7-3-31. H. Poincaré: Rapport sur la thèse de Paul Lévy
[Avant le 24 novembre 1911]11endnote: 1 Paul Lévy (1886–1971) soutint à la Faculté des sciences de Paris devant un jury composé de Poincaré, Picard (président), et Hadamard le 24 novembre 1911 une thèse de doctorat ès sciences mathématiques intitulée “Sur les équations intégro-différentielles définissant des fonctions de lignes” (Lévy, 1911). Picard rédigea un bref rapport sur la soutenance.
M. Hadamard en étudiant le problème de l’équilibre d’une plaque élastique encastrée est arrivé à une équation d’une forme toute nouvelle
où est une fonction du contour , et des deux points et , symétrique d’ailleurs par rapport à ces deux points; où l’intégrale est étendue à tous les éléments du contour ; où enfin représente la variation que subit quand le contour se déforme infiniment peu de façon que la distance normale du contour primitif et du contour déformé soit égale à .22endnote: 2 Hadamard (1908), mémoire couronné par le prix Vaillant en 1907. Poincaré, pensant qu’il avait trouvé une erreur dans le manuscrit soumis pour le prix Vaillant par Walter Ritz, l’a écarté. Par la suite, après avoir mieux compris la méthode de Ritz, Poincaré a tenté de réparer le mal en rendant visite à Ritz à Göttingen en avril 1909, lors des conférences Wolfskehl. A ce sujet, voir Weiss à Poincaré (§ 2-59-2). D’autre part la fonction de Green ordinaire satisfait à une équation de même forme mais où, sous le signe , les fonctions sont remplacées par leurs dérivées normales. Les équations, qu’on peut appeler intégro-différentielles, se rattachent à la théorie des fonctions de ligne de M. Volterra.33endnote: 3 Vito Volterra prononça à la Sorbonne des leçons sur les fonctions de lignes, de janvier à mars 1912, avec le soutien de la fondation Albert Kahn, comme il le précise dans sa préface à l’édition réalisée par Joseph Pérès (Volterra, 1913b). Ses leçons sur les équations intégrales et les équations intégro-différentielles, prononcées à l’Université de Rome en 1909–1910, ont été publiées à Paris la même année (Volterra, 1913a).
Ce sont ces équations qui ont fait l’objet du travail de M. Paul Lévy. La première question était de rechercher leurs conditions d’intégrabilité, de même qu’on recherche les conditions d’intégrabilité d’une différentielle totale ou d’une équation aux différentielles totales. Notre équation est en effet apparentée à une équation aux différentielles totales, les variables indépendantes étant en nombre infini puisqu’elles ne sont autre chose que les différents paramètres dont peut dépendre le contour variable . Elle peut être complètement intégrable, de façon qu’on puisse choisir arbitrairement la valeur de la fonction inconnue pour un contour initial donné et pour des positions quelconques de et de ; ou bien incomplètement intégrable si elle n’admet que des solutions d’un degré moindre de généralité.
Considérons l’expression
où l’intégrale est étendue aux éléments du contour , où est une fonction de variable indépendante et de variable par rapport à laquelle on intègre, où les sont fonctions de seulement; où est la valeur de pour , où , …, sont les dérivées de par rapport à . Cette expression est assimilable à une différentielle totale, et M. Lévy commence par déterminer les conditions pour que ce soit une différentielle exacte; ces conditions sont très simples et par exemple la fonction doit être symétrique.
Ce premier point acquis, l’auteur recherche les conditions d’intégrabilité de l’équation intégro-différentielle
où la fonction sous le signe dépend à la fois des trois fonctions inconnues et des trois points , , ; la fonction doit dépendre à la fois du contour et des deux points et ; le point est sur le contour, c’est le centre de l’élément .
Supposons d’abord que la fonction soit assujettie à être symétrique en et . Les seules équations complètement intégrables sont celle de M. Hadamard, celles qui en dérivent par un changement de fonction inconnue et quelques équations banales. Le problème est plus compliqué si nous ne supposons plus la fonction symétrique; l’équation de M. Hadamard reste intégrable, au moins sous l’une des formes qu’on peut lui donner, mais on ne peut songer à une discussion complète de tous les cas possibles. M. Lévy examine le cas où la fonction sous le signe dépend de , , , mais pas de , , ; le problème admet une solution simple si elle dépend effectivement de ces trois quantités; dans le cas contraire, M. Lévy ne peut le traiter qu’en supposant que cette fonction ne dépend pas des points , , .
