1-1-150. H. Poincaré à Gösta Mittag-Leffler
[29.01.1900]11endnote: 1 Date du cachet de la poste de Paris. Paris, 29 janvier – Stockholm, 4 février – Le Caire, 11 février.
Mon cher ami,
J’ai la satisfaction de vous annoncer votre nomination comme
Correspondant de l’Académie.22endnote:
2
Mittag-Leffler est élu
membre correspondant de l’Académie des sciences à la séance
du 29 janvier 1900 (Comptes rendus, 130 (1900), p. 226).
Cette lettre est précédée d’un télégramme daté du
29/1/1900 :
Elu correspondant félicitations - Poincaré (Brefkoncept 92
— IML) Ce n’est pas de ma faute si cette nomination n’a pas
eu lieu plus tôt. Je me suis bien démené pour cela, mais
diverses circonstances ne l’ont pas permis.33endnote:
3
A la mort
de Lie (18 février 1899), une place de correspondant à l’Académie
des sciences se trouve vacante ; à cette occasion, Poincaré
et Appell tentent d’obtenir de la section de géométrie la
présentation en première ligne de Mittag-Leffler. Painlevé
relate à celui-ci, de manière fort détaillée, les tractations
de cette élection.
“[…] votre élection est dès maintenant certaine. Je
venais d’apprendre par Tannery la mort de Sophus Lie, le jour
même où j’ai reçu votre lettre, et j’ai été aussitôt
voir Poincaré et Appell qui ne savaient rien encore de ce triste
événement. Tous deux ont décidé aussitôt de vous soutenir
de toutes leurs forces, n’admettant pas après votre dernier
travail surtout, qu’on pût vous mettre en balance avec tout
autre. Il a été décidé que Poincaré irait voir Jordan,
Appell et Hermite avant la prochaine séance de l’Institut pour
leur dire leur jugement sur votre dernier théorème et leur
décision formelle quant à votre candidature.
Poincaré ne doutait pas de l’appui de Jordan. Alors, seulement
on agirait sur Darboux, de façon à juguler l’opposition éventuelle
de Picard. Mais les choses ont marché beaucoup mieux encore :
dès qu’il a eu connaissance par Hermite de la ferme décision
de Poincaré et d’Appell et surtout de votre dernier théorème,
Picard a compris qu’il n’avait plus aucune chance de vous faire
battre et aussitôt, il s’est déclaré votre partisan. (Vous
vous rappelez, peut-être que je vous avais prédit à votre
dernier passage que les choses se passeraient ainsi.) M. Hermite
m’a raconté que Picard l’avait chapitré (lui, Hermite) pour
le rallier à votre candidature et lui faire abandonner Zeuthen
!! Bien que Darboux n’ait pas encore été tâté, il est
absolument certain que vous serez présenté à l’unanimité
par la section et que vous passerez à la presque unanimité
des voix de l’Académie.” (Paul Painlevé à Mittag-Leffler,
06.03.1899, IML; cette lettre est datée
du 6 mars 1898 par Painlevé)
Malheureusement pour Mittag-Leffler, une bataille d’arguties
académiques est déclenchée par Darboux qui, semble-t-il
s’était engagé vis à vis de Zeuthen. La question du nombre
de correspondants et celle de la nécessité d’élire des
correspondant français retardent la proposition de la candidature
de Mittag-Leffler.
“[…] C’est pour faire plaisir à Darboux (engagé certainement
avec Zeuthen et qui ne veut ni lui écrire qu’il l’abandonne,
ni lui avouer qu’il est battu) que Poincaré et Appell ont consenti
à ce délai. Mais si la question de l’augmentation du nombre
de correspondants ne doit pas être réglée très vite,
je suis certain qu’Appell et Poincaré (Jordan venant de rentrer)
demanderont à ce qu’on fasse l’élection sur le champ, et
ils seront soutenus par Picard et Hermite.” (Painlevé
à Mittag-Leffler, vers le mois de mars, 1899, IML)
Le 14 août, Painlevé donne de nouveaux détails. Le
nombre de correspondants augmentant, les questions de priorité
entre Mittag-Leffler et Zeuthen réapparaissent ainsi que celles
relatives à l’élection d’un correspondant français.
“Je voulais notamment vous renseigner avec précision
sur la question des correspondants. Mais les choses n’ont pas
marché comme je l’aurai voulu et j’en ai été même fort
agacé ; non que le succès final encore une fois fasse aucun
doute. Au fond, Poincaré et Appell se sont laissés rouler
par Darboux comme de bons enfants ; et la partie était si belle
à jouer pourtant ! Quand Darboux a posé la question des correspondants,
il suffisait de dire ‘Elisons d’abord M[ittag] L[effler] ; nous
serons ensuite plus forts pour demander l’augmentation du nombre
de correspondants’. Comme Darboux était en minorité, la chose
allait toute seule. Picard, qui me racontait la séance, me
disait : ‘En voyant Poincaré et Appell ne pas faire échec
à la proposition de Darboux, j’ai pensé : voilà Darboux
qui les roule. Mais comme je me désintéressais de la question,
j’ai laissé faire’.
