H. Poincaré à Paul Painlevé
[Entre le 26.08 et le 05.09.1899]
Mon cher ami,
Vous me demandez mon opinion sur le système Bertillon. Sur le fond de l’affaire, bien entendu je me récuse. Je n’ai pas de lumières et je ne peux que m’en rapporter qu’à ceux qui en ont plus que moi. Je ne suis pas non plus graphologue, et je n’ai pas le temps de vérifier les mesures.
Maintenant, si vous voulez seulement savoir si, dans les raisonnements où M. Bertillon applique le calcul des probabilités, cette application est correcte, je puis vous donner mon avis.
Prenons le premier de ces raisonnements, le plus compréhensible de tous. (Figaro du 25 août, page 5, colonne 1, lignes 57 à 112.)
Sur 13 mots redoublés correspondant à 26 coïncidences possibles, l’auteur constate 4 coïncidences réalisées. Évaluant à 0,2 la probabilité d’une coïncidence isolée, il conclut que celle de la réunion de 4 coïncidences est de 0,0016.
C’est faux.
0,0016, c’est la probabilité pour qu’il y ait 4 coïncidences sur 4. Celle pour qu’il y en ait 4 sur 26 est 400 fois plus grande, soit 0,7.
Cette erreur colossale rend suspect tout ce qui suit.
Ne pouvant d’ailleurs examiner tous les détails, je me bornerai à envisager l’ensemble du système.
Outre les quatre coïncidences précitées, on en signale un grand nombre de nature différente, mettons dix mille ; mais il faudrait comparer ce nombre à celui des coïncidences possibles, c’est-à-dire de celles que l’auteur aurait compté à son actif s’il les avait constatées. S’il y a 1000 lettres dans le bordereau, cela fait 999000 nombres, en comptant les différences des abscisses et celles des ordonnées. La probabilité pour que sur 999000 nombres il y en ait 10000 qui aient pu paraître « remarquables » à un chercheur aussi attentif que M. Bertillon, c’est presque la certitude.
Le Capitaine Valério sait mieux ce que c’est que le calcul des probabilités.11endnote: 1 Le Capitaine Valério dépose juste après Bertillon, le samedi 26 août 1899. Conseil de guerre (1900, II, 387–399). Lui aussi se trompe cependant. Il trouve respectivement 17, 15, 40, 20, 39, 10 lettres localisées sur les lettres i, n, t, et, r, é, t, du gabarit et, d’après lui, les nombres probables seraient 7, 7, 26, 9, 19, 6. En réalité, tous ces derniers nombres devraient être doublés, puisqu’il y a deux chaînes et que le calcul a été fait comme s’il n’y en avait qu’une.
Reste l’espacement régulier des jambages. Si cette régularité est réelle, rien de plus facile à expliquer. Le rythme de l’écriture naturelle ne peut être qu’imparfait. Mais il faut tenir compte de l’influence régulatrice du quadrillage.
Il est vrai que la côté du quadrillage n’est pas un multiple de 1mm25, mais ces deux longueurs sont commensurables et tous les 16 kutschs on retombe sur un trait de quadrillage.
Tout se passe donc comme pour une pendule mauvaise, sans doute, mais qu’on remettrait à l’heure toutes les 16 secondes.
Ces coïncidences, quoique fortuites, peuvent néanmoins, une fois constatées, servir de moyen mnémonique. Quoi d’étonnant à ce que, après cinq ans d’apprentissage, elles puissent permettre de reconstituer le bordereau ? Un peintre peut faire de mémoire le portrait d’un homme sans que cet homme soit truqué.
Sur la photographie composite que vous m’envoyez, voici ce que je remarque :
A première vue, je dois distinguer ce qui se rapporte à l’emplacement des lettres et ce qui se rapporte à leur forme :
En ce qui concerne l’emplacement, on doit s’attendre à trouver, sur les photographies 2 et 3, des pâtés équidistants, puisque le triage des mots de la chaîne rouge et de ceux de la chaîne verte a été fait justement de façon à se rapprocher le plus possible de cette équidistance.
Si ces pâtés étaient nets, on devrait conclure à la régularité d’espacement, qui serait facile à expliquer comme nous l’avons vu. Mais, comme ils sont très vaguement indiqués, cela veut dire simplement que cette régularité n’existe pas.
Ce qui concerne la forme serait plus intéressant.
A ce point de vue, sur la photographie 3, je ne vois absolument rien ; sur la photographie 2, je n’ai d’abord rien vu non plus. Après, j’ai cru lire ère ; j’ai cru voir ensuite intérêt, par autosuggestion probablement, parce que je ne le retrouve pas du tout.
Finalement, voici les parties que je vois ressortir en noir.
[Suivent cinq hiéroglyphes]
D’ailleurs, ces cinq hiéroglyphes paraissent dus - les deux premiers qui n’ont aucune forme déterminée, à de véritables superpositions de jambages ; - le troisième, à la superposition d’un a et d’un e, probablement plus noirs dans l’original, l’a plus noir que le l’e – les deux derniers sont des lettres plus noires dans l’original.
Rien donc à tirer de là.
En résumé, les calculs de M. Bernard sont exacts ; ceux de M. Bertillon ne le sont pas.22endnote: 2 Maurice Bernard publiera en 1904 une critique du système Bertillon (Bernard 1904).
Le seraient-ils qu’aucune conclusion ne serait pour cela légitime, parce que l’application du calcul des probabilités aux sciences morales est, comme l’a dit je ne sais plus qui, le scandale des mathématiques, parce que Laplace et Condorcet, qui calculaient bien, eux, sont arrivés à des résultats dénués de sens commun !33endnote: 3 Il s’agit de Joseph Bertrand, dans une paraphrase de John Stuart Mill (Bertrand 1889, 327).
Rien de tout cela n’a de caractère scientifique, et je ne puis comprendre votre inquiétude. Je ne sais si l’accusé sera condamné, mais s’il l’est ce sera sur d’autres preuves. il est impossible qu’une pareille argumentation fasse quelque impression sur des hommes sans parti-pris et qui ont reçu une éducation scientifique solide.
Votre bien dévoué,
H. Poincaré
PTrL. Publiée dans Le Temps du le 05.09.1899. Rééditée dans Conseil de guerre 1900, III, 329–331.
Time-stamp: " 4.05.2019 01:00"
Notes
Références
- L’affaire Dreyfus : le Bordereau; Explication et réfutation du système de M. A. Bertillon et de ses commentateurs. Le Siècle, Paris. Cited by: endnote 2.
- Calcul des probabilités. Gauthier-Villars, Paris. link1 Cited by: endnote 3.
- Le Procès Dreyfus devant le Conseil de Guerre de Rennes, 7 août–9 septembre 1899. Stock, Paris. link1 Cited by: H. Poincaré à Paul Painlevé, endnote 1.