Discours prononcé aux obsèques de M. A. Cornu au nom de la Société française de physique, Bulletin des séances de la Société française de physique, 186–188
Messieurs,
Quand la mort nous enlève un homme dont la tâche est terminée, c’est seulement l’ami, le maître ou le conseiller que nous pleurons ; mais nous savons que son oeuvre est accomplie et, à défaut de ses conseils, ses exemples nous restent. Combien elle nous semble plus impitoyable quand c’est un savant encore tout rempli de vigueur physique, de force morale, de jeunesse d’esprit, d’activité féconde, qui soudain disparaît; alors nos regrets sont sans bornes, car ce que nous perdons, c’est l’inconnu, qui par essence est sans limites; ce sont les espoirs infinis, les découvertes de demain que celles d’hier semblaient nous promettre.
De là cette émotion qui s’est emparée du monde savant tout entier quand cette nouvelle si imprévue, si foudroyante, est venue le frapper.
Pour la Société française de Physique, le deuil est particulièrement cruel. Il avait été un de nos fondateurs, et nous aimions à nous enorgueillir de ses travaux, à nous parer de l’éclat de son nom. Sa voix était toujours écoutée dans nos conseils, et nous avons peine à croire que nous ne l’y entendrons plus.
M. Cornu était né en 1841. En 1860, il entra à l’École Polytechnique, d’où il sortit deux ans après comme élève-ingénieur des Mines. Mais il abandonna de bonne heure le service actif des Mines pour entrer dans le corps enseignant de l’École Polytechnique. Dès 1871, à l’âge de trente ans, il fut nommé professeur de physique dans cette grande École. Son enseignement fut tout de suite goûté des élèves ; il inaugurait un mode nouveau d’exposition de la physique, et en particulier de la thermodynamique.
D’ailleurs, comme membre du Conseil de perfectionnement, il exerça, pendant plusieurs années, une grande influence sur l’évolution de l’École Polytechnique.
En 1878, il fut nommé membre de l’Académie des Sciences.
En 1886, il entra au Bureau des Longitudes, et on trouvera, dans l’Annuaire de ce Bureau, une série de notices que le public a beaucoup appréciées.
M. Cornu était membre de la Société Royale de Londres, des Académies de Turin, Rome, Vienne, Saint-Pétersbourg, de celles de Suède, de Belgique, de Boston. Il fut président de la Société française de Physique et de la Société Astronomique de France.
Il était membre du Conseil de l’Observatoire de Paris, où il remplissait les fonctions de secrétaire, et du Conseil de l’Observatoire de Nice.
Récemment, quand il fallut, au Congrès de Physique, choisir un président pour recevoir dignement nos hôtes de 1900, c’est à lui que tout naturellement tous ont songé. Nul n’aurait présidé avec plus d’autorité ces débats, où nous avions convié tant d’illustres savants étrangers.
Il était désigné par sa gloire incontestée, qu’avait consacrée le suffrage de tant d’Académies étrangères, par l’étendue et la sûreté de sa science, par la justesse de son esprit.
Nous avons eu la primeur de presque toutes ses découvertes. Qui de nous ne se rappelle avec quelle limpidité il nous les exposait, avec quelle chaleur aussi, et surtout avec quelle élégance? Il était aussi jaloux d’une clarté impeccable en face de ses collègues qu’en face de ses élèves. Faire autrement eût été pour lui une souffrance, car ses goûts d’artiste en auraient été choqués. Et en effet l’artiste se retrouvait partout, chez le penseur, chez l’expérimentateur, chez le professeur.
Quand il imaginait ou qu’il construisait un appareil nouveau, quand il en étudiait les derniers détails, quand il le décrivait surtout, on sentait que ce n’était pas seulement à ses yeux un instrument, mais un objet d’art, et qu’il ne se préoccupait pas uniquement d’aller au but par le chemin le plus sûr et le plus court. La moindre imperfection le faisait souffrir, non parce qu’elle était une gêne, mais parce qu’elle était une tache.
