal perçue et provoque une lettre assez sèche de Picard datée du 3 février 1898. Mon cher ami,
Vous devez être très mécontent après moi, car vous savez sans doute que je n’ai pas soutenu à l’Académie votre candidature comme correspondant. J’ai pensé, je vous le dis en toute franchise, que dans une affaire de cette nature on ne doit pas tenir compte de ses sympathies et de ses amitiés personnelles. Il m’a semblé que la nomination de Cremona s’imposait, et je ne doute pas qu’elle soit accueillie très favorablement dans tout le monde mathématique. J’ose à peine ajouter ce que j’ai encore à vous dire ; mais, puisque j’ai commencé à être franc, je le ferai jusqu’au bout au risque de vous déplaire. J’ai regretté (et je ne suis pas le seul) les efforts que vous avez faits pour faire aboutir votre candidature : une nomination de ce genre n’a, je trouve, de prix que si elle vous arrive sans qu’on y ait même songé.
Pardonnez moi ma franchise ; au lieu de vous répondre une lettre aimable et banale, j’ai préféré vous dire toute ma pensée. Je ne me le suis permis qu’à cause de mon amitié pour vous et de l’affection que vous porte depuis longtemps M. Hermite ; j’espère aussi, en une autre occasion, pouvoir vous être plus agréable.
Affectueusement à vous
Emile Picard (IML)
Le résultat de cette élection et cette lettre avaient certainement ulcéré Mittag-Leffler. Il exprime son dépit à Painlevé dans une lettre datée du 7 février 1898. Il [Picard] reconnait la nécessité de défendre qu’il a fait des intrigues contre moi. Comme je vous écrivais il y a quelques jours, j’ai trouvé parfaitement naturel qu’il a voté pour Cremona mais j’ai trouvé qu’il n’aurait pas dû travailler contre moi. Si je croyais qu’il était franc et loyal, j’ajouterai cela à ma lettre. Maintenant il vaut mieux de se taire là-dessus. Je ne veux pas faire de lui un ennemi ouvert. (Brefkoncept 2144 – IML) La réponse de Mittag-Leffler à Picard datée du 23 février (et corrigée par Painlevé qui est devenu le confident français de Mittag-Leffler) est un modèle de subtilité académique. Mon cher ami,
Je vous remercie de votre franchise dans laquelle je trouve une nouvelle preuve de notre ancienne amitié. La raison qui m’a décidé à écrire aux membres de la section, c’est d’abord que je croyais que cela se faisait d’ordinaire pour les élections françaises. Quand un français se présente, n’est-ce pas l’habitude qu’il fasse des visites ?
De plus si grand que soit l’honneur de devenir membre correspondant de l’académie des sciences (honneur le plus grand dont puisse s’enorgueillir un géomètre), ce n’est pas une satisfaction de ma vanité que j’ai cherchée ; des intérêts pressants, et je puis le dire impersonnels, me font ambitionner très vivement ce titre. Vous n’ignorez pas que ma position comme directeur des Acta mathematica est des plus difficiles et que je dois vivre dans une lutte perpétuelle pour soutenir l’entreprise à laquelle j’ai donné et à laquelle je pense encore donner le meilleur de mes forces. Et bien, le titre de correspondant de l’académie des sciences m’apporterait dans cette lutte l’appui le plus efficace. Et c’est surtout pour cela que j’ai attaché tant de prix à réussir.
Je suis du reste le premier à reconnaître que l’élection de Cremona est très juste et je crois comme vous qu’elle aura l’approbation des géomètres.
Je vous remercie de l’espoir que vous m’exprimez de pouvoir m’être un jour plus agréable et je vous prie de vouloir bien me rappeler ainsi que Madame Mittag-Leffler au bon souvenir de Madame Picard.
Affectueusement,
M.L. (Brefkoncept 2180 – IML)
à Brioschi ??? En attendant recevez mes meilleurs souhaits.

Votre ami dévoué,

Poincaré

Personne n’a encore parlé de la succession de Brioschi ; l’idée que je vous suggère d’une candidature Cremona possible ne repose jusqu’ici que sur une conjecture ; je vous tiendrai au courant.

ALS 2p. IML 91, Mittag-Leffler Archives, Djursholm.

