2-9-20. René Blondlot à H. Poincaré

Nancy le 23 Décembre 1903

Mon Cher ami,

Je suis bien heureux que vous ayez assez bonne opinion de mes travaux pour ne pas repousser d’avance & à priori l’idée qu’ils pourraient mériter une si haute récompense.11endnote: 1 Il s’agit vraisemblablement du prix Le Conte, dont Blondlot sera le lauréat en 1904. Un premier rapport sur les travaux de Blondlot est rédigé par Henri Becquerel, mais selon Mary-Jo Nye (1986, 75), Poincaré le réécrit, en supprimant l’essentiel des passages concernant les recherches de Blondlot sur les rayons N. Il s’agit sans doute du texte évoqué par Poincaré dans sa lettre à H. Becquerel (§ 2-4-10). Son rapport (Poincaré 1904), présenté à l’Académie des sciences le 19.12.1904, évoque ainsi les rayons N : “Toutes les propriétés de ces rayons nouveaux ne sont pas encore bien connues et les circonstances n’ont pas permis à tous les membres de la Commission d’acquérir sur ces questions la conviction que peut seule donner l’observation personnelle.” Le prix Le Conte devait recompenser Blondlot non pas pour la découverte des rayons N, mais pour “l’ensemble des ses travaux” (ibid., 1120). Une telle confiance dans mes recherches n’est pas, je le crains, partagée par le monde savant, & je vois bien que vous avez la même crainte que moi. Plusieurs ont essayé de répéter mes expériences, & j’ai bien appris que quelques uns ont échoué (Rubens …entr’autres) mais je n’ai pas su qu’aucun ait réussi.22endnote: 2 En Allemagne, les principaux sceptiques des rayons N furent Heinrich Rubens et Otto Lummer. Heinrich Rubens (1865–1922) fut professeur de physique à l’École polytechnique de Charlottenburg (Berlin) depuis 1900.

Je ne croyais pas que ce fut si difficile, car tous ceux à qui je les ai montrées les ont vues, au moins partiellement.

Il y a même un comble : celui qui les voyait le moins était Charpentier, et le voici qui s’y est si bien mis qu’il y fait des découvertes.33endnote: 3 Augustin Charpentier est professeur de physique médicale à Nancy, et l’un des principaux soutiens de Blondlot; il publie plusieurs notes sur les effets biologiques des rayons N.

La situation où je me trouve est pénible : d’une part, les résultats que j’ai obtenus sont absolument sûrs et je les crois d’un haut intérêt, et, d’autre part, je flaire de toutes parts un scepticisme poli, qui n’ose pas trop s’affirmer, mais qui s’enhardira sans doute. C’est ainsi, par exemple que, dans la séance du 27 Novembre de la société allemande de physique, O. Lummer, après avoir signalé les phénomènes subjectifs qui se produisent dans l’examen d’objets faiblement éclairés, termine ainsi : “Sobald die von H. Blondlot beobachteten Phänomene auch durch objektive Meßinstrumente einwandsfrei nachgewiesen sein werden, ist natürlich die hier gegeben Darlegung nur noch von sekundärer Bedeutung für die n-Strahlen”.44endnote: 4 Lummer (1904, 422), publié le 15.12.1903. Otto Lummer (1860–1925) fut professeur de physique au Physikalische-Technische Reichsanstalt (Berlin). Selon lui, les variations de luminosité mises en avant par Blondlot pouvaient se produire sans source lumineuse. Prenant appui sur une théorie récente, Lummer attribua les variations de luminosité constatées par Blondlot au fonctionnement des cônes et des batonnets de la rétine (Nye 1980, 135).

Voici ce qui a amené cette situation : absolument certain et maître du procédé subjectif d’investigation par l’œil, je m’en suis servi pour aller plus avant, séduit à tout bout de champ par de nouvelles surprises, & je ne me suis point préoccupé de rechercher des méthodes objectives. Le moment semble venu d’y songer & de faire une halte. J’ai déjà donné dans la séance du 11 mai de l’Académie (p. 1120, t. CXXXVI) un exemple qui ne semble pas avoir arrêté l’attention : l’expérience consiste à impressionner une plaque photographique par la petite source lumineuse qui sert d’analyseur, en faisant deux expériences de même durée : dans l’une d’elles des rayons n tombent sur l’analyseur, dans l’autre on les intercepte.55endnote: 5 Blondlot 1903. Les photogravures dont il est question dans la suite de la lettre correspondent aux phtographies publiées dans cet article. La petite étincelle est très appropriée à servir de source analyseur dans ces expériences, parce qu’elle est très actinique et qu’on peut la maintenir constante : circonstances qui ne se rencontrent pas avec la phosphorescence.

