2-14-1. Emmanuel Carvallo à H. Poincaré

Paris, le 29 octobre 1902

École Polytechnique — 1, rue Clovis

Cher Maître,

Vous êtes assez grand garçon pour avoir votre opinion sans aller la prendre chez M. Potier, et vous avez trop de loyauté pour ajouter votre autorité à celle déjà très autorisée d’un autre, sans qu’elle sorte entièrement de vous, après examen approfondi.11endnote: 1 Emmanuel Carvallo est candidat à la chaire de physique à l’École polytechnique laissée vacante par le décès d’Alfred Cornu. Sa candidature et celle d’Auguste Lafay sont discutées lors du conseil d’instruction de l’École polytechnique le 28.10.1902. Alfred Potier, professeur de physique de l’École jusqu’en 1894, et son successeur Henri Becquerel s’opposent à la candidature de Carvallo (Procès-verbal du conseil d’instruction, Archives de l’École polytechnique). Poincaré, quant à lui, fut nommé par l’Académie des sciences en 1902 au conseil inférieur, le “Conseil de perfectionnement” (Jahresberichte der Deutsche Mathematiker-Vereinigung 11, 155). A propos de la candidature de Carvallo voir aussi les lettres envoyées à Poincaré par H. Becquerel (§ 2-4-9) et René Blondlot (§ 2-9-14). La chaire de physique sera accordée à Lafay (1866–1944), polytechnicien (1885) et ancien élève de Georges Gouy.

Lisez donc les trois premières leçons que je vous remets. Elles demandent à être non parcourues, mais approfondies et discutées ensuite point par point, critique par critique. Autrement, vous ajouterez par légèreté une mauvaise action scientifique à celle de M. Potier que je ne veux pas qualifier parce que j’en suis encore trop ému pour la juger de sang froid.22endnote: 2 Il est sans doute question ici de l’enseignement par Carvallo de l’électrodynamique, sujet sur lequel Carvallo publia, entre 1900 et 1904, plusieurs notes dans les Comptes rendus, ainsi que deux livres (Carvallo 1902b, 1904). Les critiques faites par Potier et H. Becquerel des cours d’électromagnétisme de Carvallo (voir la note supra) rejoignerent celle de A. Liénard (1902), qui contesta chez Carvallo l’opinion selon laquelle la mécanique analytique de Lagrange ne s’applique pas au cas de la roue de Barlow (Carvallo, 1901). En 1912, Paul Appel rappela l’analyse de Carvallo, lors de son extension de la mécanique analytique aux systèmes non holonomes (Appell, 1912, 1038). La note de Liénard, présentée par Potier, fut suivie par une note de Carvallo sur l’électrodynamique des corps en mouvement, communiquée par Poincaré à l’Académie des sciences de Paris le 20 janvier 1902 (Carvallo, 1902a). Dans cette note, Carvallo reprend la définition par Poincaré (1900) de la quantité de mouvement électromagnétique par rapport au mouvement d’un fluide fictif. A propos de cette définition et son interprétation par Poincaré dans le cadre de la théorie des électrons de Lorentz, voir Darrigol (2023).

M. Potier suit mon travail depuis plus de 15 jours, leçon par leçon, ayant accepté de m’éclairer de sa critique et de son savoir. Non seulement il ne m’a pas fait de critique, mais avant-hier, à 11 heures, il m’a déclaré n’avoir aucune critique à faire à ces leçons. A deux heures, à la commission, son esprit subtil avait découvert des critiques que je déclare fausses.

Vous ne ferez pas par légèreté ce que M. Potier a fait, je ne sais pour quelle cause. Examinez, notez vos critiques une à une. Quand elles seront prêtes, étudiées, dites les moi. Nous les discuterons. Vous savez que nous avons assez de savoir, de clairvoyance et de sincérité pour tomber de suite d’accord, puisqu’il en a toujours été ainsi entre nous.

Alors trois cas pourront se présenter.

1° J’aurai raison sur le fond et dans le détail, et vous me soutiendrez.

2° Vous aurez raison dans des questions de détail. Nous verrons, moi si je dois me retirer, et vous me soutenir.

