1-1-87. H. Poincaré à Gösta Mittag-Leffler

[02.04.1889]11endnote: 1 Date du cachet de la poste de Paris. Paris-2 avril — Stockholm-5 avril. Une lettre d’invitation à une soirée “tout à fait sans cérémonie” pour le 10 juin, adressée par Madame Poincaré à Madame Mittag-Leffler le 5 juin 1889, est conservée dans le dossier Poincaré à l’institut Mittag-Leffler (IML — Poincaré 52). D’autre part, une circulaire d’invitation au congrès de Paris (8-15 août 1889) de l’Association française pour l’avancement des sciences et signée par Poincaré en tant que président des 1re et 2e sections (Mathématiques, Astronomie, Géodésie et Mécanique) et adressée courant mai à Mittag-Leffler est conservée sous la cote 53 (IML — Poincaré 53).

Mon cher ami,

J’ai l’honneur de vous adresser ci-joint la lettre de remerciements que j’ai écrite au roi.

Je suis heureux d’apprendre que vous avez mené victorieusement votre discussion avec M. Gyldén. J’ai la plus grande estime pour les travaux de M. Gyldén qui a rendu les plus grands services à la science et je serais désolé d’écrire ou de dire quelque chose qui fît douter de mon admiration pour son talent.22endnote: 2 Poincaré aura le souci de se réconcilier avec Gyldén. Il fait un hommage appuyé de ses travaux dans l’introduction des Méthodes nouvelles de la Mécanique céleste : Mais le savant qui a rendu à cette branche de l’Astronomie les services les plus éminents est sans contredit M. Gyldén. Son œuvre touche à toutes les parties de la Mécanique céleste, et il utilise avec habileté toutes les ressources de l’Analyse moderne. M. Gyldén est parvenu à faire disparaître entièrement de ses développements tous les termes séculaires qui avaient tant gêné ses devanciers. (Poincaré 1892, 3) Poincaré ne considérait pas que la divergence des séries de Lindstedt et de Gyldén les rendait inutilisables (voir §§ 1-1-79, note 4, et 1-1-82). Il a toujours eu soin de prendre en compte les intérêts éventuellement divergents des astronomes et des mathématiciens: Toutes ces méthodes ont un caractère commun ; les savants qui les ont imaginées se sont efforcés de développer les coordonnées des astres en séries dont tous les termes soient périodiques et de faire disparaître ainsi les termes dits séculaires que l’on rencontrait avec les anciens procédés d’approximation successive, et où le temps sortait des signes sinus et cosinus ; mais, en revanche, ces savants ne se sont pas préoccupés de savoir si les séries qu’ils obtenaient étaient convergentes au sens que les géomètres donnent à ce mot. […]
Les termes de ces séries, en effet, décroissent d’abord très rapidement et se mettent ensuite à croître ; mais, comme les astronomes s’arrêtent aux premiers termes de la série et bien avant que ces termes aient cessé de décroître, l’approximation est suffisante pour les besoins de la pratique. La divergence de ces développements n’aurait d’inconvénients que si l’on voulait s’en servir pour établir rigoureusement certains résultats, par exemple la stabilité du système solaire. (Poincaré 1893, V–VI)
Mais il y a dans tous ses travaux un défaut de clarté qui en rend la lecture très pénible et qui tient malheureusement au fond des choses. Aussi la discussion que vous avez soutenue a-t-elle dû être très pénible. Car aucun point n’est assez précis pour qu’on pense le saisir corps à corps.

Moi-même, après l’étude approfondie que j’ai dû faire de ce mémoire, si je me trouvais en face d’une équation donnée, je serais souvent bien en peine de lui appliquer la méthode de M. Gyldén : Je pourrais bien lui en appliquer une qui en différerait peu ; mais je ne serais pas sûr que ce serait exactement celle que M. Gyldén a eu l’intention d’exposer dans son mémoire. Dans ces conditions, comment puis-je faire pour démontrer irréfutable la divergence d’un procédé que je connais si mal.

Merci encore une fois.

