7-1-19. Les humanités et les sciences

Les Sciences et les Humanités11endnote: 1 Vers la fin de l’année 1911, Franz Strunz (1875–1953), le directeur de l’Urania et professeur d’histoire des sciences à l’École polytechnique de Vienne, a invité Poincaré à prononcer un discours lors d’une prochaine visite à Vienne. Poincaré, dans sa réponse du 2 janvier 1912 n’a rien promis à Strunz. Il a expliqué que ses projets n’étaient pas fixés, et qu’il n’avait “guère de temps pour la préparation” d’un discours (§ 6-1-1907). Finalement, Poincaré n’a pas fait de discours à l’Urania, alors que, le 22 mai 1912, il a prononcé un discours devant le Verein der Freunde des humanistischen Gymnasiums lors de sa réunion annuelle dans le Festsaal de l’Université de Vienne. Vraisemblablement, l’invitation de Strunz suivait celle du Verein. Les circonstances de l’invitation du Verein ne sont pas claires, mais vraisemblablement, la direction du Verein avait remarqué la conférence de Poincaré intitulée “Les sciences et les humanités” et souhaitait promouvoir, comme Poincaré, l’enseignement du latin et du grec. Poincaré, accompagné de sa fille aînée Jeanne, était l’invité d’honneur de cette “Poincaré-Abend” viennoise, lors de laquelle plusieurs personnalités ont fait ses louanges. Les réponses de Poincaré ont été transcrites et publiées dans le rapport de l’assemblée (Frankfurter et al., 1912). Dans son discours à l’Université de Vienne, Poincaré a repris en partie un texte publié à Paris (Poincaré, 1911a, b). Son manuscrit autographe de dix pages porte le même titre que son discours de 1911, mais il a été publié sous un autre titre: “Les humanités et les sciences” (Poincaré 1912b). Avec l’accord de Poincaré, le Verein a confié la traduction allemande à Hans von Arnim, et l’a publiée sous le titre “Humanistische Bildung und exakte Wissenschaft” (Poincaré, 1912a). Un extrait de cette conférence viennoise a été cité par le mathématicien Leo Königsberger (1914, 10). Poincaré n’a pas pu corriger avant sa mort les épreuves de ces deux textes. L’édition annotée que nous publions ici ne diffère pas de celle de 1912, mais nous signalons une variante. Le manuscrit autographe de Poincaré ne porte pas d’annotation, à une exception, de main inconnue, au crayon rouge : “Zu setzen für Mitteilung XIII”.

Les savants peuvent-ils tirer profit d’une solide culture littéraires, ou cette culture n’est-elle pour eux qu’un luxe inutile? Il est clair d’abord que s’ils n’en tiraient pas d’avantage en tant que savants, elle leur serait toujours utile en tant qu’hommes; ils ne sont pas constamment enfermés dans leur laboratoire, ils vivent de la vie de tout le monde et rien de ce qui est humaine leur doit être étranger; mais ce n’est pas la question que je veux traiter ici. Je ne m’occupe pas de l’homme, mais uniquement du savant et je veux faire voir dans quelle mesure son activité scientifique deviendra plus fructueuse si son esprit a reçu la saine nourriture des lettres classiques.

Certes je ne prétends pas dire que quiconque n’a pas passé par les humanités doit renoncer à devenir un savant; les faits me donneraient de trop faciles démentis; le génie trouve toujours sa voie, et il la fraye au besoin à travers les fourrés les plus épais; mais cela ne veut pas dire qu’il ne vaut pas mieux prendre la grande route. Je ne veux pas non plus vous citer la liste de tous les grands hommes qui ont été à la fois des savants de premier ordre et des lettrés délicats; il serait trop aisé de me répondre que, il y a cinquante ans à peine, tout le monde bénéficiait de la culture classique, et qu ces grands hommes l’avaient reçue comme tous leurs contemporains. Et pourtant croyez-vous que Gauss, que Laplace, que tant d’autres auraient été ce qu’ils ont été, s’ils n’avaient été affinés par le commerce des Lettres.

Oui, c’est vrai, il y a cinquante ans, personne n’aurait jugé utile la démonstration que j’entreprends aujourd’hui, tant la vérité que je veux défendre paraissait évidente et au-dessus de toute discussion. Mais depuis sont venus les raisonneurs; que signifient, disaient-ils, ces vaines exercices de grammaire où nos enfants consument leurs plus belles années; pourquoi les laisser en face des anciens qui sont morts et qui ne reviendront plus, au lieu de leur montrer tout de suite le monde moderne qui est vivant? Les conquêtes de la Science s’accumulent, il faudra des années d’étude pour nous les assimiler; ces années précieuses, nous ne pouvons les gaspiller; la culture littéraire n’est que du temps perdu, du gaspillage, il faut aller droit au but pour aller vite. messieurs, les Mathématiciens disent que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre, mais ils ont tort, nous l’allons montrer tout à l’heure.