3° Le fond même sera reconnu mauvais, et je retirerai ma candidature.

Voilà ce qui doit être entre gens de notre espèce, sincères, éclairés et conscients.

Recevez, cher maître, l’assurance de ma sincère affection.

E. Carvallo

ALS 3p. Collection particulière, Paris 75017.

Time-stamp: " 7.08.2023 19:22"

Notes

  • 1 Emmanuel Carvallo est candidat à la chaire de physique à l’École polytechnique laissée vacante par le décès d’Alfred Cornu. Sa candidature et celle d’Auguste Lafay sont discutées lors du conseil d’instruction de l’École polytechnique le 28.10.1902. Alfred Potier, professeur de physique de l’École jusqu’en 1894, et son successeur Henri Becquerel s’opposent à la candidature de Carvallo (Procès-verbal du conseil d’instruction, Archives de l’École polytechnique). Poincaré, quant à lui, fut nommé par l’Académie des sciences en 1902 au conseil inférieur, le “Conseil de perfectionnement” (Jahresberichte der Deutsche Mathematiker-Vereinigung 11, 155). A propos de la candidature de Carvallo voir aussi les lettres envoyées à Poincaré par H. Becquerel (§ 2-4-9) et René Blondlot (§ 2-9-14). La chaire de physique sera accordée à Lafay (1866–1944), polytechnicien (1885) et ancien élève de Georges Gouy.
  • 2 Il est sans doute question ici de l’enseignement par Carvallo de l’électrodynamique, sujet sur lequel Carvallo publia, entre 1900 et 1904, plusieurs notes dans les Comptes rendus, ainsi que deux livres (Carvallo 1902b, 1904). Les critiques faites par Potier et H. Becquerel des cours d’électromagnétisme de Carvallo (voir la note supra) rejoignerent celle de A. Liénard (1902), qui contesta chez Carvallo l’opinion selon laquelle la mécanique analytique de Lagrange ne s’applique pas au cas de la roue de Barlow (Carvallo, 1901). En 1912, Paul Appel rappela l’analyse de Carvallo, lors de son extension de la mécanique analytique aux systèmes non holonomes (Appell, 1912, 1038). La note de Liénard, présentée par Potier, fut suivie par une note de Carvallo sur l’électrodynamique des corps en mouvement, communiquée par Poincaré à l’Académie des sciences de Paris le 20 janvier 1902 (Carvallo, 1902a). Dans cette note, Carvallo reprend la définition par Poincaré (1900) de la quantité de mouvement électromagnétique par rapport au mouvement d’un fluide fictif. A propos de cette définition et son interprétation par Poincaré dans le cadre de la théorie des électrons de Lorentz, voir Darrigol (2023).

Références

  • P. Appell (1912) Aperçu sur l’emploi possible de l’énergie d’accélération dans les équations de l’électrodynamique. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 154, pp. 1037–1040. Cited by: endnote 2.
  • E. Carvallo (1901) Sur l’application des équations de Lagrange aux phénomènes électrodynamiques. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 133 (23), pp. 924–927. Cited by: endnote 2.
  • E. Carvallo (1902a) Électrodynamique des corps en mouvement. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 134 (3), pp. 165–168. link1 Cited by: endnote 2.
  • E. Carvallo (1902b) L’Électricité déduite de l’expérience et ramenée au principe des travaux virtuels. Naud, Paris. Cited by: endnote 2.
  • E. Carvallo (1904) Leçons d’électricité. Ch. Béranger, Paris. Cited by: endnote 2.
  • O. Darrigol (2023) Poincaré and the reaction principle in electrodynamics. Philosophia Scientiae 27 (2), pp. 63–125. link1 Cited by: endnote 2.
  • A. Liénard (1902) Sur l’application des équations de Lagrange aux phénomènes électrodynamiques et électromagnétiques. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 134 (3), pp. 163–165. link1 Cited by: endnote 2.
  • H. Poincaré (1900) La théorie de Lorentz et le principe de réaction. Archives néerlandaises des sciences exactes et naturelles 5, pp. 252–278. link1 Cited by: endnote 2.