1-1-126. Gösta Mittag-Leffler à H. Poincaré
[20.04.1895]
Mon cher ami,
Je regrette de ne pouvoir publier votre mémoire sur les fonctions abéliennes11endnote: 1 Poincaré 1895b; Valiron 1950, 384–468. et je regrette encore plus de ne publier celui sur l’Analysis situs22endnote: 2 Poincaré 1895a; Garnier & Leray 1953, 193–288. On trouvera une analyse des travaux de Poincaré concernant la topologie algébrique dans le livre de Volkert (2002). parce que l’Ecole polytechnique vous imprime si lentement. Mais je vous remercie beaucoup de votre offre d’imprimer le mémoire sur l’extension de la méthode de C. Neumann.33endnote: 3 Poincaré 1896; Petiau 1954, 202–272. Dans ce mémoire, Poincaré étend aux surfaces simplement connexes la méthode de Neumann de résolution du problème de Dirichlet. Celle-ci, “fondée sur les propriétés des doubles couches” (voir Fredholm à Poincaré, 22.12.1899, § 1-2-5, note n°4), n’est valable que pour les surfaces convexes. Pour l’étendre, Poincaré est “obligé d’admettre le principe de Dirichlet” et de faire appel à sa méthode du balayage. L’intérêt de généraliser la méthode de Neumann, selon Poincaré, est qu’elle “est susceptible de s’approprier au calcul numérique”.
Indiquez moi l’époque quand le mémoire sera à Stockholm et j’arrangerai de manière qu’il soit mis en œuvre tout de suite sans le moindre retard.
Je suis pris d’un grand découragement. La diète vient de m’ôter une grande partie de la subvention que j’ai eu depuis 12 ans maintenant. L’initiative n’est pas venue de la diète même mais des cercles quasi-scientifiques qui sont hostiles aux mathématiques et à la science abstraite. La seconde chambre qui est composée surtout de cultivateurs a voté pour moi, la première chambre où les intrigues sorti[es] des cercles économisant[s] trouvai[ent] plus de fond, a voté contre.44endnote: 4 Depuis 1867, la Suède avait adopté un système de bicamérisme. Les deux chambres étaient élues et se réunissaient une fois par an. La première chambre, élue par suffrage indirect par les vingt-quatre conseils de province, représentait essentiellement la noblesse, les industriels et la haute administration. Ses membres devaient être âgés d’au moins trente-cinq ans et propriétaires d’un patrimoine important. Elle était à la fois, très conservatrice politiquement, selon le vœux même de l’instigateur de la réforme, le premier Ministre De Geer. et incarnait les intérêts de la bourgeoisie industrielle. La seconde chambre, élue selon un système censitaire, représentait les classes moyennes et les propriétaires terriens. Ses membres devaient être âgés d’au moins vingt cinq ans et justifier d’un revenu minimal et d’une résidence dans leur circonscription. Pour plus de précisions, on peut consulter l’ouvrage de Scott (1981) sur l’histoire de la nation suédoise. Le journal me coûte personnellement chaque année une jolie somme et c’est seulement avec peine que je pourrai supporter l’augmentation qui aura lieu maintenant par la décision de la diète. Mais ce qui est pire encore c’est que je crains qu’on me retirera l’année prochaine le reste de la subvention.55endnote: 5 Voir Mittag-Leffler à Poincaré, ca. avril 1895 (§ 1-1-124), note n°4. La seule chose qui pourrait me sauver serait des marques d’estime qui me viennent de l’étranger et qui seraient de nature de convaincre les incrédules de la valeur du journal.66endnote: 6 Toujours à la recherche de marques effectives de soutien dans son conflit avec la diète au sujet de la subvention pour les Acta mathematica, Mittag-Leffler avait écrit à Hermite le 14 avril 1895 : Il y a une place libre depuis M. Weierstrass parmi les Correspondants de la section de Géométrie à l’Institut. Si je suis nommé à cette place tout changerait ici immédiatement […]. (AS) Le 20 avril, Mittag-Leffler craignant que l’œuvre de sa vie ne soit menacée, exprime à Hermite son désarroi : C’est allé comme je craignais. La diète m’a pris une bonne partie de la subvention que j’ai eue depuis 12 ans maintenant. Il sera bien difficile de sauver l’autre partie et c’est seulement si des marques d’estime bien claires me viennent de l’étranger que j’ai espoir de réussir. Je trouve que c’est bien dommage si le journal sera interrompu avec le 20e tome. Il embrassera une époque de 14 ans. Je sais que ces 14 ans ont été des plus remarquables dans l’histoire des mathématiques mais 14 ans c’est trop peu tout de même. Il faut qu’un tel recueil existe au moins une trentaine d’années et forme une collection de 50 volumes au moins pour