Et après les raisonneurs sont venus les statisticiens; ils ont argué des succès obtenus aux examens scientifiques par les élèves de l’enseignement moderne. C’était là une pauvre raison. Dans l’enseignement moderne, on commence les sciences plus tôt, le jour de l’examen, en en a revu les matières deux fois plus souvent que les camarades des écoles classiques, on finit par les savoir par cœur; mais la formation de l’esprit n’a pas profité de ce rabâchage continuel, on a plus appris, mais on est moins capable d’apprendre; ce n’est pas à l’école qu’il faut apprendre, c’est dans la vie; à l’école il faut apprendre à apprendre. Revenez donc dix ans après l’examen, et voyez ce que seront devenus les uns et les autres; ceux qui savaient bien leur programme, parce qu’ils l’avaient cent fois repassé; ceux qui n’en avaient eu qu’une vue générale, amis dont l’esprit était fortement trempé.

Ceux-ci, dira-t-on, n’auraient pas eu l’esprit moins bien trempé s’ils n’avaient pas perdu leur temps sur la grammaire. Ah, la grammaire; on en a dit beaucoup de mal; on la traite aujourd’hui en suspecte, on voudrait l’éliminer, même de l’étude des langues et on a imaginé la méthode directe qui permettrait de s’en passer. Je ne crois pas que ce soit la grammaire qui soit la plus utile des disciplines littéraires et pourtant qu’on aurait tort de la dédaigner, de ne pas comprendre l’avantage que la gymnastique grammaticale a sur la formation de l’esprit du savant.

Je me rappelle une anecdote que je tiens d’un inspecteur général de l’enseignement mathématique, M. Vacquant.22endnote: 2 Jean Baptiste Charles Vacquant (1829–1895) was a graduate of the science section of the École normale supérieure, who taught mathématiques spéciales at the Lycée Saint Louis in Paris from 1863 to 1876. He was also a professor and examiner at the École centrale des arts et manufactures. Vacquant was named Inspecteur général for Academy of Paris in 1876 (Caplat, 1986, 629–630). Il inspectait une classe d’enseignement moderne (enseignement dont la caractère était à cette époque moins littéraire qu’il ne l’est devenu depuis), et il interrogeait un élève sur le théorème célèbre qui nous apprend que le produit ne change pas quand on intervertit l’ordre des facteurs. Le signe de la multiplication peut s’énoncer, soit sous la forme qui multiplie soit sous la forme que multiplie; dès que le théorème en question est établi, on a le droit d’employer indifféremment l’une ou l’autre forme; mais avant de l’avoir démontré, on n’a pas le droit d’employer l’une pour l’autre. L’élève naturellement ne s’avisa pas de ces subtilités, et il récita la démonstration qu’il savait à peu près par coeur et qu’il s’imaginait bien posséder en faisant des deux formes l’emploi le moins judicieux. L’inspecteur le reprit, cherchant à lui faire comprendre son erreur; il n’y put parvenir; qui est sujet, que est complément direct, c’étaient des termes pour eux sans signification; ils se rappelaient vaguement qu’ils avaient autrefois, quand ils faisaient des analyses grammaticales, appelé systématiquement sujet le mot qu’ils voyaient placé avant le verbe, et compliment direct celui qui était après; ils savaient même que cette règle n’était pas infaillible et qu’en l’appliquant (ce qui cependant était encore le plus sûr) on s’attirait quelquefois des pensums; mais de là à discerner la différence subtile que ce pauvre M. Vacquant s’évertuait à leur faire saisir, il y avait loin. Jamais, me disait l’éminent inspecteur, un fait pareil n’aurait pu se passer dans une classe de latin.

J’espère bien qu’on trouverait aujourd’hui, dans les classes de notre enseignement moderne, des esprits mieux dégrossis; l’aventure de M. l’Inspecteur Vacquant ne se reproduirait plus sous la même forme; mais il y a une foule de mésaventures du même genre, plus subtiles, moins énormes, moins apparentes qui attendent les jeunes gens qui abordent l’étude des sciences sans s’être assouplis par cette gymnastique de la raison qui s’appelle la grammaire. Nos langues occidentales, la langue française en particulier, sont des instruments délicats et précis qui par leurs multiples flexions, par la place des mots, par leurs supports expriment des nuances infiniment plus subtiles que la distinction qui avait échappé aux écoliers dont je viens de parler. Toutes ces nuances, le mathématicien doit s’en rendre compte, qu’une seule soit altérée et tout son raisonnement est par terre; et il doit s’en rendre compte sans effort, il faut que l’habitude de les discerner du premier coup d’oeil soit devenue pour lui une seconde nature.