Aussi, quand il aborda l’étude de la diffraction, il eut bientôt fait de remplacer cette multitude rébarbative de formules hérissées d’intégrales par une figure unique et harmonieuse que l’oeil suit avec plaisir et où l’esprit se dirige sans effort. M. Cornu débuta dans la science par une théorie de la réflexion cristalline ; il parvint à ramener ces lois si compliquées à des règles géométriques simples et élégantes et à construire géométriquement le plan de polarisation du rayon réfléchi à la surface d’un cristal.
Il reprit ensuite la méthode de M. Fizeau pour la mesure de la vitesse de la lumière ; il introduisit dans cette méthode d’importants perfectionnements et lui donna plus de précision. Il est certain maintenant que le chiffre définitif ne pourra pas s’écarter beaucoup de celui qu’il a trouvé.
J’ai déjà parlé de ses recherches sur la diffraction et les intégrales de Fresnel ; il n’abandonna jamais ce genre de recherches ; il a particulièrement étudié les réseaux, l’influence des inégalités périodiques ou systématiques des instruments qui servent à les tracer et les propriétés focales qui résultent de ces inégalités.
Les franges d’interférence lui ont fourni aussi l’occasion de fines études; il a recherché les conditions d’achromatisme de ces franges, et il s’est servi également de cet instrument si délicat pour étudier les déformations élastiques du verre. Rien de plus joli que les hyperboles irisées qu’il obtenait ainsi et qui montraient d’un coup d’oeil tout l’ensemble de ces déformations infiniment petites.
Dans cette région mixte où l’optique confine à l’électricité, il a étudié à plusieurs reprises la polarisation magnétique, et tout récemment encore il a fait faire à cette partie de la science un progrès signalé. C’était au moment où le phénomène de Zeeman venait d’être découvert. Tout le monde croyait que les raies spectrales et en particulier la raie D se décomposaient en un triplet. Le premier, il vit qu’il y avait quatre composantes et que le soi-disant triplet était un quadruplet.
La spectroscopie le préoccupa beaucoup, et en particulier l’importante question du renversement des raies ; il montra clairement les conditions de ce phénomène si important en astronomie. Il a imaginé un procédé très ingénieux pour distinguer les raies telluriques des raies d’origine solaire. Il a étudié, en particulier, le spectre ultraviolet du soleil et son absorption par les parties supérieures de l’atmosphère. Ses études sur le spectre solaire, sur le spectre des étoiles nouvelles, sur celui de la couronne, sont appréciées vivement par les astronomes.
Ce n’est d’ailleurs pas là le seul service qu’il ait rendu à 1’astronomie ; il a inventé une méthode photométrique d’observation des éclipses de Jupiter. Nul ne connaissait mieux que lui les instruments d’optique et, sur ce point, ses lumières ont largement profité à l’astronomie. Je citerai seulement une de ses dernières créations, cette lunette zénitho-nadirale, qui est une merveille de précision et une application d’une élégance inattendue des lois les plus simples de l’optique géométrique.
Je ne m’étendrai pas au sujet de ses recherches sur l’optique météorologique; mais je ne puis pas ne pas mentionner une invention très simple pour laquelle son nom devrait être béni de nombreux praticiens, car elle nous a débarrassés des inconvénients du halo photographique.
Puisque nous sommes sur les applications de l’optique parlons encore du procédé stroboscopique si simple et si pratique qu’il a imaginé, il y a quelques semaines, pour déceler et mesurer les irrégularités de marche d’un alternateur.
La délicatesse de ses sens et en particulier l’extraordinaire finesse de son oreille lui furent précieuses dans d’autres recherches qu’il poursuivit en commun avec M. Mercadier. On discutait depuis longtemps sur les intervalles musicaux; les physiciens étaient partagés, les uns tenant pour la gamme dite de Platon, les autres pour celle de Pythagore. L’expérience conduisit M. Cornu à un résultat bien inattendu. Les musiciens emploient tantôt l’une, tantôt l’autre de ces deux gammes, suivant les cas. Ils ne s’en doutaient guère, et ils jetèrent les hauts cris quand on les en avertit ; mais le fait n’en est pas moins hors de doute.
