3-45-1. H. Poincaré à Aloys Verschaffel

[Après le 01.08.1911]

Bureau des longitudes — Palais de l’institut — 3, rue Mazarine

Mon cher Collègue,

M. Bigourdan m’a communiqué votre note sur la jeunesse des étoiles.11endnote: 1 Guillaume Bigourdan fut membre du comité de rédaction du journal dirigé par Poincaré, le Bulletin astronomique, et membre de l’Académie des sciences de Paris, section d’astronomie. Vraisemblablement, Verschaffel lui a envoyé une note pour publication dans le Bulletin, ou peut-être dans les Comptes rendus hebdomadaires de l’Académie des sciences. Or, aucune note au sujet de la jeunesse des étoiles n’a été publiée par Verschaffel jusqu’au mois de juin, 1914, lorsque le Bulletin a publié un essai reprenant quelques idées d’un article de Jacob Halm publié au mois d’août 1911 (Halm, 1911; Verschaffel, 1914). Halm s’est intéressé aux vitesses des étoiles de la constellation d’Orion, et à l’hypothèse, avancée par Kapteyn et Frost (1910), selon laquelle ces étoiles formaient un troisième essaim, en surplus des deux essaims découverts par Kapteyn en 1904 (Kapteyn 1906; Paul 1993). Poincaré a analysé la découverte de Kapteyn dans ses Leçons sur les hypothèses cosmogoniques du point de vue de la théorie cinétique des gaz (Poincaré 1911, 104–111). Il a observé, notamment, que l’existence des essaims de Kapteyn nous montrait que la Voie lactée n’avait pas atteint l’état d’équilibre thermodynamique.

Elle me paraît intéressante; permettez moi pourtant les observations suivantes; il conviendrait de rappeler les chiffres sur lesquels vous vous appuyez, car il est nécessaire de savoir :22endnote: 2 L’essai de Verschaffel (1914) ne corrige pas les défauts signalés ici par Poincaré; vraisemblablement, ces défauts posaient un obstacle à la publication dans le Bulletin astronomique lorsque Poincaré le dirigeait. Quant au successeur de Poincaré à la direction du Bulletin, Benjamin Baillaud, il a fait suivre l’article de Verschaffel du commentaire de Pierre Puiseux (1914), qui soutenait l’application par Poincaré de la mécanique statistique dans le domaine cosmologique.

1° S’il s’agit seulement des mouvements propres angulaires ou des vitesses radiales, car dans le 1er cas on pourrait supposer qu’elles sont lentes parce qu’elles sont loin.33endnote: 3 Halm a présenté des pages de calculs et de chiffres, dont des vitesses propres et radiales d’étoiles, à la différence de Verschaffel, dont l’article est discursif et décousu.

