2-38. Hendrik Antoon Lorentz

Hendrik Antoon Lorentz (1853–1928) commence ses études universitaires à Leyde en 1870, et il obtient le B.Sc. de mathématiques et physique l’année suivante. Il soutient sa thèse sur la théorie de la réflexion et de la réfraction de la lumière en 1875 à Leyde, où il devient titulaire de la première chaire de physique théorique aux Pays-Bas en 1878. C’est là qu’il effectue ses travaux sur la théorie de l’électron qui lui valent le prix Nobel de physique qu’il partage avec son ancien élève Pieter Zeeman en 1902. Malgré l’offre de chaires prestigieuses à l’étranger, Lorentz reste à Leyde jusqu’à sa retraite en 1912. Il devient alors secrétaire de la société hollandaise des sciences, et directeur du musée Teyler à Harlem. Il préside le premier conseil Solvay en 1911 (auquel participe Poincaré), ainsi que tous les conseils jusqu’à sa mort (DSB; De Haas-Lorentz, 1957).

Dès sa thèse, Lorentz est un partisan de la théorie de Maxwell. Pourtant, au début des années 1890, il introduit une théorie d’un système de corpuscules microscopiques électrifiées qui se déplacent dans l’éther absolu sans entraînement, une sorte de synthèse de la théorie de Maxwell et celle, plus ancienne, de Wilhelm Weber. Lorentz veut réduire tout phénomène électromagnétique aux interactions des corpuscules électrifiées à travers l’éther stationnaire. Il arrive à déduire le coefficient d’entraînement de Fresnel, qui paraît dans sa théorie comme une conséquence du retardement des forces. Les équations du système en mouvement diffèrent de celles d’un système au repos par rapport à l’éther, et elles sont moins maniables, mais Lorentz contourne cette difficulté avec son théorème des états correspondants. Ce théorème repose sur l’introduction d’une variable auxiliaire, le “temps local” (Ortszeit), t=t-vx/c2t^{\prime}=t-vx/c^{2}, où tt désigne le temps universel, et vv la vitesse de translation du système par rapport à l’éther. Les équations des champs du système en mouvement “correspondent” à celles d’un état fictif, moyennant la transformation de la coordonnée temporelle, et les équations de l’état fictif ont la même forme que celles du système au repos. Il s’ensuit du même coup que le mouvement de la terre n’influe pas sur les phénomènes optiques terrestres jusqu’au premier ordre en v/cv/c (Buchwald 1988, 64).

Peu de temps après la découverte par Zeeman de la division des raies d’émission d’un gaz ionisé sous l’action d’un champ magnétique (l’effet Zeeman), Lorentz explique l’effet à partir de sa théorie. D’autres confirmations de la nature corpusculaire de l’électricité sont apportées en 1897 par Emil Wiechert et J.J. Thomson, montrant l’intérêt de la théorie des “électrons” de Lorentz. A partir de 1899, cette théorie est au centre d’un projet de recherche, qui vise la réduction de toutes les forces aux seules forces électromagnétiques, ou ce qu’on appelle l’image électromagnétique du monde (McCormmach, 1970).

Poincaré (1901) analyse les travaux de Lorentz dans ses cours dès 1899. Il considère la théorie de Lorentz supérieure aux autres, dont celles de Hertz, Larmor, et Helmholtz. Poincaré observe que dans la théorie de Lorentz, la validité du principe de relativité des phénomènes optiques dépend de l’introduction du temps local. Lors du jubilé du doctorat de Lorentz, Poincaré (1900a) invente un protocole qui définit le sens physique de cette coordonnée, selon lequel des observateurs en mouvement commun par rapport à l’éther règlent leurs montres en échangeant des signaux optiques, sans corriger pour l’effet du mouvement. Le même protocole sera employé par Albert Einstein (1905) afin de définir le temps relatif.

