1-1-257. Gösta Mittag-Leffler à H. Poincaré
Djursholm le 6 Décembre 1910
Mon cher ami,
Quand aurez-vous terminé le rapport sur Hilbert ?11endnote: 1 Poincaré 1911b, 1912, 1911a. Si vous trouvez l’occasion de le faire à Paris, faites y prendre une copie et envoyez-moi cette copie pour gagner du temps. Si vous m’envoyez l’original, je puis faire faire une copie ici dans une seule journée et puis envoyer l’original à Budapest. Le retard ne sera donc long.22endnote: 2 Dans sa lettre adressée à König le 17 novembre 1910, Mittag-Leffler évoque la publication dans les Acta mathematica du rapport de Poincaré. “Sitôt que j’aurai le rapport de Poincaré, je le publierai et je ferai mon possible pour finir tout un tome jusqu’au printemps, un tome qui commencera avec notre décision ainsi que le rapport de Poincaré.” (IML)
Nous avons été vaincus encore cette fois-ci pour le prix
Nobel. Toute cette foule de naturaliste]s[ qui ne comprend rien
sur le fond des choses a voté contre nous. Ils ont peur des
mathématiques parce qu’ils n’ont pas la moindre chance d’y
comprendre jamais quelque chose.33endnote:
3
Mittag-Leffler fait allusion à l’échec de la tentative de faire obtenir
le prix Nobel de physique à Poincaré. Depuis plusieurs années, des propositions
en faveur de Poincaré émanaient des milieux scientifiques
français : en 1904, 2 propositions (Becquerel, Darboux), en
1906, 3 propositions (Becquerel, Darboux, Guye), en 1907, 2 propositions
(Becquerel, Darboux), en 1909, 3 propositions (Darboux, Le Châtelier,
Lippmann). En 1909, Mittag-Leffler considérait que les temps
étaient mûrs pour réussir à convaincre la commission
Nobel de donner le prix Nobel à un théoricien pur de la physique.
Il organisa avec son efficacité coutumière la campagne en
faveur de Poincaré. La proposition principale fut signée
par Fredholm et Appell, tous deux professeurs de physique mathématique
et par Darboux, alors secrétaire de l’Académie des Sciences.
Les mathématiciens se firent discrets et la proposition ne
faisait mention que des découvertes portant sur les équations
différentielles de la physique mathématique. Toutes les précautions
furent donc prises pour ne pas indisposer, ni effaroucher la
majorité expérimentaliste du comité Nobel. Puis, Mittag-Leffler
lança une campagne internationale qui permit de réunir autour
de la proposition en faveur de Poincaré 34 signatures (Andoyer,
Appell, Blaserna, Boussinesq, Bouty, Brioullin, Cabrera, Carlheim-Gyllensköld,
Marie Curie, Darboux, De Castro Pulido, Duhem, Echegaray, Feliu,
Fredholm, Gonzalez Marti, Himstedt, Janet, Khvol’son, Königsberger,
Levy, Michel-Lévy, Lippmann, Lorentz, Love, Lozano, Marconi,
Michelson, Painlevé, Ruiz-Castizo, Tanakadate, Velain, Volterra,
Zeeman), soit le nombre le plus élevé, entre 1901 et 1930,
de signatures en faveur d’une candidature.
Volterra assura le succès de la proposition Poincaré en Italie.
Il fait état de ses démarches dans une lettre confidentielle
adressée à Mittag-Leffler le 10 janvier 1910:
“Mon cher ami,
Je vais vous renseigner sur ce qui s’est passé dans ces jours.
M. Righi, après ce que je lui ai écrit et ce que je lui ai
communiqué a compris l’opportunité de proposer M. Poincaré
et il m’a fait savoir qu’il influera sur ses amis.
Cela est bien nécessaire car j’ai vu ici M. de Marchi de Padoue
et il m’a communiqué que les professeurs de Padoue étaient
engagés directement avec M. Righi et ils vont suspendre l’envoi
de leur rapport ayant reçu la lettre que vous m’avez prié
de leur écrire de Stockholm. Ils désirent maintenant se mettre
en rapport avec M. Righi avant de prendre toute décision.
D’après ce que M. de Marchi m’a dit en partant aujourd’hui,
je ne doute pas que les professeurs de Padoue proposeront M. Poincaré,
mais il est bien probable qu’ils voudront aussi conserver la
proposition de M. Righi.
M. Blaserna, comme je vous ai écrit proposera M. Poincaré,
mais étant engagé depuis l’année passée, il fera aussi
la proposition des membres du Comité des Poids et Mesures.
Je vois qu’il est impossible de faire une proposition collective,
c’est pourquoi je n’attends pas à envoyer ma proposition de
décerner le prix à M. Poincaré pour ses découvertes sur
les équations différentielles de la Physique mathématiques.