2° S’il s’agit des mouvements propres observés, c’est-à-dire des mouvements par rapport au Soleil, ou des mouvements corrigés de la parallaxe c’est-à-dire des mouvements absolus. Dans l’exposé de votre théorie, il serait nécessaire d’expliquer nettement les hypothèses dont vous partez. Les vitesses vv et vv^{\prime} sont-elles rapportées au Soleil, ou au Centre de gravité du système Solaire ; à quelle loi de probabilité sont-elles supposées satisfaire, est-ce celle de Maxwell?44endnote: 4 Halm s’est référé à la loi de Maxwell-Boltzmann, qui décrit la distribution des vitesses des molécules d’un gaz parfait monoatomique à l’équilibre thermodynamique. Selon lui (et Poincaré), sous la même condition d’équilibre, cette loi devait décrire la distribution des vitesses des étoiles d’un système stellaire. La loi d’équipartition de l’énergie est une conséquence de la loi de Maxwell-Boltzmann, comme Halm a pris soin de démontrer. Verschaffel (1914) n’a pas précisé de loi de distribution de vitesses. Tout comme Halm, il a observé que si la loi d’équipartition de l’énergie était applicable aux étoiles, le rapport des vitesses de deux étoiles vv et vv^{\prime} serait égal au rapport inverse de la racine carrée de leurs masses: v/v=m/mv/v^{\prime}=\sqrt{m^{\prime}}/\sqrt{m}. Verschaffel n’a pas précisé le système de référence auquel sont rattachées les vitesses stellaires vv et vv^{\prime} et, à la différence de Halm (et de Poincaré), Verschaffel trouvait que si l’application de la loi d’équipartition de l’énergie fut fondée empiriquement pour les molécules gazeuses, il ne le fut pas pour les “masses cosmiques”, dont les étoiles, les planètes, et les nébuleuses. En ce qui concerne la jeunesse des étoiles, Verschaffel a repris la suggestion de Halm, selon laquelle les étoiles de ce troisième essaim (“third drift”) dans la constellation d’Orion avaient pour origine la collision d’étoiles des deux essaims de Kapteyn. Il supposait que ces collisions fussent à l’origine des nouvelles étoiles, tout en admettant que ces dernières peuvent provenir de l’“auto-sectionnement”. Une telle théorie de l’origine dynamique des étoiles binaires fut proposée par Poincaré dans le cadre de ses recherches sur la stabilité des figures piriformes (1885); voir, à ce sujet, Myers à Poincaré, 24.09.1901 (§ 3-36-1), la correspondance avec George Darwin, et l’analyse de Walter (2023).

Votre bien dévoué collègue

Poincaré

ALS 2p. Château-Observatoire d’Abbadia. An English translation is available (§ 7-2-77).

Time-stamp: "18.11.2023 22:57"

Notes

  • 1 Guillaume Bigourdan fut membre du comité de rédaction du journal dirigé par Poincaré, le Bulletin astronomique, et membre de l’Académie des sciences de Paris, section d’astronomie. Vraisemblablement, Verschaffel lui a envoyé une note pour publication dans le Bulletin, ou peut-être dans les Comptes rendus hebdomadaires de l’Académie des sciences. Or, aucune note au sujet de la jeunesse des étoiles n’a été publiée par Verschaffel jusqu’au mois de juin, 1914, lorsque le Bulletin a publié un essai reprenant quelques idées d’un article de Jacob Halm publié au mois d’août 1911 (Halm, 1911; Verschaffel, 1914). Halm s’est intéressé aux vitesses des étoiles de la constellation d’Orion, et à l’hypothèse, avancée par Kapteyn et Frost (1910), selon laquelle ces étoiles formaient un troisième essaim, en surplus des deux essaims découverts par Kapteyn en 1904 (Kapteyn 1906; Paul 1993). Poincaré a analysé la découverte de Kapteyn dans ses Leçons sur les hypothèses cosmogoniques du point de vue de la théorie cinétique des gaz (Poincaré 1911, 104–111). Il a observé, notamment, que l’existence des essaims de Kapteyn nous montrait que la Voie lactée n’avait pas atteint l’état d’équilibre thermodynamique.
  • 2 L’essai de Verschaffel (1914) ne corrige pas les défauts signalés ici par Poincaré; vraisemblablement, ces défauts posaient un obstacle à la publication dans le Bulletin astronomique lorsque Poincaré le dirigeait. Quant au successeur de Poincaré à la direction du Bulletin, Benjamin Baillaud, il a fait suivre l’article de Verschaffel du commentaire de Pierre Puiseux (1914), qui soutenait l’application par Poincaré de la mécanique statistique dans le domaine cosmologique.
  • 3 Halm a présenté des pages de calculs et de chiffres, dont des vitesses propres et radiales d’étoiles, à la différence de Verschaffel, dont l’article est discursif et décousu.
  • 4 Halm s’est référé à la loi de Maxwell-Boltzmann, qui décrit la distribution des vitesses des molécules d’un gaz parfait monoatomique à l’équilibre thermodynamique. Selon lui (et Poincaré), sous la même condition d’équilibre, cette loi devait décrire la distribution des vitesses des étoiles d’un système stellaire. La loi d’équipartition de l’énergie est une conséquence de la loi de Maxwell-Boltzmann, comme Halm a pris soin de démontrer. Verschaffel (1914) n’a pas précisé de loi de distribution de vitesses. Tout comme Halm, il a observé que si la loi d’équipartition de l’énergie était applicable aux étoiles, le rapport des vitesses de deux étoiles vv et vv^{\prime} serait égal au rapport inverse de la racine carrée de leurs masses: v/v=m/mv/v^{\prime}=\sqrt{m^{\prime}}/\sqrt{m}. Verschaffel n’a pas précisé le système de référence auquel sont rattachées les vitesses stellaires vv et vv^{\prime} et, à la différence de Halm (et de Poincaré), Verschaffel trouvait que si l’application de la loi d’équipartition de l’énergie fut fondée empiriquement pour les molécules gazeuses, il ne le fut pas pour les “masses cosmiques”, dont les étoiles, les planètes, et les nébuleuses. En ce qui concerne la jeunesse des étoiles, Verschaffel a repris la suggestion de Halm, selon laquelle les étoiles de ce troisième essaim (“third drift”) dans la constellation d’Orion avaient pour origine la collision d’étoiles des deux essaims de Kapteyn. Il supposait que ces collisions fussent à l’origine des nouvelles étoiles, tout en admettant que ces dernières peuvent provenir de l’“auto-sectionnement”. Une telle théorie de l’origine dynamique des étoiles binaires fut proposée par Poincaré dans le cadre de ses recherches sur la stabilité des figures piriformes (1885); voir, à ce sujet, Myers à Poincaré, 24.09.1901 (§ 3-36-1), la correspondance avec George Darwin, et l’analyse de Walter (2023).