Les six lettres transcrites ici concernent la théorie des électrons de Lorentz. La première, de Lorentz à Poincaré (20.01.1901, § 2-38-1) a suivi de près le Jubilé du doctorat de Lorentz, célébré le 11 décembre, 1900. Poincaré n’a pas participé à cette réunion, mais il a contribué un article au Jubelschrift, intitulé “La théorie de Lorentz et le principe de réaction”.11endnote: 1 Poincaré 1900a, rééd. Petiau (1954, 464–488). Heike Kamerlingh Onnes a sollicité la contribution de Poincaré et d’autres physiciens au Jubelschrift.

Ce mémoire de Poincaré montre son engagement profond avec la théorie de Lorentz, qu’on peut voir à l’oeuvre dans d’autres articles contemporains, et dans ses cours de 1899 (Poincaré, 1900d, c, e, b, 1901, 1902). Notamment, il offre la première interprétation physique d’une formule abstraite conçue par Lorentz: une transformation de la variable temporelle tt, telle que t=t-vx/c2t^{\prime}=t-vx/c^{2}, que Lorentz désignait “Ortszeit”, ce que Liénard (1898) et Poincaré traduisaient comme “le temps local”.

Le mémoire de Poincaré met en évidence la violation par la théorie de Lorentz du principe de l’action et de la réaction, que Poincaré considérait comme son “point faible” (Poincaré, 1901, 448). Il s’en est excusé, d’ailleurs, un Jubelschrift n’étant pas le lieu de faire des critiques de l’individu honoré à cette occasion. Afin de mettre en évidence la violation du principe, Poincaré introduit un “fluide fictif” d’une certaine densité, et qui “se déplace dans l’espace conformément aux lois de Poynting”, alors qu’il ne fallait surtout pas le confondre avec un “fluide réel”.22endnote: 2 Poincaré (1900a, 256). Plusieurs commentateurs ont confondu le fluide fictif de Poincaré avec un fluide réel, y compris Paul Langevin (1914) et Louis de Broglie (1960, 30). Quant à Lorentz, lorsque il a remercié Poincaré de sa contribution au Jubelschrift, il s’est annoncé satisfait du point de vue de Poincaré au sujet du principe de réaction, comme si son fluide fictif avait atténué sa critique au lieu de la renforcer (§ 2-38-1).

Aucune réponse à la lettre de Lorentz n’a été trouvée, et le prochain échange épistolaire a lieu en mai 1905, lorsque Poincaré découvre les fondements de la théorie de la relativité. Lorentz ne répond qu’une fois pendant cette période, et sa lettre n’a pas été retrouvée. Les trois lettres de Poincaré et une lettre d’Einstein à Conrad Habicht de la même époque (Klein et al., 1993, 31–32), sont parmi les rares sources manuscrites qui portent directement sur la découverte de la théorie de la relativité.

La correspondance entre Poincaré et Lorentz s’accompagne de trois documents: une lettre de soutien (§ 2-62-7) à la candidature de Lorentz pour le prix Nobel de physique de 1902, qui sera décerné conjointement à Lorentz et Zeeman; un rapport sur les travaux de Lorentz (§ 2-62-29) du 31.01.1910, rédigé en vue de son élection comme Associé étranger à l’Académie des sciences de Paris; et une lettre de soutien (§ 2-62-27) à la candidature de Poincaré pour le prix Nobel de physique de 1910, de la part de Lorentz et Zeeman. On peut consulter également l’avis de Lorentz sur deux mémoires de Poincaré à propos de la théorie de la relativité et la théorie des quanta (Lorentz 1921, réédité par Petiau, dir. (1954, 683–695).

Time-stamp: " 8.05.2023 16:57"

Notes

  • 1 Poincaré 1900a, rééd. Petiau (1954, 464–488). Heike Kamerlingh Onnes a sollicité la contribution de Poincaré et d’autres physiciens au Jubelschrift.
  • 2 Poincaré (1900a, 256). Plusieurs commentateurs ont confondu le fluide fictif de Poincaré avec un fluide réel, y compris Paul Langevin (1914) et Louis de Broglie (1960, 30).

Références