M. Cornu a repris la célèbre expérience de Cavendish pour la mesure de la densité moyenne du globe terrestre. Il a notablement perfectionné les méthodes, il a éliminé de nombreuses causes d’erreur et il a obtenu un nombre beaucoup plus précis que ceux qu’on possédait avant lui. Tous les arts qui veulent de la précision l’intéressaient, et tous les ans il allait à Nice examiner l’horloge astronomique qu’il y avait installée d’après des principes tout nouveaux; il y apportait des perfectionnements incessants et il approchait chaque jour de la perfection absolue.
Dans le même ordre d’idées, il s’est occupé longtemps de la synchronisation électrique des horloges. Le problème semble facile; mais, en réalité, il exige bien des connaissances diverses; la preuve, c’est que les nombreux principes introduits par M. Cornu, et qui apportaient une solution complète et définitive, ne furent pas compris du premier coup.
Les derniers Annuaires du Bureau des Longitudes contiennent une série d’études consacrées par M. Cornu aux machines dynamo-électriques tant à courant continu qu’à courant alternatif ou triphasé ; les notices destinées au grand public, mais qui contiennent une foule d’aperçus intéressants pour les savants eux-mêmes, seront prochainement réunies en volume. Il est peu de domaines en physique où il n’ait reculé les bornes de la précision, où il ne nous ait laissé quelque petit modèle d’une perfection achevée.
Mais l’optique l’a toujours attiré ; il y revenait sans cesse, même quand cette science était délaissée par la mode. Les instruments d’optique, la diffraction, le spectre solaire, la vitesse de la lumière surtout, rappelaient constamment son attention. C’est en mesurant cette vitesse qu’il avait débuté ; il y pensait encore dans ses derniers jours. Il avait conçu des projets grandioses dont la réalisation était commencée : il voulait faire voyager le rayon dont il devait mesurer la vitesse entre la Corse et le mont Mounier, où est la succursale de l’Observatoire de Nice.
Comme il aimait cet Observatoire, où il allait tous les ans et où ses conseils étaient hautement appréciés ! Et comment ne pas évoquer le souvenir de ce voyage récent où nous l’avons vu, au sommet de ce mont Mounier, regardant la mer au-dessus de laquelle il voulait faire passer la lumière? Avec quelle confiance il parlait de son rêve, et qui de nous eût pu croire alors qu’il n’en verrait pas L’accomplissement ?
C’est que, quand il croyait au succès, on pouvait le regarder comme assuré. Sa critique était sûre, et il se défiait de l’enthousiasme. Il savait de quelles embûches l’expérimentateur est environné et à quel prix la pression ou la certitude scientifique peuvent s’acquérir. Nul ne savait mieux que lui prévoir tous les pièges, et en lui donnant la main on était certain de les éviter. Il n’est pas un physicien à qui ses conseils n’aient épargné quelque mécompte.
Aussi n’était-il pas dupe de ces modes passagères qui entraînent les foules scientifiques aussi facilement que les foules vulgaires. Toujours il attendait la preuve avant de croire.
Il aimait les débutants et il cherchait à les encourager; mais, en même temps, il les prémunissait contre les écueils sur lesquels leur ardeur juvénile aurait pu les entraîner. Ceux qui avaient accepté sa discipline ne tardaient pas à en reconnaître la sagesse.
Tel est l’homme éminent que nous avons perdu. Mais ce n’était pas seulement l’élévation de sa pensée qui faisait le charme de son commerce; c’étaient encore sa bonté, sa modestie, sa simplicité. Ce savant, ce maître, ce guide était, en même temps, un ami sûr; et ce deuil, qui atteint notre Corps, atteint aussi chacun de nous.
Time-stamp: "28.09.2020 13:52"