Time-stamp: " 3.07.2022 09:40"

Notes

  • 1 Date du cachet de la poste de Paris. Paris-2 janvier 1898 — Djursholm-4 janvier 1898.
  • 2 Brioschi était décédé le 13 décembre 1897 et laissait vacant un siège de membre correspondant de l’Académie des sciences. Mittag-Leffler avait écrit à tous ses amis français pour leur faire savoir qu’il serait “extrêmement sensible de l’honneur d’être le successeur de Brioschi” à l’Académie des Sciences. On trouve à l’institut Mittag-Leffler les brouillons des lettres qu’il adresse dans ce sens à Appell (Brefkoncept 2163 – 30 décembre 1897), Darboux (Brefkoncept 2167 – 8 janvier 1898), Jordan (Brefkoncept 2169 – 8 janvier 1898), Bertrand (Brefkoncept 2171 – 8 janvier 1898), Picard (Brefkoncept 2170 – 8 janvier 1898). Par contre, on ne trouve aucune trace de celle adressée à Poincaré. Le principal confident de Mittag-Leffler concernant la question de son élection comme correspondant de l’Académie des sciences est Painlevé. Ce dernier lui confie toutes les tractations qui se déroulent pour choisir le successeur de Brioschi à l’Académie. Dès que j’ai appris la mort de Brioschi, j’ai pensé que la place de correspondant laissée libre devait vous être justement attribuée. […] C’est Poincaré que j’ai vu tout d’abord ; inutile de vous dire ses dispositions à votre égard. Il n’avait pas encore réfléchi à la situation et n’en avait parlé avec personne ; mais la grosse difficulté qu’il prévoyait de prime abord, c’était la candidature de Cremona. «  Il fallait s’attendre à une opposition des plus vives de la part de Picard, qui s’appuyant sur ce fait qu’il fallait nommer un italien aurait sans doute pour lui, Hermite et Darboux. Quant à Jordan, il ne pouvait prévoir sa détermination   ». J’ai vu ensuite Appell (et à plusieurs reprises), qui avait à peu près la même impression ; il savait de plus que Picard avait détourné Hermite de vous soutenir ; mais lui, Appell, était prêt à le faire très énergiquement cette fois-ci, si Poincaré ne ralliait pas Cremona. J’ai eu enfin une longue conversation avec Darboux, qui dès les premiers mots m’a dit : «  Mais cette fois-ci, c’est impossible : il faut nommer un italien, on ne peut pas ne pas nommer Cremona   ». Comme il s’appuyait là sur une raison purement diplomatique, je lui ai répondu qu’en effet, dans ces élections de correspondant, on était bien obligé de tenir compte des raisons de nationalité, qu’à ce point de vue, en outre des motifs scientifiques, certains motifs militaient pour vous, que les services rendus par vous à la science française ne pouvaient pas être oubliés ; j’ai rappelé votre élection à la société royale de Londres en observant qu’il serait singulier que la France soit la dernière à vous rendre justice ; enfin (ceci tout à fait entre nous), j’ai insisté sur l’importance internationale que le legs Nobel donnait à l’Académie de Stockholm, et sur l’intérêt qu’avait la France à ne pas diminuer mais à accroître la légitime autorité des savants suédois qui lui étaient favorables. J’ai senti que Darboux était très frappé par tout cela et qu’il attachait le plus grand prix à ne pas vous blesser. Je n’ose pourtant pas espérer qu’il abandonne Cremona ; peut-être Poincaré obtiendrait-il ce résultat, mais c’est douteux. Quant à Picard, il est irréductible et (cette fois-ci du moins) entraînera Hermite. Reste Jordan ; il n’y a plus que Poincaré qui puisse agir sur lui. J’ai donc bien peur que dans la circonstance, vous n’ayez Darboux contre vous, mais j’ai le sentiment que dans tout autre cas, on l’amènerait à vous soutenir. Je crois qu’il ne serait pas mauvais de lui écrire : si malheureusement vous devez ne pas réussir cette fois-ci (ce que je trouverais peu juste), je ne m’étonnerais pas qu’il s’engageât avec vous pour la prochaine vacance, auquel cas votre future élection serait tout à fait assurée. Je crois indispensable aussi d’écrire à Hermite qui, au fond de lui-même, vous garde la plus grande sympathie. Quant à Picard, c’est une simple question de courtoisie ; si vous écrivez aux autres, il peut être plus poli de lui