[…].” (IML)
Le soutien international est donc considérable. On peut
constater néanmoins que les signatures anglo-saxonnes et allemandes
n’émanent pas de physiciens réellement connus. Ainsi, Rutherford
et Thomson refusent leur soutien pour des raisons tenant à
la fois à la définition du champ de la physique et à la
défense disciplinaire des intérêts des “vrais physiciens”.
La candidature de Poincaré fut mise en échec par Röntgen,
qui ayant appris qu’Angström était très malade, l’avait
proposé pour ses travaux sur les radiations solaires. Arrhenius
et son réseau s’empressèrent de soutenir cette candidature
et lui adjoignirent pour des raisons réglementaires concernant
l’interdiction des prix posthumes, celle de Van der Waals. Le
comité Nobel, et l’Académie royale de Suède se prononcèrent en faveur de
cette dernière candidature puisque Angström était décédé
durant la période de présentation. Finalement, Van der Waals
obtint le prix Nobel de Physique en 1910 pour ses travaux sur
les équations des gaz et des liquides. Pour plus de détails, on peut
consulter
Crawford (1984a) et
1984b, 143–150.
Maintenant une proposition sur vous viendra tous les ans de la part de Phragmén (c’est plus prudent que c’est lui et pas moi qui fait la proposition) et nous vaincrons à la longue.44endnote: 4 Mittag-Leffler fait ici allusion à la nécessité d’atténuer les aspects mathématiques de la personnalité scientifique de Poincaré dans le cadre d’une candidature au prix Nobel de Physique. D’autre part, vu l’antagonisme de Mittag-Leffler et Arrhenius, membre influent du comité Nobel, il valait mieux que les propositions n’émanent plus directement de Mittag-Leffler. Cela n’empêche nullement, mais seulement moi je ne dois rien savoir là-dessus, que d’autres viennent aussi vous proposer. C’est au contraire très favorable si cela se fait.55endnote: 5 Malgré l’échec de la candidature Poincaré, la possibilité de lui décerner le prix Nobel restait ouverte. Arrhenius, rédacteur du rapport du comité pour l’année 1910, évoque les travaux de Poincaré dans le domaine de la Mécanique céleste et des fluides en rotation sous l’influence des forces de la gravitation. En 1911, Poincaré est proposé par Darboux (lettre du 25.09.1910), Galitzine (lettre du 25.01.1911), Chwolson (lettre du 23.01.1911), et Volterra (lettre du 25.01.1911), et en 1912, de nouveau par Darboux (lettre du 15.12.1911) et Volterra (lettre du 28.01.1912). Nous arriverons avec le temps. La minorité qui embrassait tous les honneurs de réelle valeur scientifique, était pourtant considérable.66endnote: 6 Dans une lettre adressée à Darboux le 25 février 1911, Mittag-Leffler évoque le “nombre joli de voix” obtenues par Poincaré lors du vote à l’Académie des Sciences de Suède en 1909.
Tout à vous avec vieille et fidèle amitié.
TLX 1p. IML 4972, Mittag-Leffler Archives, Djursholm.
Time-stamp: "14.10.2022 23:14"
Notes
- 1 Poincaré 1911b, 1912, 1911a.
- 2 Dans sa lettre adressée à König le 17 novembre 1910, Mittag-Leffler évoque la publication dans les Acta mathematica du rapport de Poincaré. “Sitôt que j’aurai le rapport de Poincaré, je le publierai et je ferai mon possible pour finir tout un tome jusqu’au printemps, un tome qui commencera avec notre décision ainsi que le rapport de Poincaré.” (IML)
- 3 Mittag-Leffler fait allusion à l’échec de la tentative de faire obtenir le prix Nobel de physique à Poincaré. Depuis plusieurs années, des propositions en faveur de Poincaré émanaient des milieux scientifiques français : en 1904, 2 propositions (Becquerel, Darboux), en 1906, 3 propositions (Becquerel, Darboux, Guye), en 1907, 2 propositions (Becquerel, Darboux), en 1909, 3 propositions (Darboux, Le Châtelier, Lippmann). En 1909, Mittag-Leffler considérait que les temps étaient mûrs pour réussir à convaincre la commission Nobel de donner le prix Nobel à un théoricien pur de la physique. Il organisa avec son efficacité coutumière la campagne en faveur de Poincaré. La proposition principale fut signée par Fredholm et Appell, tous deux professeurs de physique mathématique et par Darboux, alors secrétaire de l’Académie des Sciences. Les mathématiciens se firent discrets et la proposition ne faisait mention que des découvertes portant sur les équations différentielles de la physique mathématique. Toutes les précautions furent donc prises pour ne pas indisposer, ni effaroucher la majorité expérimentaliste du comité Nobel. Puis, Mittag-Leffler lança une campagne internationale qui permit de réunir autour de la proposition en faveur de Poincaré 34 signatures (Andoyer, Appell, Blaserna, Boussinesq, Bouty, Brioullin, Cabrera, Carlheim-Gyllensköld, Marie Curie, Darboux, De Castro