Il y a en effet deux façons de comprendre, on peut comprendre en gros ou par le menu; l’enfant comprend en gros, pour lui une phrase est un bloc et son instinct le porterait à l’écrire en un seul mot. Chaque mot est un centre d’association d’idées qui soulève autour de lui des ondes circulaires; une phrase c’est l’agitation complexe qui résulte de l’accumulation de ces ondes; l’enfant ne voit que cette agitation, il ne sait pas séparer ce qu’elle tient de tel mot ou de tel autre.

C’est là comprendre comme voit le myope à qui les divers points de l’objet apparaissent comme des taches débordant les unes sur les autres et pareilles à celles que l’on admire dans les tableaux de certaines écoles modernes.

C’est cette sorte d’illumination continue qu’on appelle d’ordinaire l’intelligence d’une phrase. Le sauvage, le paysan n’en connaîtra jamais d’autres. Beaucoup d’hommes adultes, même raffinés s’en contentent pour les usages ordinaires de la vie, réservant l’intelligence véritable pour les problèmes plus délicats. Quand on enseigne les langues vivantes par la méthode moderne, on s’efforce précisément d’obtenir que cette intelligence grossière des phrases étrangères précède l’intelligence par le menu qui ne doit être acquise que plus tard. C’en est assez pour qu’on n’aille pas à gauche quand on reçoit l’ordre d’aller à droite; on n’a pas besoin d’analyser le vrai sens du mot à droite. En un mot, c’en est assez pour vivre.

Mais ce n’est pas assez pour raisonner, pas assez pour faire de la science et surtout des mathématiques. Le raisonnement mathématique est comme un laminoir délicat; si on lui présente de trop gros morceaux, ils ne passeront pas; il lui faut des matériaux moins grossiers, préalablement pulvérisés pour ainsi dire par l’analyse verbale.

On m’a dit que la langue chinoise qui est monosyllabique et sans grammaire est incapable de rendre certaines nuances délicates, celles que nous exprimons par des flexions et que faute d’un instrument leur permettant de raisonner avec précision, les Célestes sont et resteront fermés aux Sciences exactes. Pour les Français qui ne comprennent leur langue qu’en gros, comme le fait l’enfant, pour ceux en un mot qui n’ont pas de grammaire, le français n’est qu’un chinois.

Il s’agit de passer d’une de ces façons de comprendre à l’autre, il faut se déshabituer de considérer la phrase en bloc, il faut en discerner les diverses parties, leurs rapports mutuels et les multiples nuances qui naissent des flexions, il faut apprendre à voir tout cela d’un coup d’oeil. Il faut donc se rompre l’esprit à l’analyse des formes verbales. La méthode des écoles primaires, celle des écoles modernes, c’est l’analyse grammaticale, exercice fastidieux entre tous, qui exige beaucoup d’écriture pour peu de résultats, et dont on se tire par la routine et par des artifices empiriques sans valeur éducatrice.

L’autre méthode emploie le thème et la version; ici l’élève doit remplacer les mots les uns par les autres, les mettre au cas et à la place convenables, ce qui l’oblige à réfléchir sur leurs rapports mutuels. Ce ne sont plus d’ailleurs des formules abstraites qu’il manie, mais des mots dont chacun a sa physionomie propre, et qui sont encore un peu vivants. Pesez quel profit on tire d’un thème d’une page et estimez d’autre part combien de feuilles de papier il aurait fallu noircir pour faire l’analyse grammaticale de ce même texte.

Mais ne pourrait-on obtenir les mêmes résultats avec les langues vivantes qui ont le mérite de servir à quelque chose puisqu’elles sont encore parlées. D’abord on enseigne aujourd’hui ces langues par la méthode directe, c’est-à-dire en gros, en regardant les phrases comme des blocs, c’est à dire sans grammaire, en proscrivant le thème et la version comme une hérésie digne du bûcher. Et renonçât-on même à cette méthode, les langues modernes qui toutes sont analytiques, qui sont comme coulées dans le même moule, ne pourraient remplacer les langues anciennes qui par la multiplicité et la richesse de leurs flexions, par la concision de leurs syntaxes, ont d’autres moyens que les nôtres d’exprimer les mêmes nuances, de sorte qu’on ne peut passer de l’une à l’autre sans faire attention à toutes ces nuances.