La discussion de l’équation à laquelle satisfait la fonction de Green est un peu plus compliquée, parce qu’il y figure les dérivées normales de la fonction inconnue. On montre d’abord qu’elle n’est pas complètement intégrable; elle peut néanmoins admettre d’autres solutions que la fonction de Green. Il y a d’abord deux catégories de solutions simples, dépourvues de singularités; la première est sans intérêt, la seconde pourra offrir un sujet ultérieur d’études, mais l’auteur ne s’y arrête pas pour se consacrer à l’étude d’un autre genre de solutions; il s’agit des solutions qui sont de la forme , où est la fonction de Green ordinaire, tandis que est une fonction qui reste analytique quand les points et sont tous deux voisins du contour. M. Lévy suppose d’abord que le contour ne soit pas entièrement arbitraire, et il se borne à une famille de contours dépendant d’un seul paramètre; dans ce cas la condition d’intégrabilité n’intervient pas. On applique alors une méthode d’approximations successives, qui consiste en somme, à remplacer dans le 2d membre la fonction inconnue par une fonction arbitraire de la même forme; puis par la fonction déduite de la 1re approximation et ainsi de suite. La démonstration de la convergence est longue et délicate; elle repose sur une formule qui donne une limite supérieure de la fonction définie par l’intégrale de Green et de ses dérivées, lorsque la fonction sous le signe de cette intégrale est elle-même limitée. Et cette limite supérieure reste valable pour des valeurs imaginaires de la variable pourvu que ces valeurs restent contenues dans certaines régions. La méthode ne peut pas servir à déterminer la fonction de Green elle-même. Elle ne réussit que quand la fonction arbitraire qui sert de point de départ aux approximations est de la forme , ce qui exige que l’on connaisse la fonction ou tout au moins ses singularités dans le voisinage du contour. Nous pouvons par ce moyen trouver une solution de l’équation de la fonction de Green, en nous donnant arbitrairement la fonction pour le contour initial. Introduisons maintenant la condition d’intégrabilité et supposons que le contour puisse varier d’une manière quelconque; la fonction ne pourra plus être choisie (pour le contour initial) d’une façon tout à fait arbitraire, il faudra que lorsque l’un des points et se trouve sur le contour (qui est ici le contour initial) la fonction (et par conséquent la fonction ) ne dépende que de l’autre. Cette condition, si elle est réalisée pour le contour initial, le sera d’elle-même pour tous les autres. La même analyse est applicable à la « fonction de Neumann » qui est alors pour le problème de Neumann (détermination d’une fonction harmonique connaissant la dérivée normale sur le contour) ce que la fonction de Green ordinaire est pour le problème de Dirichlet. La condition d’intégrabilité est seulement à la fois plus compliquée et plus restrictive.
Dans le chapitre IV, M. Lévy revient à l’équation de M. Hadamard qui se rattache à la fonction de Green généralisée du problème biharmonique (problème de l’équilibre d’un plaque élastique encastrée). Il se préoccupe d’abord de déterminer les singularités de cette fonction généralisée qu’il appelle ; le résultat peut être résumé d’une façon très simple:
(où est la fonction de Green ordinaire et la distance des deux points) est une fonction biharmonique sans singularité. Si l’on peut déterminer une solution de l’équation de M. Hadamard, qui soit de la forme
étant analytique quand les deux points et sont tous deux voisins du contour, on pourra appliquer la même méthode d’approximations successives que l’auteur à employée avec succès dans le Chapitre précédent. On ne peut toutefois s’en servir directement pour déterminer la fonction elle-même, puisque pour cela, il faudrait connaître, sinon la fonction , au moins ses singularités dans le voisinage du contour. Cependant le théorème énoncé plus haut nous montre que ces singularités dépendent de celles de . On pourra donc déterminer , c’est à dire résoudre le problème biharmonique, quand on saura déterminer , c’est à dire résoudre le problème harmonique de Dirichlet.
Pour aller plus loin, M. Lévy s’impose une condition de plus, en supposant que sa fonction inconnue est douée d’une sorte d’homogénéité toute particulière; il suppose que lorsqu’on remplace la figure formée par le contour et les deux points et pour une autre figure semblable, la fonction est simplement multipliée par une puissance du rapport de similitude. Cette condition est évidemment remplie par . On ne peut d’ailleurs la remplacer par un système d’équations différentielles qui expriment que cette condition est remplie pour une rotation où une translation infinitésimale, ainsi que pour une homothétie où le rapport de similitude est très voisin de 1. Il faut donc que la fonction satisfasse à certaines relations différentielles; supposons que ces relations soient satisfaites pour le contour initial; on pourra alors construire la fonction pour des contours très voisins; et on reconnaîtra que pour ces contours voisins, la condition d’homogénéité énoncée plus haut ne cesse pas d’être remplie. Si pour le contour initial, la fonction déterminée lorsque les points et sont tous deux sur le contour, ces relations différentielles permettent de calculer les dérivées successives par rapport aux coordonnées de et et par conséquent les coefficients de son développement en série de Taylor. Le résultat obtenu par l’auteur est ici incomplet; car la convergence du procédé n’est pas établie; vis à vis de ce problème, nous nous trouvons donc dans la même situation où l’on était vis à vis des équations différentielles ordinaires quand on savait former les séries de puissance qui y satisfaisaient formellement et que Cauchy n’avait pas encore démontré la convergence de ces séries.
Si nous passons sur ces difficultés, nous voyons que la fonction devant satisfaire à la condition d’homogénéité pour un contour quelconque si elle y satisfait pour le contour initial, il suffit de savoir choisir la valeur de la fonction pour ce contour initial, de façon à y satisfaire. Or ce contour initial peut être choisi d’une façon quelconque et il est naturel de choisir un cercle.