Toujours la petite étincelle a donné une impulsion plus forte quand elle recevait les rayons n. Je joins à cette lettre la photogravure accompagnant ma Note du 11 mai. J’ai répété souvent des expériences analogues, et elles n’ont jamais manqué (j’ai les clichés). Je m’occupe de les perfectionner & de les appliquer aux diverses sources de rayons n : larmes bataviques, acier, corps comprimés & insolés etc.66endnote: 6 Les larmes bataviques sont obtenues par trempage d’un bille de verre. Le refroidissement brutal provoque dans la bille de telles tensions qu’en en cassant le bout, le reste se met en poussière. Je ne vois pas ce que l’on pourrait objecter à ces expériences, à part la difficulté de les exécuter, difficulté que j’ai l’espoir de réduire considérablement à l’aide d’un appareil automatique, éliminant les variations spontanées de l’étincelle par un croisement continuel des expériences.

D’autre expériences restent et resteront, je crois, subjectives : telles la détermination des foyers des lentilles, l’étude de la dispersion par les prismes, celle des longueurs d’onde.

L’étude de la dispersion a été faite à l’aide de deux prismes en aluminium, l’un de 27°1515^{\prime}, l’autre de 60°. Les indices obtenus avec ces deux prismes sont bien égaux, chacun à chacun; ils concordent aussi avec ceux qui donnent les distances focales d’une lentille plan convexe en aluminium de 6cm,63 de rayon.

Indices : 1,04|1,20|1,29|1,36|1,40|1,48|1,68|1,85\begin{array}[]{ccccccccccccccccc}\text{Indices : }&1,04&|&1,20&|&1,29&|&1,36&% |&1,40&|&1,48&|&1,68&|&1,85&\ldots\end{array}

Un faisceau délié de rayons n tombe sur un prisme d’aluminium qui le disperse; la longueur d’onde de chacun des faisceaux homogènes est alors déterminée par la méthode des réseaux. (On mesurait l’écart angulaire de 10 franges, ou de 20.) Voici quelques uns des résultats:77endnote: 7 Pour mesurer les longueurs d’onde des rayons N, Blondlot (1904b) se sert de la luminescence induite par les rayons N sur une couche de sulfure de calcium, couche disposée à la sortie du réseau de diffraction.

Indice 1,04

longueur d’onde

Avec un réseau au

1200\frac{1}{200} millimètre

0μ,008130^{\mu},00813

1100\frac{1}{100}

0μ,007950^{\mu},00795

150\frac{1}{50}

0μ,00830^{\mu},0083

Une méthode d’anneaux de Newton (moins précise que celle des réseaux) a donné 0μ,008530^{\mu},00853.

Indice 1,20

avec le réseau au

1200\frac{1}{200} millim.

0μ,009320^{\mu},00932

1100\frac{1}{100}

0μ,01020^{\mu},0102

150\frac{1}{50}

0μ,01060^{\mu},0106

Indice 1,85

avec le réseau au

1200\frac{1}{200} millim.

0μ,01760^{\mu},0176

1100\frac{1}{100}

0μ,01710^{\mu},0171

150\frac{1}{50}

0μ,01840^{\mu},0184

la méthode des anneaux a donné

0μ,0170^{\mu},017.

La précision de ces mesures n’est pas bien grande peut-être, comparée à ce que l’on peut faire avec la lumière, mais la concordance des nombres obtenus à l’aide des trois réseaux et aussi par la méthode des anneaux garantit que l’on est bien dans la vérité. Toutes ces mesures ont été répétées un très grand nombre de fois et les résultats ont toujours été concordants. M. Sagnac pourra méditer sur les dangers de la précipitation….88endnote: 8 Blondlot (1904a) corrige Georges Sagnac dans les termes suivants : “Les longueurs d’onde des rayons N sont beaucoup plus petites que celles de la lumière, contrairement à ce que je m’étais figuré un instant, et contrairement aux déterminations que M. Sagnac avait cru pouvoir tirer de la situation des images multiples d’une source par une lentille de quartz, images qu’il attribuait à la diffraction.”