Et cela montre en passant combien sont absurdes ceux qui veulent enseigner le latin par la méthode directe; je ne sais si on arriverait à apprendre la langue avec moins d’efforts mais cela importerait peu si c’est l’effort et non la langue qui est utile. Si le médecin vous ordonne de faire de l’alpinisme pour vous faire des muscles, il ne faut pas prendre le funiculaire.

Et ce serait encore bien pis d’enseigner le français par la méthode directe; c’est pour le coup que les jeunes gens qui ne savent pas le latin perdraient toute chance de jamais comprendre le français par le menu. La méthode directe nous apprend de l’allemand tout ce qu’en savent les Allemands sans aller à l’école et cela n’est pas à dédaigner. Quand nous passons la frontière, nous rougissons de notre ignorance devant les garçons de café; l’allemand d’un garçon de café, ce serait déjà une conquête; le français des garçons de café c’est vraiment un peu maigre; j’ai dit assez plus haut que ce n’est pas celui qui convient au géomètre.

Mais si le but à atteindre est simplement de s’exercer à l’analyse, le futur géomètre ne peut-il le faire directement en se mettant aux prises dès le début avec la matière sur laquelle il aura à travailler ensuite, la quantité, les nombres et les figures. Ce serait mettre la charrue avant les boeufs; les gros morceaux que cette analyse doit réduire en une fine poussière, il est logique de les casser d’abord en morceaux plus petits; agir autrement ce serait vouloir digérer avant de mâcher. C’est l’analyse verbale qui mâche, c’est elle qui nous fournit des éléments susceptibles d’être digérés. Les formes verbales qui sont les produits de cette première élaboration conservent encore quelque chose de concret et presque d’un peu vivant; elles sont par là moins rebutantes pour les jeunes enfants qui peuvent se familiariser avec elles à un âge où les mathématiques leur seraient inaccessibles.

Ce que j’ai dit du mathématicien s’applique au naturaliste; lui aussi il a besoin de raisonner et par conséquent d’analyser, de distinguer les éléments des objets qu’ils étudient, de les séparer par la pensée les uns des autres, de les comparer et de les combiner. Tout cela, il apprendra à le faire soit par l’analyse verbale, soit par la pratique des mathématiques; mais cette seconde voie lui est généralement fermée. Le biologiste a à peu prés autant de répugnance pour les mathématiques que le littérateur le plus exclusif. Ces formes pures du géomètre qui lui semblent vides, sans couleur et sans vie lui causent un mortel ennui et sont pour lui sans intérêt; il est tout près d’y voir un appareil aussi vain que rébarbatif, i1 ne lui reste donc d’autre voie à suivre que celle des humanités. Cette analyse verbale, fruit de l’étude grammaticale et comparée des langues, lui suffira amplement, comme gymnastique et elle choquera moins ses goûts parce qu’elle lui présentera des objets non encore vidés de toute couleur et de toute vie.

Il y a une chose dont tout le monde se plaint; c’est que certains savants, certains ingénieurs ne savent pas exprimer leur pensée dans un langage clair et correct; c’est ce qu’on a appelé chez nous la crise du français et ce qu’on appelle sans doute chez vous la crise de l’allemand. On n’a pas hésité à attribuer ce fâcheux état de choses à l’affaiblissement de l’enseignement littéraire. Tous les hommes ne peuvent pas être de grands écrivains, des artistes de la plume; les images, la couleur du style, les accents d’éloquence, les trouvailles d’expression peuvent leur manquer et ils peuvent s’en passer. Mais tous ont besoin de se faire comprendre, de se laisser lire sans fatigue. Les idées les plus géniales resteront inutiles si vous ne pouvez les faire entendre autour de vous; Newton transporté subitement en Chine, serait mort ignoré et n’aurait pu accomplir son oeuvre, parce que les Chinois ne comprennent pas l’anglais, et chaque jour, il faut bien le dire, paraissent des mémoires qui sont peut-être sublimes, mais nous n’en saurons jamais rien par ce qu’ils sont écrits dans un langage qui se rapproche du chinois. Beaucoup d’hommes d’affaires se plaignent de recevoir de leurs ingénieurs des rapports rédigés dans la même langue.

Il y a, comme le rappelait récemment M. Lechatelier, un ensemble de règles très simples qu’il suffit d’appliquer, mais qu’il faut appliquer si l’on veut être sûr d’être compris. Mais il convient surtout de s’habituer à ordonner sa pensée, à ne pas commencer sa rédaction sans avoir arrêté un plan, et à ne pas la poursuivre en oubliant ce plan et sans s’astreindre à le suivre. Il faut que ce plan soit logique, et paraisse tel non seulement à celui qui l’a conçu, mais à tous ses lecteurs.

