7-2-78. G. B. Guccia à Louise Poulain d’Andecy

18 septembre 1912

Hotel Montana — Lucerne

Madame,

Votre aimable lettre du 29 juillet est venue me rejoindre en Suisse. J’en ai été touché; et vous prie de vouloir bien agréer mes vifs remerciements.

Je dois vous avouer que depuis deux mois ma pensée est tout le temps dirigée vers la mémoire de notre cher absent ! Veuillez me permettre qu’après votre grand deuil et celui de vos chers enfants, je place le mien, qui est aussi bien grand et profondément douloureux ! La Science a perdu le plus grand mathématicien du siècle (et d’autres diront, encore mieux de ce qu’on ne l’ai pas fait jusqu’à présent, ce qui était Henri Poincaré); mais moi j’ai perdu mon plus cher ami (27 ans de rapports continuels, charmants), qui avait toujours eu pour moi une extrême indulgence et une grande bonté ! j’ai perdu le meilleur aussi et le plus grand soutien d’une organisation scientifique que j’avais crée avec tant d’efforts.

Vous savez, du reste, que 15 de ses plus importants mémoires ont été publiés dans les Rendiconti, entre autre celui de 1894 (Sur les équations de la Physique mathématique), qui est considéré comme une oeuvre classique, immortelle, de ce grand génie. Le premier (de 1888) était sous forme de lettre adressée à moi. Et le dernier …hélas ! c’était un adieu ! Voici comment les choses se sont passées au sujet de ce dernier mémoire (ainsi que je l’ai écrit succinctement le 18 juillet à M. Raymond Poincaré et à M. Darboux) :

Le 9 décembre 1911 il m’écrit la lettre suivante (que je vous transcris textuellement) :11endnote: 1 See Poincaré to Guccia, 9 December, 1911 (§ 4-36-54). Guccia published a facsimile of Poincaré’s letter (Poincaré, 1913), and communicated a copy of the facsimile to a select few, including Poincaré’s widow; see Guccia to Poulain d’Andecy, 28 December, 1912 (§ 7-2-79). Guccia’s intertext commentary is displayed in red.

Mon cher ami,

Je vous ai parlé, lors de votre dernière visite, d’un travail qui me retient depuis deux ans. Je ne suis pas plus avancé et je me décide à l’abandonner provisoirement pour lui donner le temps de mûrir. Cela irait bien, si j’étais sûr (triste pressentiment!) de pouvoir le reprendre; à mon âge, je ne puis en répondre (!..); et les résultats obtenus, susceptibles de mettre les chercheurs sur une voie nouvelle et inexplorée, me paraissent trop pleins de promesses malgré les déceptions qu’ils m’ont données pour que je me résigne à les sacrifier.

Dans ces conditions, trouveriez-vous convenable de publier un mémoire inachevé où j’exposerais le but que j’ai poursuivi, le problème que je me suis proposé, et les résultats des efforts que j’ai faits pour le résoudre? Cela serait un peu insolite, mais cela serait peut-être utile. Ce qui m’embarrasse, c’est que je serai obligé de mettre beaucoup de figures, justement parce que je n’ai pu arriver à une règle générale, mais que j’ai seulement accumulé les solutions particulières.

Dites-moi, je vous prie, ce que vous pensez de cette question et ce que vous me conseillez.

Votre ami dévoué,

Poincaré

J’ai été frappé par cette lettre. À part la modestie, à nulle autre pareille (à laquelle j’étais habitué), je croyais lire entre les lignes qu’il ne se sentait pas bien. J’ai failli vous écrire; mais je m’en suis abstenu par crainte qu’il puisse s’alarmer, lui qui ne voulait pas qu’on parle et on s’occupe de sa santé. J’ai immédiatement répondu le 12 décembre par dépêche : “Conseiller publier, Lettre suit, amitiés” et je lui écris qu’il serait peut-être utile qu’il explique au public, dans une préface, à peu près ce qu’il venait de m’écrire dans sa lettre, savoir que le mémoire était inachevé, etc. C’est ce qu’il a fait; et le mémoire a paru dans les Rendiconti en juillet, à peu près en même temps qu’il nous est disparu !

Il m’a encore écrit; nous avions un rendez-vous à l’Académie le lundi 8 juillet, où il devait me donner la dernière édition (que je lui avais instamment demandée) de sa Notice par M. Lebon. Mais, en prévoyant (sans le dire) qu’il ne pourrait pas venir ce jour-là à l’Académie, il me fait écrire par M. Lebon que ce jour-là je pourrais faire chercher la notice chez M. Lebon ! Au fait, je l’attends à l’Académie jusqu’à 4 heures. Il ne vient pas. A Londres j’ai appris par MM. Picard et Haller qu’il n’était pas venu à l’Académie le 8, parce que le lendemain il devait entrer dans une maison de santé pour une opération; mais que l’opération était bien réussie. Il n’y avait donc pas à s’alarmer. Il en aurait eu encore pour une dizaine de jours avant d’être tout à fait rétabli ! Voici que, au commencement d’une soirée à Burlington House le 17, arrive Sir Joseph Larmor et nous communique la dépêche parvenue à l’Athenaeum Club ! Un coup de foudre ! Nous pleurions tous ! Depuis cette triste soirée, je ne sais plus rien. En quittant Londres, je me suis senti tellement triste et désorienté que je n’ai écrit à personne. C’est à peine si j’ai pu m’occuper des affaires les plus urgentes de rédaction.

Je vous laisse donc imaginer si je voudrais parler de notre cher absent ! Demain je pars pour Paris, où je compte rester deux semaines. Aussi, si vous voudriez m’accorder l’honneur de serrer la main à vous et à vos enfants, ce serait pour moi un grand soulagement. Dans ce cas, veuillez, je vous prie me fixer un jour et une heure où je pourrais me rendre rue Claude-Bernard.

Mon adresse est :

Grand Hôtel Terminus, rue St.-Lazare, Paris.

En attendant, veuillez bien agréer, Madame, avec tous vos enfants, le témoignage de ma douloureuse sympathie et l’expression de mon plus profond respect.

G. B. Guccia

ALS 6p. Private collection, Paris 75017.

Time-stamp: "22.08.2023 17:01"

Notes

  • 1 See Poincaré to Guccia, 9 December, 1911 (§ 4-36-54). Guccia published a facsimile of Poincaré’s letter (Poincaré, 1913), and communicated a copy of the facsimile to a select few, including Poincaré’s widow; see Guccia to Poulain d’Andecy, 28 December, 1912 (§ 7-2-79). Guccia’s intertext commentary is displayed in red.

Références

  • H. Poincaré (1913) Fac-similé d’une lettre de Henri Poincaré. Rendiconti del Circolo matematico di Palermo, supplemento 8, pp. 28–29. link1 Cited by: endnote 1.