2-38-3. H. Poincaré à Hendrik Antoon Lorentz

[Ca. 05.1905]

Mon cher Collègue,

J’ai énormément regretté les circonstances qui m’ont empêché d’abord d’entendre votre conférence et ensuite de causer avec vous pendant votre séjour à Paris.11endnote: 1 Par lettre du 18.02.1905, Henri Abraham invita Lorentz à Paris, au nom de la Société française de physique (H.A. Lorentz papers, Noord-Hollands Archief). Sa conférence (1905) sur la thermodynamique et les théories cinétiques a été prononcée le 27.04.1905. Poincaré n’a pas assisté à la réception de la Société en honneur de Lorentz (voir § 2-38-2), mais la raison de son absence est inconnue.

Depuis quelque temps j’ai étudié plus en détail votre mémoire electromagnetic phenomena in a system moving with any velocity smaller than that of Light, mémoire dont l’importance est extrême et dont j’avais déjà cité les principaux résultats dans ma conférence de St. Louis.22endnote: 2 Lorentz (1904); Poincaré (1904). Dans cette nouvelle théorie Lorentz écrit à nouveau les équations de Maxwell dans le système de coordonnées xx, yy, zz lié à la Terre, avec un changement de variables équivalent (à un facteur près) à celui de Lorentz (1899). Je suis d’accord avec vous sur tous les points essentiels ; cependant il y a quelques divergences de détail.

Ainsi page 813, au lieu de poser :

1k3ϱ=ϱ;k2ux=ux;k2uy=uy\frac{1}{k\ell^{3}}\cdot\varrho=\varrho^{\prime};\quad k^{2}u_{x}=u^{\prime}_{% x};\quad k^{2}u_{y}=u^{\prime}_{y}

il me semble qu’on doit poser :

1k3ϱ(1+εvx)=ϱ1k3ϱ(vx+ε)=ϱux\frac{1}{k\ell^{3}}\varrho(1+\varepsilon v_{x})=\varrho^{\prime}\qquad\frac{1}% {k\ell^{3}}\varrho(v_{x}+\varepsilon)=\varrho^{\prime}u^{\prime}_{x}

ε=wc\varepsilon=-\frac{w}{c} ou ε=w\varepsilon=-w si nous choisissons les unités de telle façon que c=1c=1.33endnote: 3 Poincaré reprend la notation de Lorentz, où la valeur de la constante kk est donnée par la formule : k2=c2/(c2w2)k^{2}=c^{2}/(c^{2}-w^{2}), la constante cc est la vitesse de la lumière dans le vide, et ww désigne la vitesse d’entraînement. Il recopie mal l’une des formules de Lorentz; il aurait dû écrire kuy=uyku_{y}=u^{\prime}y.

Cette modification me semble s’imposer si l’on veut que la charge apparente de l’électron se conserve.44endnote: 4 Le mot “apparente” est un rajout.

Les formules (10) page 813 se trouvent alors modifiées et je trouve pour le dernier terme au lieu de55endnote: 5 Ces formules donnent les composantes de la force due à l’action de l’éther sur une unité de charge; les composantes du déplacement électrique sont désignées par dxd_{x}, dyd_{y}, dzd_{z}.

2wc2(uydy+uzdz),2kwc2uxdy,2kwc2uxdz\ell^{2}\frac{w}{c^{2}}(u^{\prime}_{y}d^{\prime}_{y}+u^{\prime}_{z}d^{\prime}_% {z}),\quad-\frac{\ell^{2}}{k}\frac{w}{c^{2}}u^{\prime}_{x}d^{\prime}_{y},\quad% -\frac{\ell^{2}}{k}\frac{w}{c^{2}}u^{\prime}_{x}d^{\prime}_{z}

je trouve

2wc2(uxdx+uydy+uzdz),0,0\ell^{2}\frac{w}{c^{2}}(u^{\prime}_{x}d^{\prime}_{x}+u^{\prime}_{y}d^{\prime}_% {y}+u^{\prime}_{z}d^{\prime}_{z}),\quad 0,\quad 0

C’est la force de Liénard, que vous trouvez aussi mais avec des différences. Et alors la question se pose de savoir si cette force est ou non compensée.66endnote: 6 Voir Liénard (1898, 323–324), et Poincaré (1901, 540–543). Alfred Liénard, professeur à l’École des mines de Saint Étienne, étudie la manière dont la force de Lorentz se transforme de 𝐟\mathbf{f} en 𝐟\mathbf{f^{\prime}} lorsque l’on passe d’un observateur lié à l’éther absolu à un observateur lié à la terre. Il trouve : 𝐟𝐟=1c2𝐮(𝐣𝐄)\mathbf{f^{\prime}}-\mathbf{f}=-\frac{1}{c^{2}}\mathbf{u}(\mathbf{j}\cdot% \mathbf{E}), où 𝐮\mathbf{u} est la vitesse de la terre, 𝐣\mathbf{j} la densité de courant et 𝐄\mathbf{E} le champ électrique. Sur le rapport qu’établit Poincaré entre la force de Liénard et l’inertie de l’électron voir Darrigol (2000, 146).

