3-23-2. H. Poincaré à Spiru C. Haret

[Ca. février 1912]

Université de Paris — Faculté des sciences — Mécanique céleste

Monsieur,

Une commission que j’ai présidée s’est réunie il y a quelques mois afin d’étudier les questions relatives aux applications des mathématiques à la Biologie, à la Sociologie etc. Elle a décidé qu’il y avait lieu de rédiger un petit volume destiné à initier rapidement les adeptes de ces sciences à celles des méthodes mathématiques qui peuvent leur être utiles.11endnote: 1 Haret s’intéressait à ce type d’ouvrage, ayant publié un livre intitulé Mécanique sociale (Haret 1910). Il a envoyé un exemplaire à Poincaré, et il a suggéré que Poincaré rédige lui-même un tel livre, ou qu’il promeut la rédaction d’un ouvrage destiné au grand public; voir sa lettre du 18 janvier 1912 (§ 3-23-1). La rédaction en a été confiée à un jeune homme, qui je l’espère, s’en tirera bien et qui se soumettra d’ailleurs au contrôle de la Commission.

Je suis heureux de la circonstance qui me met en rapport avec vous dont le nom m’est depuis longtemps connu puisque j’ai assisté à votre soutenance.22endnote: 2 Haret avait soutenu sa thèse en 1878 (Haret 1885) sur la question de la stabilité dans le problème des trois corps. Poincaré fait allusion dans ses Leçons de mécanique céleste au résultat de Haret, en rappelant le théorème de l’invariabilité des grands axes, selon lequel les développements des grands axes ne contiennent pas de termes séculaires, pourvu qu’on néglige les carrés des masses, et l’extension due à Poisson, qui prenait en compte les carrés des masses, et négligeait les cubes. Poincaré continue son récit (1905, 308): “Après la découverte de Poisson, on crut longtemps que le théorème était général et que, après l’avoir démontré d’abord pour la première approximation, puis pour la seconde, on ne tarderait pas à le démontrer également pour les approximations suivantes. De grands efforts furent faits dans ce sens et, naturellement, ils furent infructueux.
En 1876, M. Spiru-Haretu montra l’existence de termes en μ3t\mu^{3}t et ce résultat causa un grand étonnement, bien que dès cette époque, quelques personnes en aient soupçonné la raison. Il n’a plus aujourd’hui rien qui puisse nous surprendre.”
Il est vraisemblable que dans ce passage Poincaré pense à la thèse de Haret (1878), ou à la note dans laquelle Haret annonce son résultat (Haret 1877). Quant à Haret, il se souviendra plus tard que son résultat était connu de Poincaré (Haret 1912, 57–58): “En laissant de côté beaucoup d’autres mémoires, tous inspirés de la même puissante originalité, je dois mentionner son célèbre mémoire de 1889 sur la stabilité du système solaire […]. La question était ancienne, car déjà en 1773, Laplace avait annoncé que, si l’on se bornait seulement à la première puissance des masses, les grands axes des orbites planétaires n’ont pas de variations séculaires. Cette question a également occupé Lagrange, Poisson et Liouville. Mais elle présentait de si grandes difficultés, que la propriété de l’invariabilité des grands axes ne pût être démontrée qu’en tenant compte des carrés des masses. On pensait toutefois, par analogie, que cette propriété était générale, supposition qu’on a prouvé ne pas être fondée quand j’ai réussi à démontrer que l’invariabilité des axes, et par conséquent la stabilité séculaire des systèmes planétaires, ne subsiste plus si l’on tient compte des cubes des masses. En partant de là, Poincaré écrivit son splendide mémoire dans lequel il généralise le résultat ainsi obtenu, et démontre, par conséquent pour tous les cas, l’existence de perturbations séculaires des axes.” On voit que l’intérêt de Poincaré pour le problème des trois corps remonte à l’époque où il était encore étudiant à l’École des Mines. Bien que la démonstration de Haret soit incomplète, ce résultat était considéré comme une étape significative concernant la question de la stabilité du système solaire et était souvent cité. Ainsi, dans le premier tome de son Traité de mécanique céleste, Tisserand cite la thèse de Haret en en indiquant les limites (1889, 402): “Dans une Thèse soutenue à la Sorbonne en 1878, M. Spiru C. Haretu a suivi la voie que j’avais indiquée ; il a repris, en outre, une ancienne démonstration dans laquelle Poisson croyait avoir prouvé que les grands axes n’ont pas d’inégalités séculaire du troisième ordre par rapport aux masses, quand on a égard seulement aux variations des éléments de la planète troublée. M. Haretu arrive à montrer que les grands axes ont des inégalités séculaires du troisième ordre par rapport aux masses ; mais il n’a pas cherché à se faire une idée de la grandeur de ces inégalités.” Dans son Mémoire sur la stabilité du système solaire, l’astronome grec Démétrius Eginitis rappelle les contributions de Poisson, Lagrange, Tisserand et Haret. Il signale (p. H4) à la suite de Tisserand que si Haret “a trouvé un terme du troisième ordre proportionnel au temps”, il “n’a pas cherché à se rendre compte de sa grandeur, ni à donner son expression analytique” : “Il est donc très intéressant, pour l’Astronomie théorique ainsi que pour l’avenir même du système planétaire, de chercher s’il y a des inégalités séculaires des grands axes, de déterminer leur nature et de calculer leur effet.
En étudiant les inégalités du troisième ordre des grands axes, nous avons trouvé des termes séculaires dont nous allons donner l’expression analytique.” (Eginitis 1889)
A. Gaillot, dans ses Additions à la théorie du mouvement de Saturne de Le Verrier indique que ses résultats, à la suite de ceux de Le Verrier, confirment ceux de Haret (Gaillot 1904, 155): “On sait, cela ayant été démontré, d’abord par Poisson, et ensuite par Tisserand, qu’il n’existe pas de variations séculaires du grand axe, et par conséquent du moyen mouvement, dépendant des carrés ou des produits deux à deux des masses planétaires.
Mais, dans une Thèse pour le Doctorat, soutenue devant la Faculté des Sciences de Paris et reproduite dans le Tome XVIII des Annales de l’Observatoire, M. Haretu a signalé, dans les variations du grand axes, l’existence de termes séculaires du troisième ordre par rapport aux masses.
Nous avons vérifié que, malgré une grave omission dans la seconde partie du travail, les conclusions de M. Haretu sont exactes, en ce sens qu’il existe réellement des variations séculaires du grand axe ayant l’origine qu’il a indiquée.”
Pour plus de précisions techniques, on peut consulter J. Meffroy (1958), T. Ratiu (1985), et Á. Pál (1991).