avoir rempli son but. Je me sens très découragé. C’est dur d’avoir travaillé pendant 14 ans bientôt pour un seul but d’y avoir donné le meilleur de ses forces et de voir subitement le tout au point de s’écrouler. Si le journal aurait tombé au point de vue scientifique je ne dirais rien, mais tous les mathématiciens affirmeront certainement le contraire. (AS) Hermite et Darboux, tout en soutenant Mittag-Leffler et les Acta mathematica, estimèrent qu’il était trop tôt pour faire un tel honneur à celui-ci et utilisèrent leur crédit et celui de Poincaré, auprès de Raymond Poincaré, Ministre de l’Education Nationale, pour obtenir à Mittag-Leffler le grade d’officier de la Légion d’honneur : […] je viens vous exprimer tous mes remerciements de la bonté que vous avez eue de venir pour causer des affaires de M. Mittag-Leffler, et encore de votre démarche auprès du Ministre de l’Instruction publique. Cette démarche s’ajoute à celle de Darboux. Je m’y suis joint de mon côté, aussi j’espère une décision favorable qui rendra un immense service à Mittag-Leffler. Une autre question se présente maintenant extrêmement difficile et délicate […]. Je m’en étais déjà ouvert à Darboux le sachant très bien disposé pour le rédacteur des Acta, mais il trouve la chose très grave. Un mauvais effet serait à craindre en Allemagne où se trouve d’éminents géomètres parmi lesquels nous n’aurions que l’embarras du choix, MM. Fuchs, Lipschitz, Schwarz, Klein. Tous ils sont placés au plus au haut rang dans la science, plusieurs ont fait de grandes découvertes en analyse. Vous pourriez aussi suggérer M. Cremona en Italie. Les incontestables services rendus par M. Mittag-Leffler pourront entrer plus tard en ligne de compte, mais le moment est-il venu de le préférer lui, encore si jeune, à tant d’autres? Je ne crois pas commettre d’indiscrétion en vous disant aussi qu’il est loin d’être assuré qu’une nomination de Correspondant serait le salut assuré des Acta. Picard à coup sûr, bien que je ne lui aie pas posé la question, mais dont l’opinion à l’égard de Mittag-Leffler m’est bien connue, sera de l’avis de Darboux. En cet état des choses, la nomination d’officier de la Légion d’Honneur me semble la meilleure des solutions, pour lui venir en aide, sans sacrifier des intérêts dont nous avons aussi la garde et sans porter à la justice une atteinte qui serait réelle et qu’on pourrait nous reprocher. (Hermite à Poincaré, 1895, Dugac 1986, 194–195) Le 2 mai, Mittag-Leffler tente une dernière fois de convaincre Hermite d’intervenir pour son élection comme correspondant de l’Académie des sciences : Agréez mes très vifs remerciements de la nouvelle épreuve de votre bonté que vous m’indiquez dans votre dernière lettre. La décoration donnée à une telle occasion et sur la proposition de tels hommes que vous, Poincaré et Darboux aura évidemment pour moi une très grande valeur et l’effet ici en Suède sera aussi je l’espère très favorable. Pourtant, vu que ce degré de la légion d’honneur a été beaucoup distribué en Suède, l’effet ne pourra pas être comparé avec une élection comme correspondant à l’Académie des Sciences. J’ai un ami dans le sénat qui le connaît comme sa propre poche et qui est du reste depuis beaucoup d’années le plus puissant dans la commission du budget. Il m’affirme que mon élection comme correspondant serait tout à fait désirable pour les Acta et que ce serait fini après avec ces éternelles discussions qui me font tant de mal. Je m’imagine de connaître moi-même assez bien la diète suédoise et je suis sur qu’il a raison. […] Mais je sais bien que je ne suis nullement digne par mes travaux de faire la concurrence avec les hommes que vous me nommez (Fuchs, Schwarz, Klein) et qui ont tout autre titre que moi. C’est seulement les services que j’ai pu faire d’une autre manière qui peuvent me mettre en ligne. Et croyez moi, mon très cher maître, je n’aurais jamais touché cette question si je n’étais dans la nécessité de faire mon possible pour sauver une entreprise que je tiens tellement au coeur. (AS) Fuchs sera élu correspondant à la séance 24 juin 1895 et Schwarz à celle du 1er juillet. La candidature de Mittag-Leffler n’est apparemment pas évoquée. Il ne fait pas partie des candidats classés en seconde ligne. Il n’apparaît dans ce classement qu’au comité secret du 24 janvier 1898 et sera élu correspondant le 29 janvier 1900; voir Mittag-Leffler à Poincaré, 07.06.1900 (§ 1-1-159). Voir également Poincaré à Mittag-Leffler, ca. juin 1895, § 1-1-128, note n° 2.