Une fois la bêtise faite, il a été trop facile à Darboux
de prolonger l’attente, par la raison que la question des correspondants
était engagée ; cette question une fois réglée dans le
sens voulu, Jordan était bien rentré, mais Hermite et Picard
absents. Il a été convenu qu’on attendrait la rentrée d’octobre
avant de rien décider. Mais Darboux a déjà proposé d’élire
Zeuthen le premier, à cause de son âge. Devant l’opposition
de Poincaré et d’Appell, il a demandé que le premier élu
soit un correspondant national (Méray) puisque la demande officielle
de l’augmentation du nombre des correspondants était motivée
surtout par le désir d’avoir des correspondants français
plus nombreux.
En résumé, l’idée de Darboux, c’est de nommer Méray premier,
Zeuthen second et vous troisième (le règlement s’oppose aux
élections simultanées). Poincaré veulent vous faire passer
premier. Jordan, Hermite et Picard sont restés jusqu’ici sur
la réserve. J’ai fait observer à Picard qu’après les lettres
que vous avait écrites M. Hermite, vous étiez en droit de
compter sur la première place, qu’il serait incompréhensible
de vous élire second ou troisième, alors que votre élection
était décidée si la place avait été unique, enfin que
s’il était pénible à Zeuthen (à cause de son âge) de
passer après vous, il lui aurait été bien plus pénible
de ne point passer du tout, comme la chose était arrêtée.
Picard m’a répondu évasivement. Il est assez difficile de
prévoir quel sera l’ordre adopté au mois d’octobre ; tout
dépend de l’énergie et de l’habileté de Poincaré et d’Appell
et de l’influence qu’ils auront sur Jordan. Je verrai personnellement
Hermite au mois d’octobre. Je lui répéterai ce que j’ai dit
à Picard, je pense qu’il y sera plus sensible.” (Painlevé à
Mittag-Leffler, 14.08.1899, IML)
Le 11 décembre, l’élection du correspondant français
en premier est acquise et Poincaré et Appell sont en difficulté
sur la question de la priorité entre Mittag-Leffler et Zeuthen.
“Poincaré et Appell sont en présence d’adversaires
actifs et avisés comme Darboux et Picard. Ils ont, après
discussion, cédé d’abord sur ce point que (la demande de
nouveaux correspondants étant motivée par le désir d’avoir
des correspondants nationaux), il fallait élire d’abord un
français et Méray a été nommé lundi dernier. Reste
la question de savoir lequel de Zeuthen et de vous doit passer
ensuite le premier. Dans une discussion officieuse, à laquelle
Hermite s’est gardé d’assister, Poincaré et Appell ont opiné
pour vous, Darboux, Picard et Jordan pour Zeuthen.
Tout le monde est tombé d’accord sur ce fait que si on pouvait
faire les deux élections en même temps, ce serait la meilleure
solution, mais le règlement le permet-il ? C’est la question
qu’on discute en ce moment. Tous ces derniers jours, j’ai assisté
de mon mieux Poincaré et Appell, insistant sur l’énormité
qu’il y aurait à vous faire passer second après vous avoir
promis la place si elle était unique.
Quoi qu’il en soit, si Poincaré et Appell sont suffisamment
énergiques, ils obtiendront au moins la double élection simultanée,
dut-on faire plier un peu le règlement. Au pis aller, votre
élection avant un mois est assurée, mais je trouverais inadmissible
qu’on fît passer Zeuthen avant vous.” (Painlevé
à Mittag-Leffler, 11.12.1899, IML)
Le rapport présentant les travaux de Mittag-Leffler fut
rédigé par Appell; voir le document
(§ 7-2-3).
J’espère que je vous verrai au congrès des Mathématiciens cette année à Paris44endnote: 4 Le premier congrès international des mathématicien de Zurich (1897) avait chargé la Société mathématique de France d’organiser le second congrès à Paris en même temps que l’exposition universelle. Poincaré participe activement à l’organisation de ce congrès et en sera nommé Président. et à ce propos je voudrais vous demander si vous consentiriez à faire une conférence qui devrait porter sur un sujet d’un intérêt un peu général, afin d’être facilement suivie par tout le monde.55endnote: 5 Mittag-Leffler proposera et fera une conférence (Mittag-Leffler 1902) sur Une page de la vie de Weierstrass. Voir, à ce propos, les lettres (§§ 1-1-152, 1-1-156).