Votre bien dévoué Collègue,

Poincaré

ALS 2p. Fonds Spiru C. Haret, Archives nationales historiques centrales de la Roumanie.

Time-stamp: "15.07.2022 16:07"

Notes

  • 1 Haret s’intéressait à ce type d’ouvrage, ayant publié un livre intitulé Mécanique sociale (Haret 1910). Il a envoyé un exemplaire à Poincaré, et il a suggéré que Poincaré rédige lui-même un tel livre, ou qu’il promeut la rédaction d’un ouvrage destiné au grand public; voir sa lettre du 18 janvier 1912 (§ 3-23-1).
  • 2 Haret avait soutenu sa thèse en 1878 (Haret 1885) sur la question de la stabilité dans le problème des trois corps. Poincaré fait allusion dans ses Leçons de mécanique céleste au résultat de Haret, en rappelant le théorème de l’invariabilité des grands axes, selon lequel les développements des grands axes ne contiennent pas de termes séculaires, pourvu qu’on néglige les carrés des masses, et l’extension due à Poisson, qui prenait en compte les carrés des masses, et négligeait les cubes. Poincaré continue son récit (1905, 308): “Après la découverte de Poisson, on crut longtemps que le théorème était général et que, après l’avoir démontré d’abord pour la première approximation, puis pour la seconde, on ne tarderait pas à le démontrer également pour les approximations suivantes. De grands efforts furent faits dans ce sens et, naturellement, ils furent infructueux. En 1876, M. Spiru-Haretu montra l’existence de termes en μ3t\mu^{3}t et ce résultat causa un grand étonnement, bien que dès cette époque, quelques personnes en aient soupçonné la raison. Il n’a plus aujourd’hui rien qui puisse nous surprendre.” Il est vraisemblable que dans ce passage Poincaré pense à la thèse de Haret (1878), ou à la note dans laquelle Haret annonce son résultat (Haret 1877). Quant à Haret, il se souviendra plus tard que son résultat était connu de Poincaré (Haret 1912, 57–58): “En laissant de côté beaucoup d’autres mémoires, tous inspirés de la même puissante originalité, je dois mentionner son célèbre mémoire de 1889 sur la stabilité du système solaire […]. La question était ancienne, car déjà en 1773, Laplace avait annoncé que, si l’on se bornait seulement à la première puissance des masses, les grands axes des orbites planétaires n’ont pas de variations séculaires. Cette question a également occupé Lagrange, Poisson et Liouville. Mais elle présentait de si grandes difficultés, que la propriété de l’invariabilité des grands axes ne pût être démontrée qu’en tenant compte des carrés des masses. On pensait toutefois, par analogie, que cette propriété était générale, supposition qu’on a prouvé ne pas être fondée quand j’ai réussi à démontrer que l’invariabilité des axes, et par conséquent la stabilité séculaire des systèmes planétaires, ne subsiste plus si l’on tient compte des cubes des masses. En partant de là, Poincaré écrivit son splendide mémoire dans lequel il généralise le résultat ainsi obtenu, et démontre, par conséquent pour tous les cas, l’existence de perturbations séculaires des axes.” On voit que l’intérêt de Poincaré pour le problème des trois corps remonte à l’époque où il était encore étudiant à l’École des Mines. Bien que la démonstration de Haret soit incomplète, ce résultat était considéré comme une étape significative concernant la question de la stabilité du système solaire et était souvent cité. Ainsi, dans le premier tome de son Traité de mécanique céleste, Tisserand cite la thèse de Haret en en indiquant les limites (1889, 402): “Dans une Thèse soutenue à la Sorbonne en 1878, M. Spiru C. Haretu a suivi la voie que j’avais indiquée ; il a repris, en outre, une ancienne démonstration dans laquelle Poisson croyait avoir prouvé que les grands axes n’ont pas d’inégalités séculaire du troisième ordre par rapport aux masses, quand on a égard seulement aux variations des éléments de la planète troublée. M. Haretu arrive à montrer que les grands axes ont des inégalités séculaires du troisième ordre par rapport aux masses ; mais il n’a pas cherché à se faire une idée de la grandeur de ces inégalités.” Dans son Mémoire sur la stabilité du système solaire, l’astronome grec Démétrius Eginitis rappelle les contributions de Poisson, Lagrange, Tisserand et Haret. Il signale (p. H4) à la suite de Tisserand que si Haret “a trouvé un terme du troisième ordre proportionnel au temps”, il “n’a pas cherché à se rendre compte de sa grandeur, ni à donner son expression analytique” : “Il est donc très intéressant, pour l’Astronomie théorique ainsi que pour l’avenir même du système planétaire, de chercher s’il y a des inégalités séculaires des grands axes, de déterminer leur nature et de calculer leur effet. En étudiant les inégalités du troisième ordre des grands axes, nous avons trouvé des termes séculaires dont nous allons donner l’expression analytique.” (Eginitis 1889) A. Gaillot, dans ses Additions à la théorie du mouvement de Saturne de Le Verrier indique que ses résultats, à la suite de ceux de Le Verrier, confirment ceux de Haret (Gaillot 1904, 155): “On sait, cela ayant été démontré, d’abord par Poisson, et ensuite par Tisserand, qu’il n’existe pas de variations séculaires du grand axe, et par conséquent du moyen mouvement, dépendant des carrés ou des produits deux à deux des masses planétaires. Mais, dans une Thèse pour le Doctorat, soutenue devant la Faculté des Sciences de Paris et reproduite dans le Tome XVIII des Annales de l’Observatoire, M. Haretu a signalé, dans les variations du grand axes, l’existence de termes séculaires du troisième ordre par rapport aux masses. Nous avons vérifié que, malgré une grave omission dans la seconde partie du travail, les conclusions de M. Haretu sont exactes, en ce sens qu’il existe réellement des variations séculaires du grand axe ayant l’origine qu’il a indiquée.” Pour plus de précisions techniques, on peut consulter J. Meffroy (1958), T. Ratiu (1985), et Á. Pál (1991).