Références

  • J. Halm (1911) Further considerations relating to the systematic motions of the stars. Monthly Notices of the Royal Astronomical Society 71 (8), pp. 610–639. link1 Cited by: endnote 1.
  • J. C. Kapteyn and E. B. Frost (1910) On the velocity of the Sun’s motion through space as derived from the radial velocity of Orion stars. Astrophysical Journal 32, pp. 83–90. link1, link2 Cited by: endnote 1.
  • J. C. Kapteyn (1906) Statistical methods in stellar astronomy. See Congress of Arts and Science: Universal Exposition, St. Louis, 1904, Rogers, pp. 369–425. link1 Cited by: endnote 1.
  • E. R. Paul (1993) The Milky Way Galaxy and Statistical Cosmology 1890–1924. Cambridge University Press, Cambridge. link1 Cited by: endnote 1.
  • H. Poincaré (1885) Sur l’équilibre d’une masse fluide animée d’un mouvement de rotation. Acta mathematica 7 (1), pp. 259–380. link1 Cited by: endnote 4.
  • H. Poincaré (1911) Leçons sur les hypothèses cosmogoniques. Hermann, Paris. link1 Cited by: endnote 1.
  • P. Puiseux (1914) Remarques au sujet de l’article précédent. Bulletin astronomique 31 (6), pp. 272–273. link1 Cited by: endnote 2.
  • H. J. Rogers (Ed.) (1905) Congress of Arts and Science: Universal Exposition, St. Louis, 1904. Houghton, Mifflin, Boston/New York. link1 Cited by: J. C. Kapteyn (1906).
  • A. Verschaffel (1914) Essai d’une contribution à l’explication de quelques faits récemment découverts dans l’astronomie stellaire. Bulletin astronomique 31 (6), pp. 265–272. link1 Cited by: endnote 1, endnote 2, endnote 4.
  • S. A. Walter (2023) The Poincaré pear and Poincaré-Darwin fission theory in astrophysics, 1885–1901. Philosophia Scientiæ 27 (3), pp. 159–187. link1, link2 Cited by: endnote 4.