7-2-39. Felix Klein à H. Poincaré, traduction française

Düsseldorf, le 3 avril 1882

Adr. Bahnstraße 15

Monsieur,

Votre envoi, reçu hier de Leipzig, m’est parvenu au moment où j’allais vous écrire afin d’accompagner de quelques mots ma dernière note des Annalen, dont une épreuve doit être déjà entre vos mains.11endnote: 1 Klein (1882a), reedited in Fricke et al. (1923, 627–629). Entre temps, j’ai reçu la note de Prof. Fuchs des Göttinger Nachrichten.22endnote: 2 Fuchs (1882), reedited in Fuchs and Schlesinger (1906, 285–287). Si je devais dire deux mots de cette dernière, ce serait que je le juge complètement manquée. J’ai simplement indiqué que Fuchs n’avait jamais rien publié sur les “fonctions fuchsiennes”. Il en résulte que le second mémoire qu’il cite (que d’ailleurs je vais me procurer pour l’étudier de plus près) est sans objet. Le premier se rapporte bien sûr aux “fonctions fuchsiennes” en ce qu’il traite des fonctions modulaires, mais Fuchs, faute d’intuition géométrique, n’a pas reconnu le caractère propre des ces dernières qui réside dans la nature des lignes singulières, ainsi que Dedekind l’a montré dans le tome 83 de Borchardt. Quant, enfin, aux insinuations à la fin de la note, que mes propres travaux ont été profondément influencés par ceux de Fuchs, c’est tout simplement historiquement faux. Mes recherches ont débuté en 1874 par la détermination de tous les groupes finis de transformations linéaires d’une variable. Ensuite, j’ai montré en 1876 que le problème soulevé, à l’époque, par Fuchs, à savoir la détermination de toutes les équations différentielles linéaires algébriques du second ordre intégrables, était, par la même, résolu. La réalité est à l’opposé de ce que présente Fuchs. De son mémoire je n’ai pas puisé d’idée, mais j’ai montré que son thème devait être traité avec mes idées.

Je ne suis pas, comme vous pouvez le penser, d’accord avec votre présentation. S’il s’agissait d’une appréciation générale de l’œuvre de Fuchs, je serais volontiers prêt à donner son nom à une nouvelle classe quelconque de fonctions que personne n’aurait encore étudiée, ou même, par exemple, aux fonctions de plusieurs variables que Fuchs a proposées.* Mais les fonctions, auxquelles vous donnez le nom de Fuchs, appartenaient déjà à d’autres, avant même que vous ayez proposé de les dénommer. Je suis aussi persuadé que vous n’auriez pas fait cette proposition si, à l’époque (au début), vous aviez eu connaissance de la littérature. Vous m’offrez alors, un peu à titre de dédommagement, les “fonctions kleinéennes”. Autant je reconnais l’intention amicale qui est la vôtre, autant il m’est impossible de l’accepter, car cela justement impliquerait une contre-vérité historique. Si mon mémoire dans le tome XIX peut donner l’impression que je me suis occupé maintenant particulièrement des “kleinéennes”, mon récent article dans le tome XX montre que, avant comme après, je considère aussi les “fuchsiennes” comme étant de mon domaine.33endnote: 3 Klein (1882b, 1882a).

Mais cela suffit à ce propos. J’ai envoyé, sans tarder, votre note à l’imprimerie, en y joignant seulement une remarque : j’en reste, pour ma part, à ma présentation précédente (et à cette occasion j’attire expressément, l’attention du public sur la note de M. Fuchs). Vous allez recevoir, incessamment, les épreuves et je vous prie donc de me les retourner ici (où je passe les vacances de Pâques), après quoi je ferai le nécessaire avec l’imprimerie. (Votre note paraîtra immédiatement après la mienne !) En ce qui concerne le passage sur Schottky, je voudrais attirer votre attention sur un mémoire posthume dans les Œuvres de Riemann, p. 413, où sont développées exactement les mêmes idées.44endnote: 4 The reference is to chapter 15, entitled “Gleichgewicht der Electricität auf Cylindern mit kreisförmigem Querschnitt und parallelen Axen” (Weber and Dedekind, 1876, 413–416). Il est vrai, il est difficile de déterminer l’apport éventuel de l’éditeur du Prof. Weber. Les Œuvres de Riemann sont parues en 1876, la thèse de Schottky en 1875, puis en 1877 sous la forme d’un mémoire dans le Journal de Borchardt.55endnote: 5 Schottky (1875, 1877). Mais la thèse de 1875 ne représente qu’une partie du mémoire de 1877 et je ne me souviens pas si la figure concernée se trouvait déjà dans le texte de 1875.