Tout ce qui précède est prêt à être publié. Tout récemment j’ai reconnu l’existence de rayons nn, très peu réfrangibles par l’aluminium, et diminuant la phosphorescence au lieu de l’augmenter.

Pour que vous puissiez juger vous-même de la visibilité et de la répétabilité de quelques unes des expériences sur les rayons n, je vous ai expédié hier soir un cadran phosphorescent et une larme batavique. Voici ce que vous pourrez en faire : le cadran ayant été exposé à la lumière du jour, puis placé dans un local absolument obscur, en le regardant à une distance convenable (un mètre environ), vous ne verrez plus que très vaguement les chiffres et les trous du cadran. Approchant alors la larme batavique, vous verrez, je l’espère, l’éclat du cadran augmenter et les chiffres et trous redevenir plus nets. Même expérience en remplaçant la larme batavique par un couteau, [ou même en serrant fortement le poing près du cadran (Charpentier)].99endnote: 9 Charpentier 1904.

Je vous enverrai sous peu des positifs, que nous sommes en train de tirer, des clichés dont je vous ai parlé plus haut.

M. Mascart a dit à M. Bichat qu’il avait l’intention de venir prochainement voir mes expériences.1010endnote: 10 Élie Mascart (1906) rend compte de sa visite fin 1905 au laboratoire de Blondlot, pendant laquelle il effectue des mesures sur la réfraction des rayons N par un prisme d’aluminium. Pour voir les effets, dit-il, “il y faut en réalité une excellente vue et un apprentissage spécial. Sur l’ensemble des résultats, je m’abstiens de commentaire, laissant à chacun le soin de se former une conviction.” Ernest Bichat (1845–1905) est professeur de physique et doyen de la faculté des sciences de Nancy. Il est co-auteur avec Blondlot d’un manuel d’électricité (Bichat 1904), et publie huit notes aux Comptes rendus sur les rayons N. Je suis curieux de savoir ce qu’il en pensera.

Voici maintenant mon meâ culpâ :

1° J’ai confondu au début les rayons nn avec les rayons X;

2° J’ai émis à tort l’opinion que les rayons n pourraient être voisins des rayons, à très grandes longueurs d’onde, de Rubens;

3° J’ai cru que le sel gemme était opaque, tandis qu’il est transparent : mon erreur vient de ce que j’avais opéré avec un morceau de sel gemme scié et par conséquent dépoli; il m’a suffi de le mouiller pour le rendre transparent, à la fois pour la lumière et les rayons nn. Rien que cette influence du dépoli suffit pour montrer que les longueurs d’onde doivent être très petites.

Agréez l’expression de ma cordiale et reconnaissante amitié.

R. Blondlot

ALS 8p. Collection particulière, Paris 75017.

Time-stamp: " 3.05.2019 01:30"