Ceci montre qu’entre les forces réelles X,Y,ZX,Y,Z et les forces apparentes XX^{\prime}, YY^{\prime}, ZZ^{\prime} il y a les relations

X=A(X+εXvx),Y=By,Z=BZX^{\prime}=A\left(X+\varepsilon\sum Xv_{x}\right),\quad Y^{\prime}=By,\quad Z^% {\prime}=BZ

AA et BB étant des coëff. et AεXvxA\varepsilon\sum Xv_{x} représentant la force de Liénard.

Si toutes les forces sont d’origine électrique les conditions d’équilibre (ou du principe de d’Alembert modifié) donnent

X=Y=Z=0X=Y=Z=0

d’où

X=Y=Z=0.X^{\prime}=Y^{\prime}=Z^{\prime}=0.

Si toutes les forces ne sont pas d’origine électrique, il y aura encore compensation pourvu qu’elles se comportent toutes comme si elles étaient d’origine électrique.77endnote: 7 L’hypothèse d’une origine électrique de toutes les forces a été proposée au début du 20e siècle par Willy Wien (1900). Le principe de relativité serait valide dans ce cas, et aussi au cas où les forces d’origine non-électriques seraient invariantes par rapport aux transformations de Poincaré.

Mais il y a autre chose.

Vous supposez =1\ell=1.

Langevin suppose k3=1k\ell^{3}=1.

J’ai essayé k=1k\ell=1 pour conserver l’unité de temps, mais cela m’a conduit à des conséquences inadmissibles.88endnote: 8 Le modèle de l’électron qui correspond à k=1k\ell=1 a la forme d’une sphère rigide; un tel modèle a été proposé par Max Abraham (1902). Le temps dans la théorie d’Abraham est invariable, alors que la masse de l’électron varie avec la vitesse par rapport à l’éther.

D’un autre côté j’arrive à des contradictions (entre les formules de l’action et de l’énergie) avec toutes les hypothèses autres que celles de Langevin.99endnote: 9 Le modèle d’électron proposé indépendamment par Alfred Bucherer et Paul Langevin est déformable mais à volume constant (Bucherer 1904; Langevin 1905, 267). Ce modèle est compatible avec l’image électromagnétique du monde, mais il est en conflit avec le principe de relativité.

Le raisonnement par lequel vous établissez que =1\ell=1 ne me paraît pas concluant, ou plutôt il ne l’est plus et laisse \ell indéterminé quand je vois le calcul en modifiant comme je vous l’ai dit les formules de la page 813.1010endnote: 10 Poincaré (§ 2-38-4) affirmera que =1\ell=1 si et seulement si certaines transformations des coordonnées xx, yy, zz, tt forment un groupe.

Que pensez-vous de cela, voulez-vous que je vous communique plus de détails ou ceux que je vous ai donnés vous suffisent-ils.1111endnote: 11 Lorentz répond à Poincaré (voir Poincaré à Lorentz, § 2-38-4), mais sa lettre nous manque.

Excusez moi en tout cas d’abuser de votre temps.

Votre bien dévoué Collègue,

Poincaré

ALS 3p. H.A. Lorentz papers, inv. nr. 62, Noord-Hollands Archief. Reproduite par A.I. Miller (1980, 78–78).

Time-stamp: " 8.05.2023 10:32"