Si vous y étiez disposé, nous vous en serions tous très reconnaissants et je vous prierais de m’en avertir le plus tôt possible afin qu’on puisse l’inscrire sur le programme.
Veuillez agréer l’assurance de ma sincère amitié et vous charger de transmettre à Madame Mittag-Leffler les compliments de ma femme et mes respectueux hommages.
Poincaré
ALS 2p. IML 93, Mittag-Leffler Archives, Djursholm.
Time-stamp: "19.03.2023 10:59"
Notes
- 1 Date du cachet de la poste de Paris. Paris, 29 janvier – Stockholm, 4 février – Le Caire, 11 février.
- 2 Mittag-Leffler est élu membre correspondant de l’Académie des sciences à la séance du 29 janvier 1900 (Comptes rendus, 130 (1900), p. 226). Cette lettre est précédée d’un télégramme daté du 29/1/1900 : Elu correspondant félicitations - Poincaré (Brefkoncept 92 — IML)
- 3 A la mort de Lie (18 février 1899), une place de correspondant à l’Académie des sciences se trouve vacante ; à cette occasion, Poincaré et Appell tentent d’obtenir de la section de géométrie la présentation en première ligne de Mittag-Leffler. Painlevé relate à celui-ci, de manière fort détaillée, les tractations de cette élection. “[…] votre élection est dès maintenant certaine. Je venais d’apprendre par Tannery la mort de Sophus Lie, le jour même où j’ai reçu votre lettre, et j’ai été aussitôt voir Poincaré et Appell qui ne savaient rien encore de ce triste événement. Tous deux ont décidé aussitôt de vous soutenir de toutes leurs forces, n’admettant pas après votre dernier travail surtout, qu’on pût vous mettre en balance avec tout autre. Il a été décidé que Poincaré irait voir Jordan, Appell et Hermite avant la prochaine séance de l’Institut pour leur dire leur jugement sur votre dernier théorème et leur décision formelle quant à votre candidature. Poincaré ne doutait pas de l’appui de Jordan. Alors, seulement on agirait sur Darboux, de façon à juguler l’opposition éventuelle de Picard. Mais les choses ont marché beaucoup mieux encore : dès qu’il a eu connaissance par Hermite de la ferme décision de Poincaré et d’Appell et surtout de votre dernier théorème, Picard a compris qu’il n’avait plus aucune chance de vous faire battre et aussitôt, il s’est déclaré votre partisan. (Vous vous rappelez, peut-être que je vous avais prédit à votre dernier passage que les choses se passeraient ainsi.) M. Hermite m’a raconté que Picard l’avait chapitré (lui, Hermite) pour le rallier à votre candidature et lui faire abandonner Zeuthen !! Bien que Darboux n’ait pas encore été tâté, il est absolument certain que vous serez présenté à l’unanimité par la section et que vous passerez à la presque unanimité des voix de l’Académie.” (Paul Painlevé à Mittag-Leffler, 06.03.1899, IML; cette lettre est datée du 6 mars 1898 par Painlevé) Malheureusement pour Mittag-Leffler, une bataille d’arguties académiques est déclenchée par Darboux qui, semble-t-il s’était engagé vis à vis de Zeuthen. La question du nombre de correspondants et celle de la nécessité d’élire des correspondant français retardent la proposition de la candidature de Mittag-Leffler. “[…] C’est pour faire plaisir à Darboux (engagé certainement avec Zeuthen et qui ne veut ni lui écrire qu’il l’abandonne, ni lui avouer qu’il est battu) que Poincaré et Appell ont consenti à ce délai. Mais si la question de l’augmentation du nombre de correspondants ne doit pas être réglée très vite, je suis certain qu’Appell et Poincaré (Jordan venant de rentrer) demanderont à ce qu’on fasse l’élection sur le champ, et ils seront soutenus par Picard et Hermite.” (Painlevé à Mittag-Leffler, vers le mois de mars, 1899, IML) Le 14 août, Painlevé donne de nouveaux détails. Le nombre de correspondants augmentant, les questions de priorité entre Mittag-Leffler et Zeuthen réapparaissent ainsi que celles relatives à l’élection d’un correspondant français. “Je voulais notamment vous renseigner avec précision sur la question des correspondants. Mais les choses n’ont pas marché comme je l’aurai voulu et j’en ai été même fort agacé ; non que le succès final encore une fois fasse aucun doute. Au fond, Poincaré et Appell se sont laissés rouler par Darboux comme de bons enfants ; et la partie était si belle à jouer pourtant ! Quand Darboux a posé la question des correspondants, il suffisait de dire ‘Elisons d’abord M[ittag] L[effler] ; nous serons ensuite plus forts pour demander l’augmentation du nombre de correspondants’. Comme Darboux