Références

  • D. Eginitis (1889) Mémoire sur la stabilité du système solaire. Annales de l’Observatoire de Paris 19, pp. H1–H16. link1 Cited by: endnote 2.
  • A. Gaillot (1904) Addition à la théorie du mouvement de Saturne de Le Verrier – Application intégrale de la méthide d’interpolation. Annales de l’Observatoire de Paris 24, pp. 1–512. link1 Cited by: endnote 2.
  • S. C. Haret (1877) Sur l’invariabilité des grands axes des orbites planétaires. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 85 (10), pp. 504–506. link1 Cited by: endnote 2.
  • S. C. Haret (1878) Sur l’invariabilité des grands axes des orbites planétaires. Ph.D. Thesis, Faculté des sciences de Paris, Paris. link1 Cited by: endnote 2.
  • S. C. Haret (1885) Sur l’invariabilité des grands axes des orbites planétaires. Annales de l’Observatoire de Paris 18, pp. I.1–I.39. link1 Cited by: endnote 2.
  • S. C. Haret (1910) Mécanique sociale. Gauthier-Villars, Paris. Cited by: endnote 1.
  • S. C. Haret (1912) Henri Poincaré. Bulletin de la section scientifique de l’Académie roumaine 1, pp. 50–65. Cited by: endnote 2.
  • J. Meffroy (1958) Expression analytique et calcul effectif du terme séculaire pur de la perturbation du troisième ordre des grands axes. Séminaire de mécanique analytique et de mécanique céleste fondé par Maurice Janet 2 (10), pp. 1–10. Cited by: endnote 2.
  • Á. Pál (1991) Spiru Haret’s theorem. Romanian Astronomical Journal 1 (1–2), pp. 5–11. link1 Cited by: endnote 2.
  • H. Poincaré (1905) Leçons de mécanique céleste, Volume 1 : théorie générale des perturbations planetaires. Gauthier-Villars, Paris. link1 Cited by: endnote 2.
  • T. S. Ratiu (1985) Haretu’s contribution to the nn-body problem. Libertas Mathematica 5, pp. 1–7. link1 Cited by: endnote 2.
  • F. Tisserand (1889) Traité de mécanique céleste, Volume 1. Gauthier-Villars, Paris. link1 Cited by: endnote 2.