Il semble qu’il ne s’agisse là que d’une correction tout extérieure; il importe d’écrire d’une façon intelligible de même qu’il importe d’avoir une écriture lisible. Si vous ne savez pas former vos lettres, vos pensées les plus remarquables échapperont à votre correspondant par ce qu’il renoncera à vous lire. Et cependant on n’attache à l’art calligraphique qu’une importance secondaire; il y a des hommes du plus haut mérite qui écrivent comme des chats; ils en sont quittes pour prendre un secrétaire. Ne pourrait-on faire de même en ce qui concerne le style? Il y aurait l’homme de génie qui se bornerait à penser et à côté de lui un humble subalterne, un rédacteur qui se chargerait de traduire ses hautes pensés dans un langage accessible au vulgaire.

Oh mais, pas du tout; le style, c’est l’homme même, a dit Buffon; si le style fait défaut, c’est l’homme tout entier qui périclitera; bien écrire, c’est bien penser; et si on veut faire écrire par ses domestiques, il faudra leur demander aussi de penser pour vous. S’il est nécessaire d’écrire une langue intelligible, ce n’est pas seulement pour se faire comprendre des autres, c’est pour se bien comprendre soi-même. Une idée n’est complète que quand elle a été exprimée; jusque là elle n’a qu’une existence vague, confuse, elle n’existe pour ainsi dire qu’en puissance. Elle est incapable de donner naissance à de nouvelles idées, comme un être qui n’a pas encore dépouillé ses formes larvaires et qui est impropre à la reproduction. Si vous laissez à un autre le soin de lui donner sa forme définitive, elle n’est plus à vous; si vous ne la débarrassez pas de ses voiles, elle restera stérile, ou ce qui est plus grave, elle risquera de vous tromper, de vous engager dans une fausse voie. J’avais l’air tout à l’heure de faire peu de cas de la calligraphie; j’avais tort, que de fautes j’aurais évitées dans mes calculs algébriques si j’avais été meilleur calligraphe; que de fois il m’est arrivé de mal transcrire mes équations parce que je m’étais mal lu moi-même; et bien ceux qui n’ont pas de style sont exposés à des méprises semblables, mais dans un domaine infiniment plus élevé celui du calcul, dans celui du raisonnement et de la pensée pure.33endnote: 3 Poincaré’s manuscript features an interesting variant, which devalues concrete, pen-and-paper calculation with respect to reasoning and pure thought. The original text reads as follows: “…et bien ceux qui n’ont pas de style sont exposés à des méprises semblables, mais dans un domaine infiniment plus élevé que ne l’est la pratique matérielle du calcul, dans celui du raisonnement et de la pensée pure.” Poincaré’s reformulation avoids disparaging those who practice calculation-intensive mathematics and graphical methods. A comparison of the German translation of Poincaré’s manuscript by Hans von Arnim shows that he elided any mention of either calculation or reasoning: “Wer den Stil nicht beherrscht, ist ähnlichen Mißgriffen ausgesetzt, nur auf einem unendlich viel höheren Niveau, nämlich dem des reinen begrifflichen Denkens.” Poincaré kept abreast of calculational methods, and introduced these to his students, including mechanical techniques, for instance, W. Thomson’s harmonic analyzer (Poincaré, 1910, 322). As for graphical calculus, or nomography, Poincaré’s social circle included Maurice d’Ocagne, a reputed nomographist.

Seulement on pourrait croire que l’enseignement scientifique, sous ce rapport encore, peut se suffire à lui-même, que l’on pourrait apprendre à bien rédiger des devoirs de mathématiques, par exemple, aussi facilement qu’à bien rédiger une version ou une narration. Ce serait là une erreur, l’expérience journalière ne nous permet pas d’en douter; mais il ne suffit pas de constater ce fait, il faut en trouver l’explication. Un devoir de mathématiques est généralement quelque chose de très difficile, à ce que prétendent du moins les écoliers à qui on les impose. La découverte des idées nouvelles exige de l’enfant tout l’effort qu’il est susceptible de donner, et il ne lui reste plus d’énergie pour les ordonner et les mettre en bonne forme. Les idées se présenteront à lui, comme elles le pourront, dans un ordre quelconque; il leur est encore reconnaissant de vouloir bien se présenter, même en désordre, et il les reproduira telles qu’elles se sont présentées. Dans un devoir littéraire au contraire, il sent que le but essentiel est précisément la bonne ordonnance du sujet, la correction et la clarté du style; il n’a pas autre chose à faire; les idées qu’il a à exprimer lui sont familières; il n’a pas d’effort à faire pour en embrasser l’ensemble, et peut aussi plus facilement les mettre en ordre. J’ajoute que le commerce des grands écrivains, lui mettra sans cesse sous les yeux des modèles; si le maître est bon, il saura forcer l’élève à bien regarder ces modèles, et à les regarder avec profit. Et ce seront des modèles à la fois pour la composition et pour le style. Et pour le style encore, il n’y a qu’un moyen de le bien former, c’est la version et encore la version. Quand il a bien compris un texte ancien, l’élève doit encore l’exprimer dans sa langue maternelle, et c’est là la meilleur façon d’apprendre, puisqu’il s’agit de lui faire rendre ce qu’on a d’abord pensé dans une langue différente.