Notes

  • 1 Par lettre du 18.02.1905, Henri Abraham invita Lorentz à Paris, au nom de la Société française de physique (H.A. Lorentz papers, Noord-Hollands Archief). Sa conférence (1905) sur la thermodynamique et les théories cinétiques a été prononcée le 27.04.1905. Poincaré n’a pas assisté à la réception de la Société en honneur de Lorentz (voir § 2-38-2), mais la raison de son absence est inconnue.
  • 2 Lorentz (1904); Poincaré (1904). Dans cette nouvelle théorie Lorentz écrit à nouveau les équations de Maxwell dans le système de coordonnées xx, yy, zz lié à la Terre, avec un changement de variables équivalent (à un facteur près) à celui de Lorentz (1899).
  • 3 Poincaré reprend la notation de Lorentz, où la valeur de la constante kk est donnée par la formule : k2=c2/(c2w2)k^{2}=c^{2}/(c^{2}-w^{2}), la constante cc est la vitesse de la lumière dans le vide, et ww désigne la vitesse d’entraînement. Il recopie mal l’une des formules de Lorentz; il aurait dû écrire kuy=uyku_{y}=u^{\prime}y.
  • 4 Le mot “apparente” est un rajout.
  • 5 Ces formules donnent les composantes de la force due à l’action de l’éther sur une unité de charge; les composantes du déplacement électrique sont désignées par dxd_{x}, dyd_{y}, dzd_{z}.
  • 6 Voir Liénard (1898, 323–324), et Poincaré (1901, 540–543). Alfred Liénard, professeur à l’École des mines de Saint Étienne, étudie la manière dont la force de Lorentz se transforme de 𝐟\mathbf{f} en 𝐟\mathbf{f^{\prime}} lorsque l’on passe d’un observateur lié à l’éther absolu à un observateur lié à la terre. Il trouve : 𝐟𝐟=1c2𝐮(𝐣𝐄)\mathbf{f^{\prime}}-\mathbf{f}=-\frac{1}{c^{2}}\mathbf{u}(\mathbf{j}\cdot% \mathbf{E}), où 𝐮\mathbf{u} est la vitesse de la terre, 𝐣\mathbf{j} la densité de courant et 𝐄\mathbf{E} le champ électrique. Sur le rapport qu’établit Poincaré entre la force de Liénard et l’inertie de l’électron voir Darrigol (2000, 146).
  • 7 L’hypothèse d’une origine électrique de toutes les forces a été proposée au début du 20e siècle par Willy Wien (1900). Le principe de relativité serait valide dans ce cas, et aussi au cas où les forces d’origine non-électriques seraient invariantes par rapport aux transformations de Poincaré.
  • 8 Le modèle de l’électron qui correspond à k=1k\ell=1 a la forme d’une sphère rigide; un tel modèle a été proposé par Max Abraham (1902). Le temps dans la théorie d’Abraham est invariable, alors que la masse de l’électron varie avec la vitesse par rapport à l’éther.
  • 9 Le modèle d’électron proposé indépendamment par Alfred Bucherer et Paul Langevin est déformable mais à volume constant (Bucherer 1904; Langevin 1905, 267). Ce modèle est compatible avec l’image électromagnétique du monde, mais il est en conflit avec le principe de relativité.
  • 10 Poincaré (§ 2-38-4) affirmera que =1\ell=1 si et seulement si certaines transformations des coordonnées xx, yy, zz, tt forment un groupe.
  • 11 Lorentz répond à Poincaré (voir Poincaré à Lorentz, § 2-38-4), mais sa lettre nous manque.

Références

  • M. Abraham (1902) Dynamik des Electrons. Nachrichten von der Königlichen Gesellschaft der Wissenschaften zu Göttingen, mathematisch-physikalische Klasse, pp. 20–41. link1 Cited by: endnote 8.
  • A. H. Bucherer (1904) Mathematische Einführung in die Elektronentheorie. Teubner, Leipzig. link1 Cited by: endnote 9.
  • O. Darrigol (2000) Poincaré, Einstein, et l’inertie de l’énergie. Comptes rendus de l’Académie des sciences IV 1, pp. 143–153. Cited by: endnote 6.
  • P. Langevin (1905) La physique des électrons. Revue générale des sciences pures et appliquées 16, pp. 257–276. link1 Cited by: endnote 9.
  • A. Liénard (1898) La théorie de Lorentz et celle de Larmor (I). Éclairage électrique 16 (34), pp. 320–334. link1 Cited by: endnote 6.
  • H. A. Lorentz (1899) Simplified theory of electrical and optical phenomena in moving systems. Proceedings of the Section of Sciences, Koninklijke Akademie van Wetenschappen te Amsterdam 1, pp. 427–442. link1 Cited by: endnote 2.
  • H. A. Lorentz (1904) Electromagnetic phenomena in a system moving with any velocity less than that of light. Proceedings of the Section of Sciences, Koninklijke Akademie van Wetenschappen te Amsterdam 6, pp. 809–831. link1 Cited by: endnote 2.
  • H. A. Lorentz (1905) La thermodynamique et les théories cinétiques. Bulletin des séances de la Société française de physique, pp. 35–63. Cited by: endnote 1.
  • A. I. Miller (1980) On some other approaches to electrodynamics in 1905. See Some Strangeness in the Proportion, Woolf, pp. 66–91. Cited by: 2-38-3. H. Poincaré à Hendrik Antoon Lorentz.
  • H. Poincaré (1901) Électricité et optique: la lumière et les théories électrodynamiques. Carré et Naud, Paris. link1 Cited by: endnote 6.
  • H. Poincaré (1904) L’état actuel et l’avenir de la physique mathématique. Bulletin des sciences mathématiques 28, pp. 302–324. link1 Cited by: endnote 2.
  • W. Wien (1900) Über die Möglichkeit einer elektromagnetischen Begründung der Mechanik. Archives néerlandaises des sciences exactes et naturelles 5, pp. 96–107. Cited by: endnote 7.
  • H. Woolf (Ed.) (1980) Some Strangeness in the Proportion. Addison-Wesley, Reading, MA. link1 Cited by: A. I. Miller (1980).