Ah, vous avez sans doute reçu, ainsi que M. Eneström, un exemplaire de mon cours sur la Théorie Mathématique de la Lumière.33endnote: 3 Poincaré (1889). La référence à Eneström montre que Poincaré n’était pas encore complétement dans les confidences de Mittag-Leffler (ni dans celles de Hermite). En effet, comme le montre la lettre de Mittag-Leffler à Hermite du 19 janvier 1888, Eneström, accusé par Mittag-Leffler de fournir aux journaux des renseignements privés qui étaient utilisés dans les attaques contre lui et les Acta, avait été exclu de la rédaction des Acta au cours du mois de mars 1888. Il avait certes conservé la responsabilité de sa Bibliotheca mathematica mais on peut penser qu’à la date de cette lettre, les relations entre Mittag-Leffler et Eneström devaient être assez tendues: Un véritable malheur m’est arrivé dans ces jours qui m’a touché au plus vif. Vous connaissez un peu M. Eneström qui a été dans mon service comme mon aide dans la rédaction des Acta pendant cinq ans. Je le croyais mon ami et l’ami de l’entreprise qui est devenue pour moi l’œuvre auquelle je donne la plus grande partie de mes forces et de mon intérêt. J’avais la plus grande confiance en lui et il connaissait tous les secrets quant à la rédaction. Vous savez bien qu’il y a beaucoup de choses dans la rédaction d’un si grand journal qu’on ne peut pas crier dans les rues et qui doivent être traitées avec la plus grande discrétion. Enfin il savait tout ou presque tout. Voici ce qui est arrivé. Un beau jour vient M. Montelius qui est rédacteur du premier recueil littéraire de la Suède pour me dire qu’il avait reçu un article sur les Acta rédigé par M. Eneström. Il savait M. Eneström être à mon service et quoiqu’il trouvait un peu drôle que je lui faisais écrire des articles sur les Acta, il a accepté le manuscrit par amitié pour moi. Avant que l’article fut envoyé à l’imprimerie il le regarde pourtant et il trouve une attaque des plus vifs dans le genre de ceux qu’on faisait une autre fois dans quelques journaux influencés par mes ennemis dans l’académie des sciences. L’article fut renvoyé à l’auteur, mais je l’ai vu. M. E[neström] emploie avec une grande finesse tout ce qu’il connaît sur les intérieurs de la rédaction et il me reproche des choses où il sait que j’ai eu raison mais auxquelles je ne peux répondre sans compromettre des collaborateurs ou d’autres avec lesquels j’entretiens des bonnes et amicales relations. Le but de l’article était de me priver de la subvention d’état qu’on me donne et M. E[neström] connaissait pourtant toute ma peine pour la conserver l’année passée. Après cette découverte qui m’a ouvert les yeux sur le vrai caractère de M. Eneström, j’ai fait bien d’autres. Ainsi par exemple M. Eneström a déjà publié il y a quelques mois à mon insu un autre article dans un recueil très répandu parmi les professeurs des lycées où il leur donne le conseil de ne plus s’abonner aux Acta pour leurs établissements. D’un côté il voulait donc me priver de la subvention d’état et de l’autre de mes abonnés. Je suis si peu en relation avec le monde des professeurs des lycées que si le hasard ne m’avait pas aidé des années auraient pu s’écouler sans que j’aurais eu connaissance de ce dernier article.
Maintenant j’ai toute raison à croire que M. Eneström fera son possible pour me faire mal à l’étranger. J’ai donc pensé de communiquer dans le prochain numéro des Acta que Monsieur Eneström n’est plus dans mon service. Je veux faire cette communication de manière qu’on sache qu’il y a quelque chose et qu’on doit recevoir avec défiance tous les démarches que M. Eneström pourra faire. Mais de l’autre côté je ne veux pas lui faire plus de mal que cela ne soit nécessaire. (AS)
Casorati est aussi immédiatement prévenu dans une lettre datée du 20 janvier 1888. Il [Eneström] n’est plus mon secrétaire depuis le commencement de l’année. Son successeur est M. E. Phragmén, un jeune homme dont l’honorabilité est aussi grande que son talent mathématique bien rare. (BF 1029 – IML) De même, les éditeurs allemands Mayer et Müller et l’éditeur français sont avertis du renvoi de Eneström. Par contre Weierstrass ne semble pas avoir été immédiatement averti de la rupture. Dans sa lettre adressée à Mittag-Leffler le 6 juillet 1888, il s’étonne du soutien apporté à Kronecker dans la polémique sur les travaux de Dirichlet.
Vous serait-il possible d’en faire rendre compte dans la Bibliotheca Mathematica.