Sur ce cercle, elle se réduira à une fonction de l’angle , compris entre et (si comme nous le supposons et sont sur le contour, or nous venons de voir que si la fonction est connue quand et sont sur le contour, on peut par un développement en séries de puissances, dont il [est] vrai la convergence n’a pas été établie, définir cette fonction pour des positions quelconques des points et ). Cette fonction de sera égale à
étant une série de Fourier; on trouve entre les coefficients de cette série de Fourier une relation de récurrence dont l’étude montre que la série ne peut être convergente sans être limitée. Mais il est aisé de former une infinité de cas où elle est limitée; on obtient ainsi une infinité discrète de fonctions satisfaisant à la fois à l’équation de M. Hadamard et à la condition d’homogénéité. Celles de ces fonctions qui sont réelles sont symétriques par rapport aux points et . La plus simple est l’inverse de l’aire limitée par le contour .
On voit combien les problèmes traités par M. Lévy étaient difficiles et de quelle originalité ce jeune savant a fait preuve. Il a triomphé de difficultés analytiques très grandes et a montré une grande sagacité dans de délicates discussions de convergence. Chemin faisant, une foule de questions secondaires sont traitées dont je n’ai pu parler pour ne pas trop allonger cet exposé. J’ajouterai que dans l’introduction, consacré à l’exposition des travaux antérieurs, l’auteur a déjà montré l’originalité de son esprit en présentant sous une forme réellement nouvelle la théorie de M. Volterra. Nous sommes d’avis en conséquence qu’il y a lieu d’autoriser M. Lévy à faire imprimer et à soutenir sa thèse.
Poincaré44endnote: 4 Le rapport avant soutenance de Poincaré est suivi d’un rapport de soutenance rédigé par le président du jury, Émile Picard. Voici son rapport: “Je m’associe pleinement aux éloges que donne M. Poincaré à la thèse de M. Paul Lévy. À la soutenance, nous avons été frappés par l’élégance et la précision avec lesquelles M. Lévy a développé sa pensée. Nous avons, pour la forme comme pour le fond, la meilleure opinion du travail de M. Lévy, qui est une des thèses les plus remarquables soutenues à la Faculté depuis quelques années. Ém. Picard”.
ADS 7p. AJ/16/5540, Archives nationales françaises. Transcrit dans Gispert (1991, 413–415).
Time-stamp: "22.01.2021 01:10"
Notes
- 1 Paul Lévy (1886–1971) soutint à la Faculté des sciences de Paris devant un jury composé de Poincaré, Picard (président), et Hadamard le 24 novembre 1911 une thèse de doctorat ès sciences mathématiques intitulée “Sur les équations intégro-différentielles définissant des fonctions de lignes” (Lévy, 1911). Picard rédigea un bref rapport sur la soutenance.
- 2 Hadamard (1908), mémoire couronné par le prix Vaillant en 1907. Poincaré, pensant qu’il avait trouvé une erreur dans le manuscrit soumis pour le prix Vaillant par Walter Ritz, l’a écarté. Par la suite, après avoir mieux compris la méthode de Ritz, Poincaré a tenté de réparer le mal en rendant visite à Ritz à Göttingen en avril 1909, lors des conférences Wolfskehl. A ce sujet, voir Weiss à Poincaré (§ 2-59-2).
- 3 Vito Volterra prononça à la Sorbonne des leçons sur les fonctions de lignes, de janvier à mars 1912, avec le soutien de la fondation Albert Kahn, comme il le précise dans sa préface à l’édition réalisée par Joseph Pérès (Volterra, 1913b). Ses leçons sur les équations intégrales et les équations intégro-différentielles, prononcées à l’Université de Rome en 1909–1910, ont été publiées à Paris la même année (Volterra, 1913a).
- 4 Le rapport avant soutenance de Poincaré est suivi d’un rapport de soutenance rédigé par le président du jury, Émile Picard. Voici son rapport: “Je m’associe pleinement aux éloges que donne M. Poincaré à la thèse de M. Paul Lévy. À la soutenance, nous avons été frappés par l’élégance et la précision avec lesquelles M. Lévy a développé sa pensée. Nous avons, pour la forme comme pour le fond, la meilleure opinion du travail de M. Lévy, qui est une des thèses les plus remarquables soutenues à la Faculté depuis quelques années. Ém. Picard”.
Références
- La France mathématique : la Société mathématique de France (1870–1914). SFHST, Paris. link1 Cited by: 7-3-31. H. Poincaré: Rapport sur la thèse de Paul Lévy.
- Mémoire sur le problème d’analyse relatif à l’équilibre des plaques élastiques encastrées. Mémoires présentés par différents savants à l’Académie des sciences 33 (4). Cited by: endnote 2.
- Sur les équations intégro-différentielles définissant des fonctions de lignes. Ph.D. Thesis, University of Paris, Paris. Cited by: endnote 1.
- Leçons sur les équations intégrales et les équations intégro-différentielles. Gauthier-Villars, Paris. link1 Cited by: endnote 3.
- Leçons sur les fonctions de lignes. Gauthier-Villars, Paris. link1 Cited by: endnote 3.