2-62-26. Vito Volterra au Comité du prix Nobel de physique

Rome 10 Janvier 191011endnote: 1 Le manuscrit porte le cachet :“K. Vetenskapsakademiens, Nobelkomitéer, Inkom den 20.1 1910”, avec l’annotation “Härtill 1 bilage”.

Monsieur le Président du Comité Nobel de Physique
de l’Académie Royale des Sciences à Stockholm.

J’ai l’honneur de proposer pour le prix Nobel de physique de l’année 1910, Monsieur Henri Poincaré, professeur à la Faculté des Sciences de l’Université de Paris pour ses découvertes concernant les équations différentielles de la Physique Mathématique. Je fais cette proposition en m’appuyant sur la rapport que M. M. Darboux, Appell et Fredholm ont présenté.22endnote: 2 Darboux et al. au Comité du prix Nobel de physique, ca. 01.01.1910 (§ 2-62-24).

Il n’est pas nécessaire de multiplier les exemples pour montrer le rôle et l’importance que les équations différentielles, et en général les procédés analytiques, jouent dans le développement de la Physique. Il me suffira de rappeler que c’est par l’étude théorique des équations générales de l’élasticité et par la comparaison de ces équations différentielles avec celles du champ électromagnétique que Maxwell a été amené à créer la théorie électromagnétique de la lumière, et que cette théorie a été le point de départ et le guide de Hertz dans ses recherches sur les ondes électromagnétiques, ce qui a conduit après, de proche en proche, jusqu’à la découverte du télégraphe sans fil. Si les développements théoriques de Maxwell sur les équations différentielles auraient manqué, le champ le plus brillant de la physique moderne ne se serait pas développé. L’histoire de la physique, et plus spécialement la partie la plus moderne de cette histoire, nous montre que tous les progrès de la physique sont liés de jour en jour davantage au progrès de l’analyse, et que cet instrument de la pensée humaine est le plus convenable pour classifier, discuter et comparer d’une manière rigoureuse les phénomènes du monde physique, et, par suite, pour les dominer. Les mémoires de M. Poincaré qui se rattachent aux équations différentielles de la physique mathématique, par leur généralité, par l’originalité des méthodes que leur auteur a employé, par la profondité des pensées qu’ils renferment, par l’intérêt de leurs applications constituent un ensemble de travaux de la plus haute importance dans le domaine de la physique. Ils ont donné pour la première fois la solution complète et rigoureuse d’un grand nombre de questions fondamentales de la physique qu’on cherchait depuis longtemps. Dans le mémoire, que M. Poincaré a publié dans les Rendiconti del Circolo Matematico di Palermo en 1894, le problème des sons fondamentaux d’une membrane élastique est résolu.33endnote: 3 Poincaré 1894. On avait attaché ce problème de bien des côtés; un grand nombre de cas particuliers avaient été traités, mais aucune méthode n’avait été encore développée pour en donner la solution générale, qui présentait une grande difficulté. M. Poincaré est réussi à l’obtenir par des méthodes originales, et du même coup M. Poincaré a résolu, outre qu’un problème d’acoustique, des problèmes fondamentaux de la théorie de la chaleur.

Les recherches, que M. Poincaré a consacrées au problème de la distribution de l’électricité en équilibre, ressortent aussi par l’originalité des méthodes et par la généralité des résultats. M. Poincaré est revenu plusieurs fois sur cette question et il en a obtenu la solution par une heureuse combinaison de plusieurs méthodes qu’il a fait converger au même but.