Les lettres, bien enseignées, peuvent être aussi une école utile pour l’observateur. Les vrais poètes savent observer, ils n’appliquent pas leurs épithètes au hasard, ils les écrivent après avoir regardé. Si le professeur sait son métier, il ne laissera pas passer une occasion de montrer à l’élève la justesse d’une épithète, et pour en juger, il faudra que cet élève apprenne à regarder à son tour. Vous croyez peut-être que je parle ici du futur biologiste; eh bien non, le biologiste n’a pas besoin de cela, il sait regarder en naissant, ou bien c’est qu’il ne fera jamais rien de bon. Mais c’est au contraire le mathématicien qui a besoin qu’on lui enseigne à regarder et cela lui est aussi indispensable qu’à un autre; s’il n’y a pas d’observateur qui n’ait parfois l’occasion de raisonner un peu, il n’est pas non plus de raisonneur qui n’ait un peu à observer.

Tout le monde s’accorde à dire que l’enseignement littéraire bien compris est le plus propre à développer en nous l’esprit de finesse. Et comme l’esprit de finesse est nécessaire à tout le monde, parce que tout le monde doit vivre, il est manifeste que la culture littéraire est nécessaire aux savants comme à tous les hommes. Seulement on croit d’ordinaire qu’ils en ont besoin pour devenir des hommes et non pour devenir des savants, et c’est là qu’on se trompe.

On peut être un savant et même un grand savant sans aucun esprit de finesse, dira-t-on, et chacun peut connaître des hommes de science qui en semblent absolument dépourvus. C’est là se contenter d’une vue superficielle; si l’on rencontre tant de géomètres, tant de naturalistes qui dans le commerce ordinaire de la vie ont une conduite parfois étonnante c’est que distraits par leurs pensées, des contingences qui les entourent, ils ne voient pas ce qui est autour d’eux. Mais s’ils ne voient pas, ce n’est pas qu’ils n’aient de bons yeux, c’est qu’ils ne regardent pas. Leurs yeux, ils sauront bien s’en servir quand il s’agira des seuls objets qui leur semblent intéressants.

L’esprit géométrique nous permet de conclure d’après des prémisses complètes, certaines et bien assises; mais on a besoin de l’esprit de finesse toutes les fois que l’on veut deviner d’après des données multiples et incertaines entre lesquelles il faut choisir. Son domaine est donc beaucoup plus étendu qu’on ne pense. Il n’est nullement restreint à ce qui concerne les choses littéraires ou le commerce des hommes entre eux. Croit-on que le savant qui a un problème à résoudre ne se trouve jamais en présence de données incertaines. Laissons le physicien et le biologiste, la preuve serait trop facile, mais que dire du mathématicien pur. Il faut qu’il démontre, il faut que ses démonstrations reposent sur le roc et constituent des monuments inébranlables; c’est pour cela que l’esprit géométrique est fait.

Mais avant de démontrer, il faut qu’il invente; or personne n’a jamais inventé par déduction pure. La logique pure ne peut créer; il n’y a qu’une manière d’inventer, c’est l’induction, aussi bien pour le géomètre que pour le physicien. Mais l’induction suppose l’art de deviner, la faculté de choisir; il faut se contenter de l’intuition, ne pas attendre la certitude; et ici il nous faut l’esprit de finesse.

Et c’est pourquoi il y a deux sortes de géomètres; il y a ceux qui n’ont que l’esprit géométrique; ceux là seront des ouvriers utiles qui suivront avec profit les voies toutes tracées; il nous en faut comme cela et il nous en faut beaucoup; mais à côté de cette démocratie géométrique, il y a ceux qui ont l’esprit de finesse, ce sont ceux qui créent, et qui n’écrivent pas une page qui ne vaille un volume. Peut-être rencontrera-t-on cette précieuse faculté chez des gens qui n’auront pas reçu la culture littéraire formelle; j’en citerais des exemples; il y a des hommes en effet chez qui l’esprit de finesse est naturel et n’a pas besoin de secours étrangers, mais c’est là l’exception, la plupart des hommes ne possèdent qu’un germe et la culture peut seule le développer.

