7-2-78. Camille Jordan. Rapport sur les travaux de M. Poincaré
[Avant le 31 janvier 1887]11endnote: 1 Le manuscrit porte une annotation de main inconnue: “Par M. Jordan”.
M. Poincaré, ingénieur des mines et professeur à la Sorbonne, est jeune encore, mais l’abondance et l’éclat de ses travaux l’ont mis immédiatement hors de pair et il figure aujourd’hui pour la cinquième fois sur les listes de présentation de la section de géométrie.22endnote: 2 En 1886, La section de géométrie de l’Académie des sciences de Paris a présenté le nom de Poincaré en deuxième ligne, après celui de Georges-Henri Halphen. Camille Jordan a rédigé le rapport de la section sur les travaux de Poincaré à cette occasion, plus bref que celui-ci (§ 7-2-77). Poincaré fut élu à l’Académie des sciences le 31 janvier 1887. Cette situation est bien connue de l’Académie; nous pouvons donc nous borner à rappeler très brièvement quelques unes des découvertes qui ont illustré ce savant.
Nous commencerons par ses travaux arithmétiques. Dans un mémoire sur les formes quadratiques binaires, M. Poincaré en donne une représentation géométrique élégante, dont il déduit les lois de leur réduction et de leur composition.33endnote: 3 Poincaré (1880).
Il montre en outre qu’elles possèdent des invariants arithmétiques jouissant de la propriété de rester inaltérés par toute substitution à coefficients entiers. De cette conception féconde et absolument neuve il déduit une nouvelle méthode pour reconnaître si deux formes sont équivalentes.
Les notions importantes de l’ordre et du genre établies par Gauss pour les formes quadratiques binaires avaient été étendues non sans peine aux formes quadratiques à variables. M. Poincaré en a donné une définition nouvelle d’une étonnante simplicité et qui s’applique immédiatement à des formes quelconques ouvrant ainsi d’un trait de plume un vaste champ de recherche aux géomètres qui le suivront.
M. Hermite avait établi, dans un mémoire classique que les formes quadratiques d’un même déterminant se distribuent en un nombre limité de classes et avait donné le moyen de déterminer les substitutions qui transforment l’une dans l’autre deux formes équivalentes. M. Poincaré étend ce théorème et cette méthode a des formes quelconques. Dans un mémoire plein d’intérêt sur les formes cubiques ternaires il résout la question dans tous ses détails et fait ressortir pour la première fois le rôle important des substitutions infinitésimales qui transforment en elle-même les formes considérées.
Nous devons encore signaler en passant la résolution qu’il a donnée de plusieurs problèmes fondamentaux de la théorie des idéaux.
Ces remarquables découvertes, qui ont placé M. Poincaré parmi les représentants les plus autorisés de la science des nombres ne sont pourtant que l’accessoire de son oeuvre qui a porté principalement sur la théorie des fonctions et celle des équations différentielles.
Voici d’abord deux théorèmes généraux d’une importance capitale :
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Si une fonction de deux variables est partout méromorphe, elle est le quotient de deux fonctions entières.
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Si est une fonction analytique quelconque de , on pourra toujours exprimer et par des fonctions uniformes d’une troisième variable.
Riemann et après lui M. Weierstrass avaient énoncé cette proposition que toute fonction de variables à périodes s’exprime par les fonctions . Mais c’est dans un mémoire fait en commun par MM. Poincaré et Picard que la démonstration de ce beau théorème a été publiée pour la première fois.
La recherche des cas d’abaissement du genre des intégrales abéliennes constitue un problème des plus intéressants. M. Weierstrass et M. Picard, qui l’ont abordée séparément, avaient publié des résultats remarquables relatifs au cas ot l’intégrale se réduit aux fonctions elliptiques. M. Poincaré a repris et étendu ces résultats; il est parvenu ainsi à un théorème général qui résume toute la théorie de la réduction.
L’une des propriétés les plus importantes des fonctions à une variable est de ne prendre qu’une fois la même valeur dans un parallélogramme des périodes. On doit à M. Poincaré la découverte d’une propriété analogue des fonctions a plusieurs variables.
Dans des recherches sur les fonctions elliptiques, M. Hermite s’était trouvé conduit à définir et à étudier une fonction nouvelle, connue sous le nom de fonction modulaire. Il était réservé à M. Poincaré de généraliser cette première notion en créant la grande théorie des fonctions fuchsiennes.
Il donne ce nom aux fonctions uniformes qui jouissent de la propriété de se reproduire lorsqu’on effectue sur la variable un groupe de substitutions linéaires fractionnaires.
Pour qu’une semblable fonction existe, il est nécessaire que le groupe considéré soit discontinu, c’est à dire ne contienne aucune substitution qui altère infiniment peu la variable.
La première question à traiter était donc la suivante : Former tous les groupes discontinus. M. Poincaré y est arrivé par d’ingénieuses conceptions géométriques analogues à celles qui sont employées dans la théorie des polyèdres réguliers.
Ces groupes obtenus, il construit de toutes pièces les fonctions correspondantes, ainsi que des fonctions associées qu’il nomme fonctions thétafuchsiennes et zétafuchsiennes pour rappeler leur analogie avec les fonctions et de Jacobi.
Il montre que deux fonctions fuchsiennes de même groupe sont liées par une équation algébrique et que réciproquement les coordonnées d’une courbe algébrique quelconque sont des fonctions fuchsiennes d’un même paramètre. Ce théorème est d’une grande importance pour la théorie géométrique de ces courbes ainsi que l’a montré M. Humbert.
M. Poincaré établit que toute fonction fuchsienne résulte de l’inversion du quotient des intégrales d’une équation linéaire du second ordre.