écrire aussi, mais vous l’aurez toujours contre vous. Vous pourriez peut-être demander à Poincaré s’il convient d’écrire à Jordan. (Lettre de Painlevé à Mittag-Leffler datée du 1er janvier 1898 — IML) Dans sa lettre adressée à Mittag-Leffler le lundi 24 janvier 1898, jour de la réunion du comité secret de la section de géométrie, Painlevé annonce l’échec des efforts de Poincaré et Appell en sa faveur et leur tentative de préparer une future élection. J’ai été à l’Institut aujourd’hui, malheureusement les nouvelles ne sont pas celles que je voudrais avoir à vous envoyer. Poincaré et Appell ont fait le possible pour vous amener Darboux et Jordan, sans y réussir, et ils considèrent maintenant l’élection de Cremona comme inévitable. Leur but se réduit à assurer votre élection pour la prochaine occasion. C’est l’un d’eux qui fera le rapport sur les noms proposés et il saura mettre vous mettre en évidence. (Lettre de Painlevé à Mittag-Leffler datée du 24 janvier 1898 — IML)
  • 3 Cremona est élu membre correspondant de l’Académie des sciences à la séance du 31 janvier 1898 (Comptes rendus, 128 (1898), p. 375). Mittag-Leffler apparaît à cette occasion comme un candidat sérieux puisqu’il est classé en seconde ligne au comité secret du 24 janvier et obtient lors de l’élection 8 voix sur 53 votants. Painlevé annonce le résultat de l’élection et la promesse d’une nomination proche. Je sors de l’institut où Cremona vient d’être élu par 45 voix contre 8 que vous avez recueillies. Les autres candidats n’ont eu aucune voix. Le rapport de la section fait par Darboux lundi dernier, présentait Cremona en 1re ligne, en 2d vous, Zeuthen, Nœther et Gordan. Hermite m’a dit que l’unanimité de la section pensait que les 2 prochaines places devaient être pour vous et Zeuthen. Picard m’a dit à peu près la même chose, mais fera tout pour faire passer Zeuthen d’abord et tâchera de s’associer Darboux. Poincaré et Appell ont cherché du moins à vous mettre en avant en vous ayant des voix cette fois-ci, et je pense que vos 8 voix vous assurent la prochaine place. Aussi vous n’imaginez pas les efforts de Picard aujourd’hui pour faire voter Cremona, (ceci entre nous), Hermite n’est pas venu, Bertrand vous a beaucoup soutenu et a voté pour vous, ainsi que Sarrau et Rouché. Je pense connaître les autres voix. (Lettre de Painlevé à Mittag-Leffler datée du 31 janvier 1898 — IML) Jordan annonce à Mittag-Leffler qu’il sera porté sur la liste de présentation de la section de géométrie. J’ai fait part de votre désir à mes confrères de la section de géométrie ; mais j’ai le regret de vous dire que je ne les ai pas trouvés disposés à vous donner pour cette fois du moins, complète satisfaction. Vous serez porté sur notre liste de présentation ; mais ils pensent que Brioschi étant le seul géomètre italien qui figurait parmi nos correspondants, il convient de le remplacer par un de ses compatriotes. Vous savez quel rôle ces questions jouent dans nos élections. Nous faisons de l’équilibre européen, ni plus ni moins que les diplomates. (Lettre de Jordan à Mittag-Leffler datée du 24 janvier 1898 — IML) Darboux justifie l’élection de Cremona par des considérations de priorité et d’ancienneté. Lorsque votre lettre nous est parvenue, nous avions déjà causé dans la section et notre avis unanime avait été qu’il était bien difficile de laisser de côté M. Cremona dont les travaux sur les transformations birationnelles ont fait époque et qui se trouvait depuis plus de 20 ans sur notre liste de présentation. Mais nous avons inscrit votre nom et nous avons fait rapport de vos titres à l’Académie. Vous connaissez d’ailleurs le résultat. L’Académie a pour habitude de suivre les présentations de notre section. Vous savez d’ailleurs qu’elle est composée de gens qui sont loin de vous vouloir du mal. (Lettre de Darboux à Mittag-Leffler datée du 10 mars 1898 — IML) Hermite évoque lui-aussi cette élection dans sa lettre adressée à Mittag-Leffler le 1er février 1898. Je n’ai pu, pour raison de santé, prendre part à l’élection qui a eu lieu hier à l’Académie, dans laquelle