J’ai pris le mot, esprit de finesse, dans le sens large; il ne s’agit pas seulement de la connaissance des hommes, et cependant cette connaissance n’est pas à dédaigner, même pour le savant, qui ne pouvant tout voir par lui-même est parfois forcé de s’en rapporter aux témoignages. A quelles bévues n’est-il pas exposé s’il ne sait pas critiquer les témoignages et en peser la valeur. Mais, si même nous prenons le mot dans son sens général, ne voyons-nous pas que les études littéraires sont merveilleusement propres à nous exercer à l’art de deviner et le modeste écolier qui fait une simple version n’a-t-il pas à chaque instant, en présence de deux sens grammaticalement possibles, à choisir entre les deux et à deviner quel est le bon?

Mais ce n’est pas là le plus important. C’est au contact des lettres antiques que nous apprenons le mieux à nous détourner de ce qui n’a qu’un intérêt contingent et particulier, à ne nous intéresser qu’à ce qui est général, à aspirer toujours à quelque idéal. Ceux qui y ont goûté deviennent incapables de borner leur horizon, la vie extérieure ne leur parle que de leurs intérêts d’un jour, mais ils ne l’écoutent qu’à moitié, ils ont hâte qu’on leur fasse voir autre chose, ils emportent partout la nostalgie d’une patrie plus haute ….

Et ce serait là peut-être une objection sérieuse contre les études classiques. S’il est à désirer que sur dix jeunes gens neuf deviennent des commerçants et des hommes d’affaires n’est-il pas dangereux de les dégoûter d’avance de ce qui doit remplir leur vie? Sur ce point je ne suis pas compétent; ce sont les commerçants, les ingénieurs qu’il faudrait interroger, ils ont déjà répondu d’ailleurs, ils se sont en majorité prononcés en faveur des études classiques. Mais ce n’est pas là mon affaire; moi, je cherche comment il faut faire pour former des savants.

Et alors, cela est bien clair. Le savant ne doit pas s’attarder à réaliser des fins pratiques; il les obtiendra sans doute, mais il faut qu’il les obtienne par surcroît. Il ne doit jamais oublier que l’objet spécial qu’il étudie n’est qu’une partie d’un grand tout qui le déborde infiniment, et c’est l’amour et la curiosité de ce grand tout qui doit être l’unique ressort de son activité. La science a eu de merveilleuses applications mais la science qui n’aurait en vue que les applications ne serait plus la science, elle ne serait plus que la cuisine. Il n’y a pas d’autre science que la science désintéressée.

Il faut monter plus haut et toujours plus haut pour voir toujours plus loin, pour le véritable savant, le sommet qu’il vient de gravir n’est qu’un marchepied qui doit le conduire à un sommet plus élevé. Voilà quel est l’esprit qui doit l’animer. Cet esprit, c’est celui qui soufflait autrefois sur la Grèce et qui y faisait naître les poètes et les penseurs. Il reste dans notre enseignement classique je ne sais quoi de la vieille âme grecque, je ne sais quoi qui nous fait toujours regarder en haut. Et cela est plus précieux pour faire un savant que la lecture de bien des volumes de géométrie.

Un mot encore pour terminer. L’utilitarisme n’est pas le seul ennemi de la culture classique, elle a aussi un ennemi intérieur, c’est l’abus de l’érudition. On en a abusé en France, c’est ce qu’on appelait imiter l’Allemagne. Dans le tableau que j’ai cherché à vous tracer des bienfaits de l’enseignement littéraire, vous devez remarquer que l’érudition ne tient absolument aucune place. Il faut que le professeur soit érudit, il ne faut pas qu’il le laisse voir. Rien n’est plus opposé à l’esprit de finesse que le pédantisme.

AD 10p. Collection particulière, Paris 75017. Publié dans Poincaré (1912b), et dans une traduction allemande par Hans von Arnim (Poincaré, 1912a).