Enfin, comme couronnement de cette suite de travaux, il arrive à ce résultat, justement qualifié de mémorable par M. Hermite que toute équation linéaire à coefficients algébriques peut être intégrée par les fonctions zétafuchsiennes.
Les intégrales dites irrégulières des équations différentielles linéaires sont représentées par des séries en général divergentes. Mais M. Poincaré a constaté qu’elles présentent, comme la série de Stirling, ce caractère singulier de se rapprocher rapidement de la fonction qu’elles représentent avant de s’en éloigner, de manière à pouvoir être utilisées pour le calcul numérique.
Depuis l’époque où Cauchy et ses dignes successeurs, MM. Briot et Bouquet ont substitué pour la première fois des raisonnements rigoureux aux considérations un peu vagues dont on s’était contenté jusque là, dans l’étude des équations différentielles, les imaginaires ont acquis droit de cité dans cette théorie et l’on a un peu perdu de vue l’étude des solutions réelles qui sont pourtant les seules utiles dans les applications. M. Poincaré a rappelé sur elles l’attention des géomètres par une longue suite de travaux entièrement neuve et originale.
Il montre en effet que ces solutions peuvent être représentées par des séries qui convergent pour toute valeur de la variable.
Il se propose ensuite comme but la discussion des courbes représentées par des équations différentielles et résout complètement ce difficile problème pour les équations du premier ordre.44endnote: 4 Poincaré (1881). II arrive à distinguer quatre sortes de points singuliers, les noeuds, les foyers, les cols et les centres et établit entre le nombre de ces points singuliers une relation remarquable analogue à celle qu’Euler avait trouvée entre le nombre des arêtes, des des sommets et des faces d’un polyèdre.
M. Poincaré a étendu ses recherches aux équations du second ordre; il a déjà publié à ce sujet d’importants résultats qui permettent de paraître la solution définitive de la question.
La théorie des intégrales des fonctions d’une variable imaginaire telle que l’a créée Cauchy est le fondement de l’analyse moderne. Mais l’extension de cette théorie aux intégrales multiples présentait de graves difficultés devant lesquelles tous les efforts des géomètres avaient jusqu’à présent échoué. M. Poincaré vient de les surmonter. C’est encore là un résultat de premier ordre; mais il ne nous est encore connu que par une courte note insérée aux Comptes Rendus.
Une autre voie de généralisation de la théorie de Cauchy a été ouverte par M. Picard dans des études sur les intégrales de différentielles totales. M. Poincaré, qui l’a suivi dans ces recherches parle de ses propres travaux sur ce sujet avec une réserve modeste que nous imiterons.55endnote: 5 Voir Poincaré (1886, 44).
Nous ne signalerons également que pour mémoire des recherches sur les fonctions hyperfuchsiennes, que M. Picard avait également abordées avant lui.
Mais nous ne pouvons passer sous silence les deux mémoires où M. Poincaré fait l’application de ses méthodes d’analyse à deux des points fondamentaux du système du monde.
Dans le premier, consacré au problème des trois corps, il révèle l’existence de trois cas particuliers où la solution est périodique.
Le second est relatif aux figures d’équilibre d’une masse fluide animée d’un mouvement de rotation. MM. Matthiessen et Thomson avaient annoncé qu’outre l’ellipsoïde de révolution et l’ellipsoïde à trois axes inégaux de Jacobi, il existait trois autres solutions du problème. M. Poincaré, reprenant cette question difficile par une méthode analogue à celle que Mme de Kowalevska avait employée dans ses recherches sur l’anneau de Saturne, lui a fait faire un pas nouveau et considérable.66endnote: 6 Il s’agit de Sophia Kovalevskaya; voir, à son sujet, le résumé que Poincaré a fait paraître dans Le Temps (§ 3-48-1). Il met en effet en évidence l’existence d’une infinité de figures d’équilibre.
Telle est dans ses traits essentiels l’oeuvre accomplie par M. Poincaré. Elle est au dessus des éloges ordinaires et nous rappelle invinciblement ce que Jacobi écrivait d’Abel, qu’il a résolu des questions que personne avant lui n’avait osé imaginer. Il faut en effet, le reconnaître, nous assistons en ce moment, à une révolution dans les mathématiques, de tout point comparable à celle qui s’est manifestée il y a un demi-siècle par l’avènement des fonctions elliptiques.
AD 6p. Dossier H. Poincaré, Archives de l’Académie des sciences de Paris.
Time-stamp: "26.08.2024 21:42"
Notes
- 1 Le manuscrit porte une annotation de main inconnue: “Par M. Jordan”.
- 2 En 1886, La section de géométrie de l’Académie des sciences de Paris a présenté le nom de Poincaré en deuxième ligne, après celui de Georges-Henri Halphen. Camille Jordan a rédigé le rapport de la section sur les travaux de Poincaré à cette occasion, plus bref que celui-ci (§ 7-2-77). Poincaré fut élu à l’Académie des sciences le 31 janvier 1887.
- 3 Poincaré (1880).
- 4 Poincaré (1881).
- 5 Voir Poincaré (1886, 44).
- 6 Il s’agit de Sophia Kovalevskaya; voir, à son sujet, le résumé que Poincaré a fait paraître dans Le Temps (§ 3-48-1).
Références
- Sur un mode nouveau de représentation géométrique des formes quadratiques définies ou indéfinies. Journal de l’École polytechnique 47, pp. 177–245. External Links: Link Cited by: endnote 3.
- Mémoire sur les courbes définies par une équation différentielle (I). Journal de mathématiques pures et appliquées 7, pp. 375–422. External Links: Link Cited by: endnote 4.
- Notice sur les travaux scientifiques de Henri Poincaré. Gauthier-Villars, Paris. External Links: Link Cited by: endnote 5.