Pulido, Duhem, Echegaray, Feliu, Fredholm, Gonzalez Marti, Himstedt, Janet, Khvol’son, Königsberger, Levy, Michel-Lévy, Lippmann, Lorentz, Love, Lozano, Marconi, Michelson, Painlevé, Ruiz-Castizo, Tanakadate, Velain, Volterra, Zeeman), soit le nombre le plus élevé, entre 1901 et 1930, de signatures en faveur d’une candidature. Volterra assura le succès de la proposition Poincaré en Italie. Il fait état de ses démarches dans une lettre confidentielle adressée à Mittag-Leffler le 10 janvier 1910: “Mon cher ami, Je vais vous renseigner sur ce qui s’est passé dans ces jours. M. Righi, après ce que je lui ai écrit et ce que je lui ai communiqué a compris l’opportunité de proposer M. Poincaré et il m’a fait savoir qu’il influera sur ses amis. Cela est bien nécessaire car j’ai vu ici M. de Marchi de Padoue et il m’a communiqué que les professeurs de Padoue étaient engagés directement avec M. Righi et ils vont suspendre l’envoi de leur rapport ayant reçu la lettre que vous m’avez prié de leur écrire de Stockholm. Ils désirent maintenant se mettre en rapport avec M. Righi avant de prendre toute décision. D’après ce que M. de Marchi m’a dit en partant aujourd’hui, je ne doute pas que les professeurs de Padoue proposeront M. Poincaré, mais il est bien probable qu’ils voudront aussi conserver la proposition de M. Righi. M. Blaserna, comme je vous ai écrit proposera M. Poincaré, mais étant engagé depuis l’année passée, il fera aussi la proposition des membres du Comité des Poids et Mesures. Je vois qu’il est impossible de faire une proposition collective, c’est pourquoi je n’attends pas à envoyer ma proposition de décerner le prix à M. Poincaré pour ses découvertes sur les équations différentielles de la Physique mathématiques. […].” (IML) Le soutien international est donc considérable. On peut constater néanmoins que les signatures anglo-saxonnes et allemandes n’émanent pas de physiciens réellement connus. Ainsi, Rutherford et Thomson refusent leur soutien pour des raisons tenant à la fois à la définition du champ de la physique et à la défense disciplinaire des intérêts des “vrais physiciens”. La candidature de Poincaré fut mise en échec par Röntgen, qui ayant appris qu’Angström était très malade, l’avait proposé pour ses travaux sur les radiations solaires. Arrhenius et son réseau s’empressèrent de soutenir cette candidature et lui adjoignirent pour des raisons réglementaires concernant l’interdiction des prix posthumes, celle de Van der Waals. Le comité Nobel, et l’Académie royale de Suède se prononcèrent en faveur de cette dernière candidature puisque Angström était décédé durant la période de présentation. Finalement, Van der Waals obtint le prix Nobel de Physique en 1910 pour ses travaux sur les équations des gaz et des liquides. Pour plus de détails, on peut consulter Crawford (1984a) et 1984b, 143–150.
- 4 Mittag-Leffler fait ici allusion à la nécessité d’atténuer les aspects mathématiques de la personnalité scientifique de Poincaré dans le cadre d’une candidature au prix Nobel de Physique. D’autre part, vu l’antagonisme de Mittag-Leffler et Arrhenius, membre influent du comité Nobel, il valait mieux que les propositions n’émanent plus directement de Mittag-Leffler.
- 5 Malgré l’échec de la candidature Poincaré, la possibilité de lui décerner le prix Nobel restait ouverte. Arrhenius, rédacteur du rapport du comité pour l’année 1910, évoque les travaux de Poincaré dans le domaine de la Mécanique céleste et des fluides en rotation sous l’influence des forces de la gravitation. En 1911, Poincaré est proposé par Darboux (lettre du 25.09.1910), Galitzine (lettre du 25.01.1911), Chwolson (lettre du 23.01.1911), et Volterra (lettre du 25.01.1911), et en 1912, de nouveau par Darboux (lettre du 15.12.1911) et Volterra (lettre du 28.01.1912).
- 6 Dans une lettre adressée à Darboux le 25 février 1911, Mittag-Leffler évoque le “nombre joli de voix” obtenues par Poincaré lors du vote à l’Académie des Sciences de Suède en 1909.
Références
- Le prix Nobel manqué de Henri Poincaré : définitions du champ de la physique au début du siècle. Bulletin de la Société française de physique 54, pp. 19–22. Cited by: endnote 3.
- The Beginnings of the Nobel Institution: the Science Prizes, 1901–1915. Cambridge University Press, Cambridge. Cited by: endnote 3.
- Rapport sur le prix Bolyai (décerné à M. David Hilbert). Rendiconti del Circolo matematico di Palermo 31, pp. 109–132. link1 Cited by: endnote 1.
- Rapport sur le prix Bolyai, 18/10/1910. Bulletin des sciences mathématiques 31, pp. 67–100. link1 Cited by: endnote 1.
- Rapport sur le prix Bolyai. Acta mathematica 35, pp. 2–28. link1 Cited by: endnote 1.