Tout dernièrement le monde des physiciens a été frappé par des questions inattendues sur le principe de relativité qui se sont présentées en suite des travaux modernes sur les électrons. M. Poincaré a abordé la question à un point de vue très élevé. Par le principe de la moindre action il prouve que le postulat de relativité peut être rigoureusement établi, si l’inertie de la matière et toutes les forces étaient exclusivement d’origine électromagnétique à part une pression constante qui explique la déformation de Lorentz.44endnote: 4 Supposant une origine purement électromagnétique de l’inertie de la matière, et que toute les forces soient d’origine électromagnétique (sauf celle dérivée d’un potentiel hypothétique qui donne lieu à la “pression de Poincaré”), Poincaré (1906, 130) montre que la théorie de Lorentz est compatible avec le principe de relativité. Pour une discussion du rôle de cette pression dans la théorie de Poincaré, voir Janssen & Mecklenburg (2006). Mais il envisage aussi de près l’hypothèse que toutes les forces, quelle qu’en soit l’origine, sont affectés par la transformation de Lorentz de la même manière que les forces électromagnétiques. Par là il trouve que la propagation de la gravitation se ferait avec la vitesse de la lumière, mais que l’effet de cette propagation serait compensé, en grande partie, par une cause différente, de sorte qu’il n’y aurait pas de contradiction avec les observations astronomiques.55endnote: 5 Voir Poincaré 1906, § 9. Poincaré soutient que les observations astronomiques sont compatibles avec ses lois relativistes de la gravitation; en revanche, il n’invoque aucune compensation d’effets dans ce contexte. Il est très intéressant de suivre les autres découvertes de M. Poincaré se rattachant aux différentes branches de la physique dans tous les nombreux et importants travaux qu’il a répandus dans bien des journaux et des recueils scientifiques. Ils se rapportent à l’optique, à l’électricité, à la thermodynamique, à la théorie de la propagation de la chaleur, aux ondes hertziennes, à la théorie cinétique des gaz, aux rayons cathodiques à l’électrotechnique. Les résultats intéressants, les procédés nouveaux, et les observations géniales qu’ils renferment sont envisagés en détail dans le rapport que j’ai cité d’abord.

Les leçons de M. Poincaré qui se rapportent à toutes les branches de la physique mathématique, ont non seulement une importance didactique, mais elles ont aussi un intérêt scientifique de premier ordre. Le maître illustre y développe des idées nouvelles et originales en donnant des aperçus d’ensemble des théories, qui les présentent sous un nouveau jour et quelquefois les transforment. La discussion sur le plan de polarisation en optique, celle sur l’explication mécanique des phénomènes naturels dans l’électricité, la discussion sur les principes généraux de la thermodynamique suffisent pour le prouver.

La profondeur et l’ampleur de ses idées générales sur les différentes branches de la physique paraissent d’autre part dans ses conférences philosophiques et dans ses articles de vulgarisation, qui sont connus et hautement appréciés par tous les savants et tous les esprits cultivés.

L’ensemble de ses travaux peut être comparé à un superbe monument. Les bases solides sur lesquelles M. Poincaré l’a posé sont ses admirables et profondes recherches sur les équations différentielles des différents problèmes de la physique mathématique.

Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de mon plus profond respect.

Vito Volterra
Professeur à l’Université de Rome

ALS 11p. Nobel Archives of the Royal Swedish Academy of Sciences.

Time-stamp: "10.03.2024 10:53"

Notes

  • 1 Le manuscrit porte le cachet :“K. Vetenskapsakademiens, Nobelkomitéer, Inkom den 20.1 1910”, avec l’annotation “Härtill 1 bilage”.
  • 2 Darboux et al. au Comité du prix Nobel de physique, ca. 01.01.1910 (§ 2-62-24).
  • 3 Poincaré 1894.
  • 4 Supposant une origine purement électromagnétique de l’inertie de la matière, et que toute les forces soient d’origine électromagnétique (sauf celle dérivée d’un potentiel hypothétique qui donne lieu à la “pression de Poincaré”), Poincaré (1906, 130) montre que la théorie de Lorentz est compatible avec le principe de relativité. Pour une discussion du rôle de cette pression dans la théorie de Poincaré, voir Janssen & Mecklenburg (2006).
  • 5 Voir Poincaré 1906, § 9. Poincaré soutient que les observations astronomiques sont compatibles avec ses lois relativistes de la gravitation; en revanche, il n’invoque aucune compensation d’effets dans ce contexte.

Références