Votre ami dévoué,

Poincaré

ALS 2p. IML 51, Mittag-Leffler Archives, Djursholm.

Time-stamp: " 9.08.2023 13:52"

Notes

  • 1 Date du cachet de la poste de Paris. Paris-2 avril — Stockholm-5 avril. Une lettre d’invitation à une soirée “tout à fait sans cérémonie” pour le 10 juin, adressée par Madame Poincaré à Madame Mittag-Leffler le 5 juin 1889, est conservée dans le dossier Poincaré à l’institut Mittag-Leffler (IML — Poincaré 52). D’autre part, une circulaire d’invitation au congrès de Paris (8-15 août 1889) de l’Association française pour l’avancement des sciences et signée par Poincaré en tant que président des 1re et 2e sections (Mathématiques, Astronomie, Géodésie et Mécanique) et adressée courant mai à Mittag-Leffler est conservée sous la cote 53 (IML — Poincaré 53).
  • 2 Poincaré aura le souci de se réconcilier avec Gyldén. Il fait un hommage appuyé de ses travaux dans l’introduction des Méthodes nouvelles de la Mécanique céleste : Mais le savant qui a rendu à cette branche de l’Astronomie les services les plus éminents est sans contredit M. Gyldén. Son œuvre touche à toutes les parties de la Mécanique céleste, et il utilise avec habileté toutes les ressources de l’Analyse moderne. M. Gyldén est parvenu à faire disparaître entièrement de ses développements tous les termes séculaires qui avaient tant gêné ses devanciers. (Poincaré 1892, 3) Poincaré ne considérait pas que la divergence des séries de Lindstedt et de Gyldén les rendait inutilisables (voir §§ 1-1-79, note 4, et 1-1-82). Il a toujours eu soin de prendre en compte les intérêts éventuellement divergents des astronomes et des mathématiciens: Toutes ces méthodes ont un caractère commun ; les savants qui les ont imaginées se sont efforcés de développer les coordonnées des astres en séries dont tous les termes soient périodiques et de faire disparaître ainsi les termes dits séculaires que l’on rencontrait avec les anciens procédés d’approximation successive, et où le temps sortait des signes sinus et cosinus ; mais, en revanche, ces savants ne se sont pas préoccupés de savoir si les séries qu’ils obtenaient étaient convergentes au sens que les géomètres donnent à ce mot. […] Les termes de ces séries, en effet, décroissent d’abord très rapidement et se mettent ensuite à croître ; mais, comme les astronomes s’arrêtent aux premiers termes de la série et bien avant que ces termes aient cessé de décroître, l’approximation est suffisante pour les besoins de la pratique. La divergence de ces développements n’aurait d’inconvénients que si l’on voulait s’en servir pour établir rigoureusement certains résultats, par exemple la stabilité du système solaire. (Poincaré 1893, V–VI)
  • 3 Poincaré (1889). La référence à Eneström montre que Poincaré n’était pas encore complétement dans les confidences de Mittag-Leffler (ni dans celles de Hermite). En effet, comme le montre la lettre de Mittag-Leffler à Hermite du 19 janvier 1888, Eneström, accusé par Mittag-Leffler de fournir aux journaux des renseignements privés qui étaient utilisés dans les attaques contre lui et les Acta, avait été exclu de la rédaction des Acta au cours du mois de mars 1888. Il avait certes conservé la responsabilité de sa Bibliotheca mathematica mais on peut penser qu’à la date de cette lettre, les relations entre Mittag-Leffler et Eneström devaient être assez tendues: Un véritable malheur m’est arrivé dans ces jours qui m’a touché au plus vif. Vous connaissez un peu M. Eneström qui a été dans mon service comme mon aide dans la rédaction des Acta pendant cinq ans. Je le croyais mon ami et l’ami de l’entreprise qui est devenue pour moi l’œuvre auquelle je donne la plus