H. Poincaré à G. F. Stout

[Ca. latter half of 1905]

Monsieur le Directeur,

Vous avez bien voulu me demander si j’avais quelques observations à faire au sujet de l’article qeu M. B. Russell a consacré à mon livre, Science et Hypothèse, dans le numéro de juillet 1905.11endnote: 1 Russell (1905). J’en aurais beaucoup, évidemment, mais je ne voudrais ni abuser de votre hospitalité, ni revenir sur des discussions anciennes; je me bornerai donc à quelques brèves remarques.

M. Russell parle d’abord de l’arithmétique et du rôle du principe d’induction complète. Pour lui ce principe n’est que la définition du nombre entier. Je viens d’écrire sur ce sujet un article qui va paraître dans la Revue de Métaphysique et de Morale. Je me contenterai de renvoyer à cet article et d’expliquer en un mot, que le principe d’induction complète, ne signifie pas comme le croit M. Russell que tout nombre entier peut être obtenu par additions successives, c’est à dire peut être défini par récurrence. Il signifie que sur tout nombre qui peut être défini par récurrence, on a le droit de raisonner par récurrence.

L’auteur ajoute que dans l’induction mathématique on ne passe pas du particulier au général, entendu que le principe d’induction est plus général que la proposition à démontrer; mais à ce compte on pourrait dire tout aussi bien que les sciences physiques procèdent du général au particulier, entendu que le principe d’induction physique est plus général qu’une loi physique quelconque.

En ce qui concerne la géométrie, j’ai eu avec M. Russell une longue discussion, et je vois qu’il persiste dans son opinion, comme je persiste dans la mienne; mais il y a une phrase qui peut-être fait mieux comprendre l’origine de notre désaccord, “so that objects,” dit M. Russell, “which we perceive as near together …”. Et le mot perceive revient plusieurs fois sous sa plume. Quant à moi, je n’emploie jamais le verbe percevoir, ni le substantif perception par ce que je ne sais pas ce qu’ils veulent dire. J’ignore si la perception est une sensation ou un jugement, et je crois voir que les philosophes qui emploient ce mot, l’entendent les uns dans le premier sens, les autres dans le second. C’est pourquoi j’évite de l’employer.

Dans le cas de la distance géométrique, j’ai montré que quand nous sentons qu’une distance est plus petite qu’une autre, il arrive souvent qu’en réalité c’est la première qui est la plus grande, cela est d’observation vulgaire; quand nous jugeons qu’une distance est plus petite qu’une autre; je dis que nous jugeons en vertu de certaines conventions que nous avions adoptées parce que nous les trouvions commodes. M. Russell semble donner au mot percevoir un troisième sens, mais ce sens, je ne le comprends pas.

L’auteur parle ensuite du mouvement relatif. “M. Poincaré says,” dit-il, “This affirmation, ‘the earth turns round,’ has no meaning, or, in other words, these two propositions, ‘the earth turns round,’ and ‘it is convenient to suppose that the earth turns round,’ have one and the same meaning. But if ‘the earth turns round’ has no meaning, it has the same meaning as ‘Abracadabra,’ and, if M. Poincaré is right, the same meaning, that it is more convenient than Abracadabra.”

Je m’étonne que M. Russell, qui avait parfaitement compris ma pensée, n’ait pu résister au plaisir de profiter d’une équivoque pour lancer un épigramme. Si je dis, le mètre est la vraie unité de longueur cela n’a aucun sens, ou plutôt en réalité j’ai voulu dire, le mètre est l’unité de longueur la plus convenable. Et bien c’est la même-chose. Quand je dis, la terre tourne, cela a l’air de vouloir dire ; les vrais axes de coordonnées, sont ceux par rapport auxquels la terre tourne en 24 heures, tandis qu’en réalité cela veut dire ; les axes de coordonnées les plus convenables sont ceux, etc.

J’ai dit que les questions relatives aux qualités des choses réelles sont unmeaning; par ce que pour qu’une question ait un sens, il faut qu’on puisse concevoir une réponse qui ait un sens. Or cette réponse ne pourrait être faite qu’avec des mots et ces mots ne pourraient exprimer que des états psychologiques, des qualités secondaires subjectives, qui ne pourraient être celles des choses réelles ; à la fin du paragraphe qu’il consacre à cette question, M. Russell dit ; “we may even push the theory further, and say that in general even the relations are for the most part unknown, and what is known are properties of the relations, such as are dealt with by mathematics. And this I think, expresses substantially the same view as that which M. Poincaré really holds.”

M. Russell ne s’est pas trompé, c’est bien là ma pensée.22endnote: 2 The journal Mind published Russell’s response (p. 143): “As regards geometry, I do not think it is necessary to my point to decide what is meant by perception. My point is that relations of order as opposed to metrical relations, are in some sense given in experience, and that this appears to show that spatial relations are to some extent empirically determined. I regret that my remark about ‘Abracadabra’ appeared to be a mere epigram. I meant to suggest that what it is convenient to suppose must have some meaning, and I did not suppose that I was ‘profiting by an ambiguity,’ which I should be most unwilling to do consciously.”

À la fin, M. Russell n’a pas l’air très satisfait de ce que je dis de la probabilité. Je n’en suis pas très satisfait non plus et je serais heureux si M. Russell avait quelque chose de plus satisfaisant à proposer.

Poincaré

PTrL. Poincaré 1906.

Time-stamp: " 6.09.2020 00:31"

Notes

  • 1 Russell (1905).
  • 2 The journal Mind published Russell’s response (p. 143): “As regards geometry, I do not think it is necessary to my point to decide what is meant by perception. My point is that relations of order as opposed to metrical relations, are in some sense given in experience, and that this appears to show that spatial relations are to some extent empirically determined. I regret that my remark about ‘Abracadabra’ appeared to be a mere epigram. I meant to suggest that what it is convenient to suppose must have some meaning, and I did not suppose that I was ‘profiting by an ambiguity,’ which I should be most unwilling to do consciously.”

Références

  • H. Poincaré (1906) Lettre. Mind 15, pp. 141–143. link1 Cited by: H. Poincaré à G. F. Stout.
  • B. Russell (1905) Review of Science and Hypothesis by H. Poincaré. Mind 14 (3), pp. 412–418. Cited by: endnote 1.