Votre ami bien affectueusement dévoué,
M. L.
ADftS 2p. IML 1758, Mittag-Leffler Archives, Djursholm.
Time-stamp: " 7.08.2024 12:28"
Notes
- 1 Poincaré 1895b; Valiron 1950, 384–468.
- 2 Poincaré 1895a; Garnier & Leray 1953, 193–288. On trouvera une analyse des travaux de Poincaré concernant la topologie algébrique dans le livre de Volkert (2002).
- 3 Poincaré 1896; Petiau 1954, 202–272. Dans ce mémoire, Poincaré étend aux surfaces simplement connexes la méthode de Neumann de résolution du problème de Dirichlet. Celle-ci, “fondée sur les propriétés des doubles couches” (voir Fredholm à Poincaré, 22.12.1899, § 1-2-5, note n°4), n’est valable que pour les surfaces convexes. Pour l’étendre, Poincaré est “obligé d’admettre le principe de Dirichlet” et de faire appel à sa méthode du balayage. L’intérêt de généraliser la méthode de Neumann, selon Poincaré, est qu’elle “est susceptible de s’approprier au calcul numérique”.
- 4 Depuis 1867, la Suède avait adopté un système de bicamérisme. Les deux chambres étaient élues et se réunissaient une fois par an. La première chambre, élue par suffrage indirect par les vingt-quatre conseils de province, représentait essentiellement la noblesse, les industriels et la haute administration. Ses membres devaient être âgés d’au moins trente-cinq ans et propriétaires d’un patrimoine important. Elle était à la fois, très conservatrice politiquement, selon le vœux même de l’instigateur de la réforme, le premier Ministre De Geer. et incarnait les intérêts de la bourgeoisie industrielle. La seconde chambre, élue selon un système censitaire, représentait les classes moyennes et les propriétaires terriens. Ses membres devaient être âgés d’au moins vingt cinq ans et justifier d’un revenu minimal et d’une résidence dans leur circonscription. Pour plus de précisions, on peut consulter l’ouvrage de Scott (1981) sur l’histoire de la nation suédoise.
- 5 Voir Mittag-Leffler à Poincaré, ca. avril 1895 (§ 1-1-124), note n°4.
- 6 Toujours à la recherche de marques effectives de soutien dans son conflit avec la diète au sujet de la subvention pour les Acta mathematica, Mittag-Leffler avait écrit à Hermite le 14 avril 1895 : Il y a une place libre depuis M. Weierstrass parmi les Correspondants de la section de Géométrie à l’Institut. Si je suis nommé à cette place tout changerait ici immédiatement […]. (AS) Le 20 avril, Mittag-Leffler craignant que l’œuvre de sa vie ne soit menacée, exprime à Hermite son désarroi : C’est allé comme je craignais. La diète m’a pris une bonne partie de la subvention que j’ai eue depuis 12 ans maintenant. Il sera bien difficile de sauver l’autre partie et c’est seulement si des marques d’estime bien claires me viennent de l’étranger que j’ai espoir de réussir. Je trouve que c’est bien dommage si le journal sera interrompu avec le 20e tome. Il embrassera une époque de 14 ans. Je sais que ces 14 ans ont été des plus remarquables dans l’histoire des mathématiques mais 14 ans c’est trop peu tout de même. Il faut qu’un tel recueil existe au moins une trentaine d’années et forme une collection de 50 volumes au moins pour avoir rempli son but. Je me sens très découragé. C’est dur d’avoir travaillé pendant 14 ans bientôt pour un seul but d’y avoir donné le meilleur de ses forces et de voir subitement le tout au point de s’écrouler. Si le journal aurait tombé au point de vue scientifique je ne dirais rien, mais tous les mathématiciens affirmeront certainement le contraire. (AS) Hermite et Darboux, tout en soutenant Mittag-Leffler et les Acta mathematica, estimèrent qu’il était trop tôt pour faire un tel honneur à celui-ci et utilisèrent leur crédit et celui de Poincaré, auprès de Raymond Poincaré, Ministre de l’Education Nationale, pour obtenir à Mittag-Leffler le grade d’officier de la Légion d’honneur : […] je viens vous exprimer tous mes remerciements de la bonté que vous avez eue de venir pour causer des affaires de M. Mittag-Leffler, et encore de votre démarche auprès du Ministre de l’Instruction publique. Cette démarche s’ajoute à celle de Darboux. Je m’y suis joint de mon côté, aussi j’espère une décision favorable qui rendra un immense service à Mittag-Leffler. Une autre question se présente maintenant extrêmement difficile et délicate […]. Je m’en étais déjà ouvert à Darboux le sachant très bien disposé pour le rédacteur des Acta, mais il trouve la chose très