Notes

  • 1 Il s’agit vraisemblablement du prix Le Conte, dont Blondlot sera le lauréat en 1904. Un premier rapport sur les travaux de Blondlot est rédigé par Henri Becquerel, mais selon Mary-Jo Nye (1986, 75), Poincaré le réécrit, en supprimant l’essentiel des passages concernant les recherches de Blondlot sur les rayons N. Il s’agit sans doute du texte évoqué par Poincaré dans sa lettre à H. Becquerel (§ 2-4-10). Son rapport (Poincaré 1904), présenté à l’Académie des sciences le 19.12.1904, évoque ainsi les rayons N : “Toutes les propriétés de ces rayons nouveaux ne sont pas encore bien connues et les circonstances n’ont pas permis à tous les membres de la Commission d’acquérir sur ces questions la conviction que peut seule donner l’observation personnelle.” Le prix Le Conte devait recompenser Blondlot non pas pour la découverte des rayons N, mais pour “l’ensemble des ses travaux” (ibid., 1120).
  • 2 En Allemagne, les principaux sceptiques des rayons N furent Heinrich Rubens et Otto Lummer. Heinrich Rubens (1865–1922) fut professeur de physique à l’École polytechnique de Charlottenburg (Berlin) depuis 1900.
  • 3 Augustin Charpentier est professeur de physique médicale à Nancy, et l’un des principaux soutiens de Blondlot; il publie plusieurs notes sur les effets biologiques des rayons N.
  • 4 Lummer (1904, 422), publié le 15.12.1903. Otto Lummer (1860–1925) fut professeur de physique au Physikalische-Technische Reichsanstalt (Berlin). Selon lui, les variations de luminosité mises en avant par Blondlot pouvaient se produire sans source lumineuse. Prenant appui sur une théorie récente, Lummer attribua les variations de luminosité constatées par Blondlot au fonctionnement des cônes et des batonnets de la rétine (Nye 1980, 135).
  • 5 Blondlot 1903. Les photogravures dont il est question dans la suite de la lettre correspondent aux phtographies publiées dans cet article.
  • 6 Les larmes bataviques sont obtenues par trempage d’un bille de verre. Le refroidissement brutal provoque dans la bille de telles tensions qu’en en cassant le bout, le reste se met en poussière.
  • 7 Pour mesurer les longueurs d’onde des rayons N, Blondlot (1904b) se sert de la luminescence induite par les rayons N sur une couche de sulfure de calcium, couche disposée à la sortie du réseau de diffraction.
  • 8 Blondlot (1904a) corrige Georges Sagnac dans les termes suivants : “Les longueurs d’onde des rayons N sont beaucoup plus petites que celles de la lumière, contrairement à ce que je m’étais figuré un instant, et contrairement aux déterminations que M. Sagnac avait cru pouvoir tirer de la situation des images multiples d’une source par une lentille de quartz, images qu’il attribuait à la diffraction.”
  • 9 Charpentier 1904.
  • 10 Élie Mascart (1906) rend compte de sa visite fin 1905 au laboratoire de Blondlot, pendant laquelle il effectue des mesures sur la réfraction des rayons N par un prisme d’aluminium. Pour voir les effets, dit-il, “il y faut en réalité une excellente vue et un apprentissage spécial. Sur l’ensemble des résultats, je m’abstiens de commentaire, laissant à chacun le soin de se former une conviction.” Ernest Bichat (1845–1905) est professeur de physique et doyen de la faculté des sciences de Nancy. Il est co-auteur avec Blondlot d’un manuel d’électricité (Bichat 1904), et publie huit notes aux Comptes rendus sur les rayons N.

Références

  • E. Bichat and R. Blondlot (1904) Introduction à l’étude de l’électricité statique. Gauthier-Villars, Paris. Cited by: endnote 10.
  • R. Blondlot (1903) Sur l’existence, dans les radiations émises par un bec Auer, de rayons traversant les métaux, le bois, etc. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 136, pp. 1120–1123. link1 Cited by: endnote 5.
  • R. Blondlot (1904a) Rayons “N” : Recueil des communications faites à l’Académie des sciences. Gauthier-Villars, Paris. link1 Cited by: endnote 8.
  • R. Blondlot (1904b) Sur la dispersion des rayons n et sur leur longueur d’onde. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 138, pp. 125–129. link1 Cited by: endnote 7.
  • A. Charpentier (1904) Émission de rayons nn (rayons de Blondlot) par l’organisme humain, spécialement par les muscles et par les nerfs. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 137, pp. 1049–1051. link1 Cited by: endnote 9.
  • O. Lummer (1904) Beitrag zur Klärung der neuesten Versuche von R. Blondlot über die n-Strahlen. Berichte der Deutschen physikalischen Gesellschaft 5, pp. 416–422. Cited by: endnote 4.
  • É. Mascart (1906) Sur les rayons N. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 142 (3), pp. 122–124. link1 Cited by: endnote 10.
  • M. J. Nye (1980) N-rays: An episode in the history and psychology of science. Historical Studies in the Physical Sciences 11, pp. 125–156. Cited by: endnote 4.
  • M. J. Nye (1986) Science in the Provinces. University of California Press, Berkeley. Cited by: endnote 1.
  • H. Poincaré (1904) Rapport du prix Le Conte. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 139, pp. 1120–1122. link1 Cited by: endnote 1.