vous avez eu huit voix, Cremona ayant été élu, pour remplir la place de correspondant vacante par le décès de Brioschi. Il ne m’a même pas été possible de venir à la réunion de la Section de Géométrie pour dresser la liste des candidats ; (Dugac 1989, 47) L’insistance de Mittag-Leffler est d’ailleurs assez mal perçue et provoque une lettre assez sèche de Picard datée du 3 février 1898. Mon cher ami, Vous devez être très mécontent après moi, car vous savez sans doute que je n’ai pas soutenu à l’Académie votre candidature comme correspondant. J’ai pensé, je vous le dis en toute franchise, que dans une affaire de cette nature on ne doit pas tenir compte de ses sympathies et de ses amitiés personnelles. Il m’a semblé que la nomination de Cremona s’imposait, et je ne doute pas qu’elle soit accueillie très favorablement dans tout le monde mathématique. J’ose à peine ajouter ce que j’ai encore à vous dire ; mais, puisque j’ai commencé à être franc, je le ferai jusqu’au bout au risque de vous déplaire. J’ai regretté (et je ne suis pas le seul) les efforts que vous avez faits pour faire aboutir votre candidature : une nomination de ce genre n’a, je trouve, de prix que si elle vous arrive sans qu’on y ait même songé. Pardonnez moi ma franchise ; au lieu de vous répondre une lettre aimable et banale, j’ai préféré vous dire toute ma pensée. Je ne me le suis permis qu’à cause de mon amitié pour vous et de l’affection que vous porte depuis longtemps M. Hermite ; j’espère aussi, en une autre occasion, pouvoir vous être plus agréable. Affectueusement à vous Emile Picard (IML) Le résultat de cette élection et cette lettre avaient certainement ulcéré Mittag-Leffler. Il exprime son dépit à Painlevé dans une lettre datée du 7 février 1898. Il [Picard] reconnait la nécessité de défendre qu’il a fait des intrigues contre moi. Comme je vous écrivais il y a quelques jours, j’ai trouvé parfaitement naturel qu’il a voté pour Cremona mais j’ai trouvé qu’il n’aurait pas dû travailler contre moi. Si je croyais qu’il était franc et loyal, j’ajouterai cela à ma lettre. Maintenant il vaut mieux de se taire là-dessus. Je ne veux pas faire de lui un ennemi ouvert. (Brefkoncept 2144 – IML) La réponse de Mittag-Leffler à Picard datée du 23 février (et corrigée par Painlevé qui est devenu le confident français de Mittag-Leffler) est un modèle de subtilité académique. Mon cher ami, Je vous remercie de votre franchise dans laquelle je trouve une nouvelle preuve de notre ancienne amitié. La raison qui m’a décidé à écrire aux membres de la section, c’est d’abord que je croyais que cela se faisait d’ordinaire pour les élections françaises. Quand un français se présente, n’est-ce pas l’habitude qu’il fasse des visites ? De plus si grand que soit l’honneur de devenir membre correspondant de l’académie des sciences (honneur le plus grand dont puisse s’enorgueillir un géomètre), ce n’est pas une satisfaction de ma vanité que j’ai cherchée ; des intérêts pressants, et je puis le dire impersonnels, me font ambitionner très vivement ce titre. Vous n’ignorez pas que ma position comme directeur des Acta mathematica est des plus difficiles et que je dois vivre dans une lutte perpétuelle pour soutenir l’entreprise à laquelle j’ai donné et à laquelle je pense encore donner le meilleur de mes forces. Et bien, le titre de correspondant de l’académie des sciences m’apporterait dans cette lutte l’appui le plus efficace. Et c’est surtout pour cela que j’ai attaché tant de prix à réussir. Je suis du reste le premier à reconnaître que l’élection de Cremona est très juste et je crois comme vous qu’elle aura l’approbation des géomètres. Je vous remercie de l’espoir que vous m’exprimez de pouvoir m’être un jour plus agréable et je vous prie de vouloir bien me rappeler ainsi que Madame Mittag-Leffler au bon souvenir de Madame Picard. Affectueusement, M.L. (Brefkoncept 2180 – IML)

Références

  • P. Dugac (1989) Lettres de Charles Hermite à Gösta Mittag-Leffler (1892–1900). Cahiers du séminaire d’histoire des mathématiques 10, pp. 1–82. link1 Cited by: endnote 3.