était en minorité, la chose allait toute seule. Picard, qui me racontait la séance, me disait : ‘En voyant Poincaré et Appell ne pas faire échec à la proposition de Darboux, j’ai pensé : voilà Darboux qui les roule. Mais comme je me désintéressais de la question, j’ai laissé faire’. Une fois la bêtise faite, il a été trop facile à Darboux de prolonger l’attente, par la raison que la question des correspondants était engagée ; cette question une fois réglée dans le sens voulu, Jordan était bien rentré, mais Hermite et Picard absents. Il a été convenu qu’on attendrait la rentrée d’octobre avant de rien décider. Mais Darboux a déjà proposé d’élire Zeuthen le premier, à cause de son âge. Devant l’opposition de Poincaré et d’Appell, il a demandé que le premier élu soit un correspondant national (Méray) puisque la demande officielle de l’augmentation du nombre des correspondants était motivée surtout par le désir d’avoir des correspondants français plus nombreux. En résumé, l’idée de Darboux, c’est de nommer Méray premier, Zeuthen second et vous troisième (le règlement s’oppose aux élections simultanées). Poincaré veulent vous faire passer premier. Jordan, Hermite et Picard sont restés jusqu’ici sur la réserve. J’ai fait observer à Picard qu’après les lettres que vous avait écrites M. Hermite, vous étiez en droit de compter sur la première place, qu’il serait incompréhensible de vous élire second ou troisième, alors que votre élection était décidée si la place avait été unique, enfin que s’il était pénible à Zeuthen (à cause de son âge) de passer après vous, il lui aurait été bien plus pénible de ne point passer du tout, comme la chose était arrêtée. Picard m’a répondu évasivement. Il est assez difficile de prévoir quel sera l’ordre adopté au mois d’octobre ; tout dépend de l’énergie et de l’habileté de Poincaré et d’Appell et de l’influence qu’ils auront sur Jordan. Je verrai personnellement Hermite au mois d’octobre. Je lui répéterai ce que j’ai dit à Picard, je pense qu’il y sera plus sensible.” (Painlevé à Mittag-Leffler, 14.08.1899, IML) Le 11 décembre, l’élection du correspondant français en premier est acquise et Poincaré et Appell sont en difficulté sur la question de la priorité entre Mittag-Leffler et Zeuthen. “Poincaré et Appell sont en présence d’adversaires actifs et avisés comme Darboux et Picard. Ils ont, après discussion, cédé d’abord sur ce point que (la demande de nouveaux correspondants étant motivée par le désir d’avoir des correspondants nationaux), il fallait élire d’abord un français et Méray a été nommé lundi dernier. Reste la question de savoir lequel de Zeuthen et de vous doit passer ensuite le premier. Dans une discussion officieuse, à laquelle Hermite s’est gardé d’assister, Poincaré et Appell ont opiné pour vous, Darboux, Picard et Jordan pour Zeuthen. Tout le monde est tombé d’accord sur ce fait que si on pouvait faire les deux élections en même temps, ce serait la meilleure solution, mais le règlement le permet-il ? C’est la question qu’on discute en ce moment. Tous ces derniers jours, j’ai assisté de mon mieux Poincaré et Appell, insistant sur l’énormité qu’il y aurait à vous faire passer second après vous avoir promis la place si elle était unique. Quoi qu’il en soit, si Poincaré et Appell sont suffisamment énergiques, ils obtiendront au moins la double élection simultanée, dut-on faire plier un peu le règlement. Au pis aller, votre élection avant un mois est assurée, mais je trouverais inadmissible qu’on fît passer Zeuthen avant vous.” (Painlevé à Mittag-Leffler, 11.12.1899, IML) Le rapport présentant les travaux de Mittag-Leffler fut rédigé par Appell; voir le document (§ 7-2-3).
- 4 Le premier congrès international des mathématicien de Zurich (1897) avait chargé la Société mathématique de France d’organiser le second congrès à Paris en même temps que l’exposition universelle. Poincaré participe activement à l’organisation de ce congrès et en sera nommé Président.
- 5 Mittag-Leffler proposera et fera une conférence (Mittag-Leffler 1902) sur Une page de la vie de Weierstrass. Voir, à ce propos, les lettres (§§ 1-1-152, 1-1-156).
Références
- Comptes rendus du IIe Congrès international des mathématiciens. Gauthier-Villars, Paris. link1 Cited by: G. Mittag-Leffler (1902).
- Une page de la vie de Weierstrass. See Comptes rendus du IIe Congrès international des mathématiciens, Duporcq, pp. 131–153. link1 Cited by: endnote 5.