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Notes

  • 1 Vers la fin de l’année 1911, Franz Strunz (1875–1953), le directeur de l’Urania et professeur d’histoire des sciences à l’École polytechnique de Vienne, a invité Poincaré à prononcer un discours lors d’une prochaine visite à Vienne. Poincaré, dans sa réponse du 2 janvier 1912 n’a rien promis à Strunz. Il a expliqué que ses projets n’étaient pas fixés, et qu’il n’avait “guère de temps pour la préparation” d’un discours (§ 6-1-1907). Finalement, Poincaré n’a pas fait de discours à l’Urania, alors que, le 22 mai 1912, il a prononcé un discours devant le Verein der Freunde des humanistischen Gymnasiums lors de sa réunion annuelle dans le Festsaal de l’Université de Vienne. Vraisemblablement, l’invitation de Strunz suivait celle du Verein. Les circonstances de l’invitation du Verein ne sont pas claires, mais vraisemblablement, la direction du Verein avait remarqué la conférence de Poincaré intitulée “Les sciences et les humanités” et souhaitait promouvoir, comme Poincaré, l’enseignement du latin et du grec. Poincaré, accompagné de sa fille aînée Jeanne, était l’invité d’honneur de cette “Poincaré-Abend” viennoise, lors de laquelle plusieurs personnalités ont fait ses louanges. Les réponses de Poincaré ont été transcrites et publiées dans le rapport de l’assemblée (Frankfurter et al., 1912). Dans son discours à l’Université de Vienne, Poincaré a repris en partie un texte publié à Paris (Poincaré, 1911a, b). Son manuscrit autographe de dix pages porte le même titre que son discours de 1911, mais il a été publié sous un autre titre: “Les humanités et les sciences” (Poincaré 1912b). Avec l’accord de Poincaré, le Verein a confié la traduction allemande à Hans von Arnim, et l’a publiée sous le titre “Humanistische Bildung und exakte Wissenschaft” (Poincaré, 1912a). Un extrait de cette conférence viennoise a été cité par le mathématicien Leo Königsberger (1914, 10). Poincaré n’a pas pu corriger avant sa mort les épreuves de ces deux textes. L’édition annotée que nous publions ici ne diffère pas de celle de 1912, mais nous signalons une variante. Le manuscrit autographe de Poincaré ne porte pas d’annotation, à une exception, de main inconnue, au crayon rouge : “Zu setzen für Mitteilung XIII”.
  • 2 Jean Baptiste Charles Vacquant (1829–1895) was a graduate of the science section of the École normale supérieure, who taught mathématiques spéciales at the Lycée Saint Louis in Paris from 1863 to 1876. He was also a professor and examiner at the École centrale des arts et manufactures. Vacquant was named Inspecteur général for Academy of Paris in 1876 (Caplat, 1986, 629–630).
  • 3 Poincaré’s manuscript features an interesting variant, which devalues concrete, pen-and-paper calculation with respect to reasoning and pure thought. The original text reads as follows: “…et bien ceux qui n’ont pas de style sont exposés à des méprises semblables, mais dans un domaine infiniment plus élevé que ne l’est la pratique matérielle du calcul, dans celui du raisonnement et de la pensée pure.” Poincaré’s reformulation avoids disparaging those who practice calculation-intensive mathematics and graphical methods. A comparison of the German translation of Poincaré’s manuscript by Hans von Arnim shows that he elided any mention of either calculation or reasoning: “Wer den Stil nicht beherrscht, ist ähnlichen Mißgriffen ausgesetzt, nur auf einem unendlich viel höheren Niveau, nämlich dem des reinen begrifflichen Denkens.” Poincaré kept abreast of calculational methods, and introduced these to his students, including mechanical techniques, for instance, W. Thomson’s harmonic analyzer (Poincaré, 1910, 322). As for graphical calculus, or nomography, Poincaré’s social circle included Maurice d’Ocagne, a reputed nomographist.

Références

  • G. Caplat (Ed.) (1986) Les inspecteurs généraux de l’Instruction publique : dictionnaire biographique 1802–1914. Institut national de recherche pédagogique. link1 Cited by: endnote 2.
  • S. Frankfurter, H. Poincaré, Toldt, V. Wittek, and Cwiklinski (1912) Bericht über die VI. ordentliche Vereinsversammlung am 22. Mai 1912. Mitteilung des Vereins der Freunde des humanistischen Gymnasiums 13, pp. 40–67. link1 Cited by: endnote 1.
  • L. Königsberger (1914) Die Mathematik eine Geistes- oder Naturwissenschaft?. Jahresbericht der deutschen Mathematiker-Vereinigung 23 (1–2), pp. 1–12. link1 Cited by: endnote 1.
  • H. Poincaré (1910) Leçons de mécanique céleste, Volume 3: Théorie des marées. Gauthier-Villars, Paris. link1 Cited by: endnote 3.
  • H. Poincaré (1911a) Les sciences et les humanités. Opinion 4 (46), pp. 641–644. Cited by: endnote 1.
  • H. Poincaré (1911b) Les sciences et les humanités. Fayard, Paris. link1 Cited by: endnote 1.
  • H. Poincaré (1912a) Humanistische Bildung und exakte Wissenschaft. Deutsche Revue 37, pp. 147–157. link1 Cited by: 7-1-19. Les humanités et les sciences, endnote 1.
  • H. Poincaré (1912b) Les humanités et les sciences. Mitteilung des Vereins der Freunde des humanistischen Gymnasiums 13, pp. 52–62. link1 Cited by: 7-1-19. Les humanités et les sciences, endnote 1.