grande partie de mes forces et de mon intérêt. J’avais la plus grande confiance en lui et il connaissait tous les secrets quant à la rédaction. Vous savez bien qu’il y a beaucoup de choses dans la rédaction d’un si grand journal qu’on ne peut pas crier dans les rues et qui doivent être traitées avec la plus grande discrétion. Enfin il savait tout ou presque tout. Voici ce qui est arrivé. Un beau jour vient M. Montelius qui est rédacteur du premier recueil littéraire de la Suède pour me dire qu’il avait reçu un article sur les Acta rédigé par M. Eneström. Il savait M. Eneström être à mon service et quoiqu’il trouvait un peu drôle que je lui faisais écrire des articles sur les Acta, il a accepté le manuscrit par amitié pour moi. Avant que l’article fut envoyé à l’imprimerie il le regarde pourtant et il trouve une attaque des plus vifs dans le genre de ceux qu’on faisait une autre fois dans quelques journaux influencés par mes ennemis dans l’académie des sciences. L’article fut renvoyé à l’auteur, mais je l’ai vu. M. E[neström] emploie avec une grande finesse tout ce qu’il connaît sur les intérieurs de la rédaction et il me reproche des choses où il sait que j’ai eu raison mais auxquelles je ne peux répondre sans compromettre des collaborateurs ou d’autres avec lesquels j’entretiens des bonnes et amicales relations. Le but de l’article était de me priver de la subvention d’état qu’on me donne et M. E[neström] connaissait pourtant toute ma peine pour la conserver l’année passée. Après cette découverte qui m’a ouvert les yeux sur le vrai caractère de M. Eneström, j’ai fait bien d’autres. Ainsi par exemple M. Eneström a déjà publié il y a quelques mois à mon insu un autre article dans un recueil très répandu parmi les professeurs des lycées où il leur donne le conseil de ne plus s’abonner aux Acta pour leurs établissements. D’un côté il voulait donc me priver de la subvention d’état et de l’autre de mes abonnés. Je suis si peu en relation avec le monde des professeurs des lycées que si le hasard ne m’avait pas aidé des années auraient pu s’écouler sans que j’aurais eu connaissance de ce dernier article. Maintenant j’ai toute raison à croire que M. Eneström fera son possible pour me faire mal à l’étranger. J’ai donc pensé de communiquer dans le prochain numéro des Acta que Monsieur Eneström n’est plus dans mon service. Je veux faire cette communication de manière qu’on sache qu’il y a quelque chose et qu’on doit recevoir avec défiance tous les démarches que M. Eneström pourra faire. Mais de l’autre côté je ne veux pas lui faire plus de mal que cela ne soit nécessaire. (AS) Casorati est aussi immédiatement prévenu dans une lettre datée du 20 janvier 1888. Il [Eneström] n’est plus mon secrétaire depuis le commencement de l’année. Son successeur est M. E. Phragmén, un jeune homme dont l’honorabilité est aussi grande que son talent mathématique bien rare. (BF 1029 – IML) De même, les éditeurs allemands Mayer et Müller et l’éditeur français sont avertis du renvoi de Eneström. Par contre Weierstrass ne semble pas avoir été immédiatement averti de la rupture. Dans sa lettre adressée à Mittag-Leffler le 6 juillet 1888, il s’étonne du soutien apporté à Kronecker dans la polémique sur les travaux de Dirichlet.

Références

  • H. Poincaré (1889) Leçons sur la théorie mathématique de la lumière, Volume 1. Georges Carré, Paris. link1 Cited by: endnote 3.
  • H. Poincaré (1892) Les méthodes nouvelles de la mécanique céleste, Volume 1. Gauthier-Villars, Paris. link1 Cited by: endnote 2.
  • H. Poincaré (1893) Les méthodes nouvelles de la mécanique céleste, Volume 2. Gauthier-Villars, Paris. link1 Cited by: endnote 2.