Je dois ajouter encore que, pour ma part, je n’ai pas l’intention de prolonger le débat au sujet de la dénomination (après avoir joint la note dont il a été question ci-dessus à votre explication). Pourtant, si j’étais conduit à intervenir à nouveau, je donnerais, c’est sûr, une présentation très complète et franche de l’état des choses. Laissez-nous plutôt rivaliser pour savoir lequel de nous est capable de faire avancer le plus toute la théorie en question ! Je pense, pour ma part, avoir réalisé un certain progrès par ma nouvelle note. Toute une suite de théorèmes sur les fonctions algébriques se démontre immédiatement grâce à la nouvelle fonction η\eta, par exemple le théorème, que j’ai seulement d’abord indiqué comme vraisemblable dans mon livre sur Riemann, qu’une surface p>0p>0 ne peut jamais posséder une infinité de transformations en soi à valeurs uniques discrètes (car elle pourrait alors se décomposer en un nombre \infty de “polygones fondamentaux équivalents”).66endnote: 6 Klein meant not p>0p>0, but p>1p>1; see Klein (1882c, 67). Mais aussi le théorème que les différents théorèmes donnés par Picard pour p=0p=0 peuvent être généralisés pour pp quelconque, etc.

En ce qui concerne les méthodes, par lesquelles je démontre mes théorèmes, je vous en écriai dès que je les aurai un peu plus clarifiées. Entre temps, pourriez-vous m’exposer les idées que vous poursuivez actuellement ? Je n’ai pas besoin de vos préciser que nous aurons plaisir à publier dans les Mathematischen Annalen tout article que vous voudrez nous adresser. Il sera crucial de rester en liaison active avec vous. Le contact vivant avec les mathématiciens travaillant dans le même domaine a toujours constitué, pour moi, une condition préalable pour mes propres travaux mathématiques.

Bien cordialement, votre dévoué,

F. Klein

* Sont-elles vraiment à valeurs uniques ? Je comprends seulement que, dans tout ensemble de valeurs qu’elles prennent, elles sont sans branchement. Pourtant, je peux me tromper à ce propos.

L’adresse du Dr. Hurwitz est jusqu’à nouvel ordre : Hildesheim, Langer Hagen.

PTrL. Traduit par S.A. Walter de l’allemand (§ 4-47-18). Traduit aussi par F. Poincaré dans Dugac (1989, 109–111). Voir aussi la traduction anglaise (§ 7-2-63).

Time-stamp: " 3.05.2021 00:54"

Notes

  • 1 Klein (1882a), reedited in Fricke et al. (1923, 627–629).
  • 2 Fuchs (1882), reedited in Fuchs and Schlesinger (1906, 285–287).
  • 3 Klein (1882b, 1882a).
  • 4 The reference is to chapter 15, entitled “Gleichgewicht der Electricität auf Cylindern mit kreisförmigem Querschnitt und parallelen Axen” (Weber and Dedekind, 1876, 413–416).
  • 5 Schottky (1875, 1877).
  • 6 Klein meant not p>0p>0, but p>1p>1; see Klein (1882c, 67).

Références

  • P. Dugac (1989) Henri Poincaré, la correspondance avec des mathématiciens (de J à Z). Cahiers du séminaire d’histoire des mathématiques 10, pp. 83–229. link1 Cited by: 7-2-39. Felix Klein à H. Poincaré, traduction française.
  • R. Fricke, H. Vermeil, and E. Bessel-Hagen (Eds.) (1923) Felix Klein Gesammelte mathematische Abhandlungen, Volume 3. Springer, Berlin. link1 Cited by: endnote 1.
  • L. Fuchs (1882) Über Functionen, welche durch lineare Substitutionen unverändert bleiben. Nachrichten von der Königliche Gesellschaft der Wissenschaften und der Georg-August-Universität zu Göttingen, pp. 81–84. Cited by: endnote 2.
  • R. Fuchs and L. Schlesinger (Eds.) (1906) Gesammelte mathematische Werke von L. Fuchs, Volume 2. Mayer & Müller, Berlin. link1 Cited by: endnote 2.
  • F. Klein (1882a) Ueber eindeutige Functionen mit linearen Transformationen in sich (zweite Mittheilung). Mathematische Annalen 20, pp. 49–51. link1 Cited by: endnote 1, endnote 3.
  • F. Klein (1882b) Ueber eindeutige Functionen mit linearen Transformationen in sich. Mathematische Annalen 19, pp. 565–568. link1 Cited by: endnote 3.
  • F. Klein (1882c) Ueber Riemann’s Theorie der algebraischen Functionen und ihrer Integrale. Teubner, Leipzig. link1 Cited by: endnote 6.
  • F. Schottky (1875) Ueber die conforme Abbildung mehrfach zusammenhängender ebener Flächen. Ph.D. Thesis, University of Berlin, Berlin. Cited by: endnote 5.
  • F. Schottky (1877) Ueber die conforme Abbildung mehrfach zusammenhängender ebener Flächen. Journal für die reine und angewandte Mathematik 83, pp. 300–351. Cited by: endnote 5.
  • H. Weber and R. Dedekind (Eds.) (1876) Bernhard Riemann’s gesammelte mathematische Werke und wissentschaftlicher Nachlaß. Teubner, Leipzig. link1 Cited by: endnote 4.