grave. Un mauvais effet serait à craindre en Allemagne où se trouve d’éminents géomètres parmi lesquels nous n’aurions que l’embarras du choix, MM. Fuchs, Lipschitz, Schwarz, Klein. Tous ils sont placés au plus au haut rang dans la science, plusieurs ont fait de grandes découvertes en analyse. Vous pourriez aussi suggérer M. Cremona en Italie. Les incontestables services rendus par M. Mittag-Leffler pourront entrer plus tard en ligne de compte, mais le moment est-il venu de le préférer lui, encore si jeune, à tant d’autres? Je ne crois pas commettre d’indiscrétion en vous disant aussi qu’il est loin d’être assuré qu’une nomination de Correspondant serait le salut assuré des Acta. Picard à coup sûr, bien que je ne lui aie pas posé la question, mais dont l’opinion à l’égard de Mittag-Leffler m’est bien connue, sera de l’avis de Darboux. En cet état des choses, la nomination d’officier de la Légion d’Honneur me semble la meilleure des solutions, pour lui venir en aide, sans sacrifier des intérêts dont nous avons aussi la garde et sans porter à la justice une atteinte qui serait réelle et qu’on pourrait nous reprocher. (Hermite à Poincaré, 1895, Dugac 1986, 194–195) Le 2 mai, Mittag-Leffler tente une dernière fois de convaincre Hermite d’intervenir pour son élection comme correspondant de l’Académie des sciences : Agréez mes très vifs remerciements de la nouvelle épreuve de votre bonté que vous m’indiquez dans votre dernière lettre. La décoration donnée à une telle occasion et sur la proposition de tels hommes que vous, Poincaré et Darboux aura évidemment pour moi une très grande valeur et l’effet ici en Suède sera aussi je l’espère très favorable. Pourtant, vu que ce degré de la légion d’honneur a été beaucoup distribué en Suède, l’effet ne pourra pas être comparé avec une élection comme correspondant à l’Académie des Sciences. J’ai un ami dans le sénat qui le connaît comme sa propre poche et qui est du reste depuis beaucoup d’années le plus puissant dans la commission du budget. Il m’affirme que mon élection comme correspondant serait tout à fait désirable pour les Acta et que ce serait fini après avec ces éternelles discussions qui me font tant de mal. Je m’imagine de connaître moi-même assez bien la diète suédoise et je suis sur qu’il a raison. […] Mais je sais bien que je ne suis nullement digne par mes travaux de faire la concurrence avec les hommes que vous me nommez (Fuchs, Schwarz, Klein) et qui ont tout autre titre que moi. C’est seulement les services que j’ai pu faire d’une autre manière qui peuvent me mettre en ligne. Et croyez moi, mon très cher maître, je n’aurais jamais touché cette question si je n’étais dans la nécessité de faire mon possible pour sauver une entreprise que je tiens tellement au coeur. (AS) Fuchs sera élu correspondant à la séance 24 juin 1895 et Schwarz à celle du 1er juillet. La candidature de Mittag-Leffler n’est apparemment pas évoquée. Il ne fait pas partie des candidats classés en seconde ligne. Il n’apparaît dans ce classement qu’au comité secret du 24 janvier 1898 et sera élu correspondant le 29 janvier 1900; voir Mittag-Leffler à Poincaré, 07.06.1900 (§ 1-1-159). Voir également Poincaré à Mittag-Leffler, ca. juin 1895, § 1-1-128, note n° 2.
Références
- Henri Poincaré, la correspondance avec des mathématiciens (de A à H). Cahiers du séminaire d’histoire des mathématiques 7, pp. 59–219. External Links: Link Cited by: endnote 6.
- Oeuvres d’Henri Poincaré, Volume 6. Gauthier-Villars, Paris. External Links: Link Cited by: endnote 2.
- Oeuvres d’Henri Poincaré, Volume 9. Gauthier-Villars, Paris. External Links: Link Cited by: endnote 3.
- Analysis situs. Journal de l’École polytechnique 1, pp. 1–121. External Links: Link Cited by: endnote 2.
- Remarques diverses sur les fonctions abéliennes. Journal de mathématiques pures et appliquées 1 (3), pp. 219–314. External Links: Link Cited by: endnote 1.
- La méthode de Neumann et le problème de Dirichlet. Acta mathematica 20, pp. 59–142. External Links: Link Cited by: endnote 3.
- Sweden, the Nation’s History. Southern Illinois University Press, Carbondale/Edwardsville. Cited by: endnote 4.
- Oeuvres d’Henri Poincaré, Volume 4. Gauthier-Villars, Paris. External Links: Link Cited by: endnote 1.
- Das Homöomorphismusproblem insbesondere der 3-Mannigfaltigkeiten in der Topologie 1892–1935. Kimé, Paris. Cited by: endnote 2.